Lorsque surgit dans l’actualité une énième affaire de corruption, j’entends autour de moi la même question : pourquoi ? Pourquoi Rachida Dati, qui est soupçonnée d’avoir perçu 900 000 euros de la part de Renault alors qu’elle était députée européenne, se serait-elle par exemple lancée là-dedans alors qu’elle percevait déjà 7 000 euros par mois comme députée européenne (plus encore par la suite comme ministre) et que tous ses frais étaient payés par le contribuable ? Et les milliardaires qui ravagent la planète, vont-ils s’arrêter un jour ? N’y-a-t-il pas un niveau de revenu où l’on peut s’estimer bien à l’aise et ne pas en faire plus ? Peut-être vont-ils s’arrêter un jour, repus et satisfaits, non ? Beaucoup de gens n’arrivent pas à concevoir que l’on puisse vouloir accumuler les millions puisqu’eux peinent, dans une vie, à atteindre 2 000 euros par mois. Et s’imaginent donc qu’il serait possible de raisonner les riches, de les pousser à une certaine « sobriété heureuse » pour qu’ils arrêtent de nous voler en ravageant tout sur leur passage… Mais c’est peine perdue : l’accumulation infinie fait partie de l’ADN de la bourgeoisie sous le capitalisme. Voici pourquoi.
1 – La bourgeoisie, une classe sociale très inégalitaire où la jalousie et l’imitation règnent
Être riche ne fait pas automatiquement de vous un bourgeois. La richesse n’est que l’effet de l’appartenance à cette classe qui domine dans le système capitaliste et qui s’appelle la bourgeoisie. La classe bourgeoise est la classe dirigeante dans notre système capitaliste. Elle cumule direction du travail via les entreprises, direction de l’Etat et direction des médias. Cette classe sociale regroupe les personnes qui possèdent les moyens de production et leurs familles. C’est-à-dire, tous ceux qui ont du patrimoine financier et immobilier productif : posséder des logements que l’on loue à d’autres, et pas simplement posséder son propre logement. Mais aussi posséder un nombre d’actions conséquent qui nous donne une place dans les orientations stratégiques d’une ou plusieurs entreprises.
La bourgeoisie se reproduit à travers le temps. Naître dans la classe bourgeoise, c’est être assuré d’obtenir du pouvoir politique, économique ou médiatique. Dirigeants d’entreprise, hauts fonctionnaires, directrice et directeurs de maisons d’éditions et de journaux… mais aussi tous leurs ayants-droits, parents, enfants, amis, qui bénéficient du réseau et de l’entre-soi bourgeois.
Il ne suffit pas d’être riche pour être bourgeois : un joueur de foot rapidement enrichi ou un gagnant du loto ne font partie de cette classe qu’au prix de longs efforts d’intégration sociale, de placements financiers ou de changement de mode de pensée. Ils restent souvent toute leur vie des “nouveaux riches” aux yeux de la bourgeoisie. Ils sont moqués pour leur mauvais goût et leur mode de vie qui ne colle pas avec le raffinement supposé de la vraie bourgeoisie : les influenceurs enrichis sont la risée de tout le monde.
Il existe au sein de la bourgeoisie des écarts immenses de revenus et de patrimoine : c’est dans cette classe que les inégalités sont les plus fortes, vu le niveau de richesse que certains peuvent y avoir. Il suffit de regarder le classement annuel des 500 plus grandes fortunes de France, réalisé par le magazine Challenges, pour s’en rendre compte : entre les riches familles du top 10 et celles qui se situent en bas du classement, les écarts sont énormes, bien plus qu’entre vous et votre cousin au RSA.
C’est pourquoi les bourgeois n’ont souvent pas l’impression de l’être : ils connaissent toujours plus riche qu’eux. C’est ce qu’explique doctement l’avocate et héritière Sarah Saldmann à François Ruffin, dans le documentaire qu’il a réalisé avec Gilles Perret : “Moi je me considère comme classe moyenne”, explique-t-elle au milieu du film, avant d’égrainer les biens de luxe qu’elle rêverait de s’acheter. Ruffin lui répond qu’il trouve ses envies aberrantes. Mais il sait sans doute que la consommation, à partir d’un certain niveau de richesse, ce n’est pas seulement la recherche de l’utilité d’un objet, mais bien de sa valeur sociale. Dans une classe très inégalitaire, il est nécessaire de se distinguer, de mettre en scène sa réussite et sa richesse. C’est ce qu’on appelle la consommation ostentatoire. Le créateur de ce concept est le sociologue américain Thorstein Veblen qui, à la toute fin du XIXe siècle, a analysé le comportement de la bourgeoisie états-unienne. Selon lui, la distinction vis-à-vis des classes inférieures est une obsession de la classe dominante, qui cherche, à travers l’argent et la consommation ostentatoire qui en découle, à prouver sa supériorité et rechercher l’estime de ses pairs.
Le problème, c’est que cette volonté de distinction ne s’arrête pas à la frontière de la bourgeoisie. Sous ce groupe dominant, il existe un groupe intermédiaire qui a pour fonction, dans le capitalisme, d’assurer la courroie de transmission entre la richesse des actionnaires et un environnement favorable au maintien de leur règne. Organisation du travail, climat idéologique, contexte politique et législatif sont des domaines qui nécessitent un personnel fidèle à la classe dominante. Ce personnel, nous l’appelons sous-bourgeoisie, mais d’autres le nomment “classe intermédiaire” ou, comme le sociologue libertaire Alain Bihr, “classe d’encadrement capitaliste”. Cette classe joue un rôle essentiel de mise en ordre de la société pour la bourgeoisie. Et pour cela, elle est rétribuée : les DRH, directeurs financiers, grands consultants, célèbres avocats, éditorialistes, grands journalistes qui, chaque jour, organisent la société en faveur du règne bourgeois ont le droit à d’importants niveaux de revenus. Ils subissent alors pleinement l’effet d’envie et d’imitation de la classe qui les domine : eux aussi veulent pouvoir montrer qu’ils se distinguent des classes laborieuses.
À la fin du XXe siècle, le sociologue français Pierre Bourdieu est venu compléter l’approche de Veblen en montrant que ce souci permanent de distinction sociale ne traduisait pas que l’accumulation de richesses pécuniaires. Des éléments de distinction culturelle sont également à prendre en compte, car une fraction culturelle de la bourgeoisie préfère mettre en scène son bon goût, son sens esthétique et sa soif de connaissance, et non sa réussite financière. Mais le bon goût a un prix : voyager, s’acheter des livres d’art, faire de longues études coûte cher, de telle sorte qu’on ne peut pas dire que la fraction à dominante culturelle de la bourgeoisie ne s’intéresse pas à l’argent. Ce n’est simplement pas ce qu’elle préfère mettre en scène.
2 – Dans la bourgeoisie, le niveau de revenu définit sa propre valeur au sein du groupe
Je me souviens d’un débat auquel j’avais assisté entre deux retraités de la classe moyenne, qui disaient, comme beaucoup, que les politiques étaient trop payés et que cela les rendait “hors-sol” et un cadre sup du secteur pétrolier que nous appellerons Thierry. Thierry défendait non seulement la forte rémunération des ministres et députés (10 692€ net pour les premiers, 5 957 pour les seconds, ce qui les classent parmi les 5% les plus riches selon l’Observatoire des inégalités) mais il l’estimait insuffisante, à la grande surprise de ses interlocuteurs. Son argument choc : “non mais enfin, on veut pas non plus être dirigé par des tocards !”. Cette phrase est révélatrice à bien des égards. Thierry, d’origine modeste, était arrivé à un moment de sa carrière où il admirait et enviait ses supérieurs hiérarchiques et avait pleinement intégré la pensée de la bourgeoisie. L’idée selon laquelle le niveau de revenu reflétait la compétence et l’utilité s’imposait à lui avec la force de l’évidence.
Pourtant, rien ne prouve que les mieux payés soient les plus utiles. C’est plutôt l’inverse qui semble s’imposer : les personnes qui rendent la subsistance du reste de la société possible sont parmi les moins payés. Ceux qui gagnent beaucoup les dirigent mais seraient incapables de faire leur travail à leur place en cas de nécessité. Les bourgeois et leurs satellites sont les mieux payés uniquement parce qu’ils dirigent la société et qu’ils en fixent les règles, pas parce que leur utilité est avérée. Dans sa Théorie de la classe de loisir, Veblen montre bien que la propriété est venue remplacer, dans les sociétés modernes, la vaillance ou les “exploits” dans les sociétés primitives. La propriété vous donne un pouvoir magique, celui d’obtenir l’estime du groupe. La richesse est le signe de votre mérite et de votre supériorité morale sur le reste du groupe, et ce, qu’importe la provenance de votre fortune. Les ultra riches sont, en France, ultra majoritairement des héritiers, et pourtant ils sont auréolés de gloire, dans le discours bourgeois, sans n’avoir rien fait de remarquable de leur vie privilégiée. Mais cet argument ne porte pas, dans leur univers : car pour eux, avoir de l’argent, c’est remarquable en soi.
La “valeur travail” n’est qu’un discours destiné aux classes laborieuses, qui doivent l’intégrer et travailler le plus possible, y compris gratuitement, comme les allocataires du RSA dans certains départements. Mais la bourgeoisie, elle, adhère seulement à la “valeur argent” : il faut qu’elle soit riche et qu’elle le montre, et qu’importe la provenance de sa fortune. Si elle en est pourvue, elle fait partie des grands.
En 2009, la gauche culturelle multipliait les critiques sur le style “bling bling” du président Nicolas Sarkozy, qui arborait des montres de luxe et faisait acheter au pays un avion présidentiel plus gros car il était agacé par la taille de l’Air Force One états-unien. Son style était jugé “vulgaire”, pas assez en adéquation avec la sobriété et l’élégance des présidents précédents – pourtant tout aussi riches et bourgeois. Le publicitaire Jacques Séguéla l’a défendu en ses termes devenus depuis célèbres : “Si à 50 ans on n’a pas une Rolex, c’est qu’on a quand même raté sa vie« . Les montres de la marque Rolex coûtent entre 5 000 et 35 000 euros. Cette phrase a suscité un tollé. Mais que l’on se rassure, Séguéla parlait d’abord pour les membres de sa classe sociale, dont il attend qu’ils mettent en scène leur richesse. Pour les classes laborieuses, ses exigences sont nettement différentes puisqu’il remarquait, trois ans plus tard : “le salaire moyen d’un Chinois est 10 % du smic et ils sont heureux (…) Que des Chinois qui gagnent dix fois moins que nous trouvent le plaisir du travail, aient envie de bouger, ça devrait nous donner envie de grandir. C’est ça qui nous manque (..) On est assistés.” Ici, le “nous” n’est plus le même que le “on” de la Rolex à 50 ans. C’est un “nous” réservé aux salariés, qui devraient se contenter de peu, tandis que le “on” s’adresse aux riches comme lui.
La Rolex est l’un des symboles de l’entrée dans la classe bourgeoise ou du moins son univers. C’est quelque chose que nous autres avons du mal à comprendre : notre consommation repose sur des considérations utilitaires ou au moins esthétiques : nous savons qu’il existe des belles choses, au delà des choses “pratiques”, qu’une nappe c’est plus joli qu’une toile cirée même si cela se nettoie mieux. Qu’un beau parquet a plus de cachet que du lino, mais que c’est l’enfer si votre chien vomit dessus. Mais dépenser des milliers d’euros pour une montre semble fou pour la plupart des gens. Or, d’un point de vue du désir de distinction et d’appartenance des bourgeois, cet achat a hélas un sens.
Dans une séquence vidéo particulièrement gênante, l’influenceur GMK, un trentenaire héritier d’une grande fortune et passionné d’automobile de luxe, offre une Rolex au Youtuber Inoxtag, jeune homme d’origine modeste devenu en quelques années riche et célèbre. L’épisode ressemble à un rituel de passage : soit disant pour le féliciter pour son ascension de l’Everest, GMK offre, de façon très paternaliste, ce symbole de la consommation ostentatoire et d’appartenance à la société bourgeoise à son ami. Lequel est de toute évidence très gêné et ne met pas particulièrement en valeur la montre : il ne la porte pas et dit “en dehors du cadeau, ton simple soutien m’a fait du bien”. Inoxtag a été très critiqué après cette séquence. Lui qui prônait, dans son documentaire Inoxtag, le détachement de la consommation de masse et le primat des valeurs humaines sur l’argent, se retrouve pris dans un rituel de consommation bourgeoise des plus classiques.
L’entrée dans la bourgeoisie et l’appréhension de son rapport à l’argent nécessite un apprentissage. Après des années à considérer l’argent comme un moyen et non comme une fin, les gens qui deviennent riches d’un coup, par exemple en gagnant au Loto, sont déphasés : que faire de tout cet argent ? Comment agir vis-à-vis de ses proches ? Que s’acheter ? Pour apprendre aux gens à avoir un usage bourgeois de l’argent – en le plaçant et en l’accumulant – la Française des Jeux organise des formations, avec des gestionnaires de fortunes, pour acclimater les gagnants à cette nouvelle vie où l’argent n’est plus un problème. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’a plus d’importance : bien au contraire.
3 – Plus on en a, plus en on veut : pourquoi ils ne s’arrêteront pas tout seul
La rémunération élevée des ministres et des députés est souvent décrite comme une garantie contre la corruption. C’est la justification qui est la plus souvent donnée par les premiers intéressés : puisque les représentants de la Nation sont bien payés, ils ne devraient pas avoir la tentation de chercher un enrichissement personnel. Empiriquement, ce n’est pas du tout ce qui se produit : en 2019, les journalistes de France Inter montraient l’ampleur des abus commis par les députés et sénateurs, notamment dans leur utilisation de leur enveloppe de frais professionnels. Il semble que l’indemnité de base ne leur suffisent pas et qu’ils se payent régulièrement des extra sans avoir à les justifier, malgré une timide réforme de “moralisation de la vie publique” votée au début du premier quinquennat d’Emmanuel Macron. Ce titre est bien symptomatique de l’erreur d’analyse qui est faite quand on parle de ces questions de corruption et d’enrichissement abusif : ce n’est pas la morale qui est en jeu, mais le système social dans lequel les individus sont pris.
Quand on se met à gagner beaucoup d’argent, de l’argent qui nous permet d’aller au-delà de la satisfaction de nos besoins vitaux, de nouveaux besoins se créent très vite. L’entrée dans ce nouveau monde où les besoins quotidiens vitaux ne sont plus en jeu vous projette dans ce système social où l’argent et ce qu’il vous permet d’acheter prouve votre valeur aux yeux des autres. Veblen, encore lui, le résume assez bien : “Si l’aiguillon de l’accumulation était le besoin de moyens de subsistance ou de confort physique, alors on pourrait concevoir que les progrès de l’industrie satisfassent peu ou prou les besoins collectifs ; mais du fait que la lutte est en réalité une course à l’estime, il n’est pas d’aboutissement possible.”
Payer davantage des gens ne les protège donc pas de la corruption : bien au contraire, cela les y expose fortement et indéfiniment. Pas parce qu’elles deviennent des “mauvaises” personnes, mais parce qu’elles prennent part à ce jeu où l’argent devient une fin en soi. Plus l’on paye nos élus, plus ils sont corruptibles, plus leur rapport à l’argent change et s’éloigne de celui que la majorité de la population – les classes laborieuses – entretient avec cette ressource.
Le système capitaliste est à l’origine de l’existence de la classe bourgeoise et, en retour, a besoin de l’appétit illimité de cette classe pour survivre. Le dynamisme du secteur du luxe, qui propulse certaines riches familles françaises en haut du classement, à commencer par celle de Bernard Arnault, en est la preuve : la consommation ostentatoire de la bourgeoisie et l’attrait et l’envie qu’elle suscite chez ses classes satellites est un moteur de l’économie, notamment française. C’est d’ailleurs le destin que notre classe politique prépare pour nous, en France : être le pays du luxe, du raffinement, de l’immobilier de cachet et de prestige, nous mettre au service d’une classe capitaliste qui peut compter sur “l’authenticité” et le “charme” qu’une industrie touristique haut de gamme prépare pour elle. La transformation de la ville de Paris comme terrain de jeu pour ostentation bourgeoise en est la preuve.
Vont-ils s’arrêter un jour ? Telle est la question qu’on peut se poser face à l’accumulation de richesse et de biens que mènent inlassablement les grands milliardaires. Combien de temps vont encore durer leurs achats de yachts toujours plus immenses, leurs voyages touristiques en fusée, leur exploration de l’épave du Titanic (ah non ça ils peuvent continuer) ? Ces actions seraient anecdotiques si elles n’avaient pas pour conséquence mécanique de tirer vers le haut l’appât de gain et de bien des millionnaires, qui suscitent l’admiration et l’envie de la bourgeoisie. Combien de temps ce cinéma va-t-il durer, alors que la planète étouffe et que le changement climatique noie des villes entières ?
Pour montrer qu’une solution pacifique et consensuelle est possible, la bourgeoisie et les médias mainstream aiment mettre en scène les gestes de quelques grandes fortunes aux envies éthiques et écologiques. Yvon Chouinard, fondateur et propriétaire de l’entreprise de vêtement sportif Patagonia, championne du greenwashing et des slogans écolos d’entreprise, a fait ainsi la Une en “léguant son entreprise à la planète”. En attribuant toute une partie des dividendes à une ONG, la famille Chouinard est apparue comme vertueuse et désintéressée, et a permis, selon Les Echos, de rendre compatible profits et écologie. Tous les médias français ont salué ce grand geste. Pourtant, le média d’analyse financière américain Bloomberg est venu rappeler que cette sympathique opération avait permis d’éviter près de 700 millions d’impôts à la famille et qu’elle conservait, grâce à ce modèle, le contrôle de ces fonds. Le rapport à l’argent de la famille Chouinard ne diffère pas du reste de la bourgeoisie mondiale : ils se sont simplement distingués d’une autre manière, par la vertu écologiste habilement mise en scène.
Nettement plus radicale est le geste de Marlene Engelhorn, héritière du groupe allemand BASF, qui a décidé de renoncer à son immense héritage. Mais plutôt que de décider soi-même de son attribution, elle a mis en place une convention citoyenne pour décider de l’attribution des fonds. Dans un livre publié en français récemment, L’Argent, elle prône une taxation à 90% et critique la philanthropie, qui n’est qu’un outil de plus de consommation ostentatoire pour les riches, selon elle. À nos confrères de Basta!, elle donne cette définition de ce qu’elle nomme la richesse excessive : « C’est une richesse dont on n’a pas besoin pour avoir une vie confortable, mais qui devient un instrument de pouvoir”.
Il est difficile de distinguer la richesse qui permet d’avoir une vie confortable – ce confort étant défini par des normes sociales propres à un milieu – et la richesse comme instrument de pouvoir. Comme beaucoup, Engelhorn se borne à la question de la taxation a posteriori des fortunes, sans s’intéresser beaucoup à leur constitution originelle. Or, la fortune des riches ne sort pas de nulle part : elle naît et prospère grâce à l’exploitation du travail des gens et de leurs besoins (logement, ressources énergétiques, etc). Tant que l’on ne mettra pas ce processus à l’arrêt, il y aura toujours des grandes fortunes et ces grandes fortunes auront toujours les moyens de freiner les processus de redistribution par la taxation. Car hélas, il n’y aura jamais assez de Marlene Engelhorn dans ses rangs. Intoxiquée à la valeur argent dès sa naissance, la grande bourgeoisie n’est pas disposée à renoncer seule à celle-ci. Et encore moins à en contester la provenance.
4 – Pourquoi la fin du règne de l’argent rendrait nos vies plus intéressantes
Qu’est-ce qui pourrait stopper ces dynamiques d’appétit financier infini ? D’abord, plutôt que de se contenter de la taxer – une fois que les dégâts sont faits – il faut mettre fin au système qui permet cette accumulation qualifiée à tort par Engelhorn, et tant d’autres, “d’excessive”. Elle n’a en fait rien d’excessif : elle est normale, c’est-à-dire conforme au fonctionnement du capitalisme. L’exploitation du travail fonctionne de la manière suivante : sous forme de salaire, je reçois une part des richesses que j’ai produite pour financer ma vie quotidienne et donc, disait Karl Marx, reconstituer ma force de travail. Le salaire, c’est ce qui me permet de survivre, mais pas (ou peu) de m’enrichir. D’ailleurs on le voit bien : ceux qui, parmi la population générale, tentent à tout prix de s’enrichir, tentent plutôt l’investissement immobilier pour se faire des petites rentes, c’est plus efficace que de travailler plus.
La part de la richesse produite par notre travail qui revient au capital, sous forme de profit, permet quant à elle d’enrichir les propriétaires. Elle seule permet la véritable accumulation de richesse sur le temps long : car c’est de l’argent “en bonus”, placé par des gens dont le travail – quand ils en ont un – n’est pas la principale source de revenu. Mais ils ne peuvent pas s’en contenter, qu’ils le veuillent ou non. Car dans le capitalisme, les entreprises doivent toujours grandir pour survivre. Elles cherchent constamment à faire du profit, et pour cela, elles doivent vendre de plus en plus, trouver de nouveaux marchés, et réinvestir leurs gains. Si elles cessent de croître, elles risquent de perdre face à leurs concurrents ou de ne plus être rentables. C’est ce qui pousse les capitalistes, en raison du système même auquel ils participent, à chercher toujours plus de profit et une expansion sans fin.
Si l’on veut stopper l’accumulation de richesse, il faut mettre fin à la division entre capital et travail et faire en sorte que la richesse produite par le travail aille à celles et ceux qui travaillent (sous forme directe ou indirecte, via des ressources collectives comme la Sécurité sociale ou les services publics). Et revoir au passage les inégalités de rémunération qui ont leur importance sous le système capitaliste car elles permettent de valoriser les postes clefs de la classe intermédiaire – cadres sup, grands intellectuels, éditorialistes, bref, ceux qui font tenir le système de domination et dont les services ne seront plus requis.
Mais on pourrait estimer qu’une fois le système capitaliste abattu, les envies de distinction – dont des auteurs comme Veblen montrent qu’elles sont aussi anciennes que l’humanité – pourront resurgir. Que les individus chercheront toujours par l’argent et la consommation la reconnaissance de leurs pairs, la distinction vis-à-vis des autres, la conviction d’avoir une vie exceptionnelle… Tout d’abord, rien n’est moins sûr : quand, dans sa vie, l’argent est une fin avant d’être un moyen, on sait que d’autres choses incroyables nous font vibrer. L’amour, l’amitié, la découverte, l’entraide ou l’art produisent des émotions et des sentiments d’être au monde parfois incroyablement plus forts que la satisfaction éphémère de la consommation ostentatoire. Si toute une partie de la population non-bourgeoise pense souvent à l’argent, c’est parce qu’elle en manque : l’argent comme moyen étant limité, toute sa vie est entravée. Pour certains, c’est leur survie même qui est en jeu. Le jeu de l’argent comme valeur n’appartient qu’à une petite minorité riche. On pourrait le lui retirer sans rendre l’expérience humaine moins riche et diverse.
Dans un groupe où les gens gagnent la même chose, la distinction par l’argent n’existe plus. Ça ne retire pas le besoin d’estime, de reconnaissance, la jalousie, l’envie ou l’admiration. Mais au moins, ces émotions humaines ne détruisent pas l’expérience vitale de tous au profit de celle, toujours plus absurde et anti-écologique, de quelques-uns.
Nicolas Framont
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