Il arrive régulièrement qu’un film devienne un totem de la bourgeoisie culturelle, et de ce fait paraisse devenir intouchable, toute critique suscitant des réactions extrêmement vives de cette dernière : The Substance, prix du scénario à Cannes, de Coralie Fargeat est de ceux-là. Qu’un film à la prétention critique produise un tel consensus, y compris de la part de celles et ceux qu’il devrait heurter, devrait par réflexe susciter une interrogation, bien que sans a priori. De notre côté, nous n’avons pas bien aimé The Substance, malgré des qualités certaines par ailleurs, et nous vous expliquons pourquoi.
Le cinéma de genre : du mépris à la hype bourgeoise
The Substance fait partie des films que j’avais envie d’aimer. Je suis plutôt le public. J’avais beaucoup aimé les extraits, qui me rappelaient Antiviral de Brandon Cronenberg que j’avais adoré à l’époque, j’ai vu et vois presque tout ce qui se fait dans le sous-genre du body horror (un sous-genre de l’horreur qui explore la transformation, la mutilation ou la détérioration du corps humain), je tiens Grave (2017) de Julia Ducournau pour un de mes films préférés – cette nouvelle vague du cinéma de genre français, dans lequel s’inscrit Coralie Fargeat, ayant globalement émergé à partir de ce film-là.
J’avais tout de même aussi un point de méfiance. J’avais, en effet, très peu apprécié Revenge (2017) pour des raisons assez similaires à The Substance, à savoir un film qui prétendait subvertir le genre douteux du rape and revenge (un sous-genre où l’intrigue tourne autour d’une victime de viol qui cherche à se venger de ses agresseurs) d’un point de vue féministe, mais qui m’avait semblé échouer à ne pas reproduire la représentation dominante du viol au cinéma, bien éloignée de ses manifestations majoritaires dans le réel (inceste, viols conjuguaux, viols dans le cercle proche etc.). Dans une critique pour Slate au titre explicite, Revenge Tries to Elevate the Rape-Revenge Movie, But Is the Genre Worth Saving? (“Revenge tente d’élever le genre du film de rape and revenge, mais ce genre mérite-t-il d’être sauvé ?”), Lena Wilson développait ce point : “bien que le film fasse un effort courageux pour subvertir une formule sexiste en s’entourant de codes du cinéma d’art et d’essai français et de l’ “empowering” féminin, il succombe finalement à ses racines d’exploitation.”
Jusqu’à assez récemment, la cinéphilie bourgeoise méprisait le cinéma de genre, considéré comme un produit “commercial”, “bête”, sans prétention artistique, réservé aux geeks et aux ados attardés. Concrètement ce dernier était considéré comme appartenant au “divertissement de masse” par opposition au “cinéma d’art”, et était largement absent des grands festivals et des palmarès critiques. Cela a bien changé au cours des dernières années, notamment du fait de la ré-émergence d’un cinéma d’horreur intello-branchouille dont le distributeur A24 pourrait être l’incarnation.
Pour autant, nombreuses et nombreux sont celles et ceux qui continuent de découvrir leurs premiers films d’horreur ou de body horror. C’est un point à prendre en compte car certains spectateurs sont parfois sensibles aux plaisirs offerts par le cinéma d’horreur qu’ils découvrent : l’adrénaline, l’angoisse, la radicalité formelle, la déformation des corps, les effets spéciaux… Ils en concluent que cela est novateur mais ne se réfèrent qu’à leur propre référentiel limité par les a priori. Pour s’autoriser à aimer un film d’horreur, ces gens ont besoin que le film ait été préalablement validé institutionnellement et tienne un propos qui puisse le légitimer. C’est bien triste.
Que ça soit dans sa construction, dans son esthétique clinique, dans son jeu avec les corps difformes, ou même dans ses clins d’oeil vides à d’autres films, artifices typiques du cinéma post-moderne (mais particulièrement grossiers ici), The Substance ne propose pas de réelles innovations formelles. Notre avis est qu’il faut être bien peu exigeant et bien peu aimer le cinéma de genre pour se réjouir de références lourdingues, et in fine méprisantes, à Shining qui se retrouve résumé à une moquette, et Carrie à un jet de sang final…
Quand un propos est contredit par les effets produits par les images
Nos avis ciné sont-ils “trop politiques” ? C’est quelque chose qui nous a souvent été reproché en réaction à nos articles. Précisons d’emblée que la caractérisation politique d’un film ne vaut pas détestation d’un film.
Rassurez-vous, nous ne voyons pas tous les films sous un prisme politique comme des horribles pisse-froid. Mais nous ne sommes pas un magazine culturel et nous ne faisons pas de la critique cinéma, auquel cas nous traiterions les films sous une autre approche.
Quand je parle de bourgeois gaze, je ne dis pas si un film est bon ou mauvais, là n’est pas la question à ce moment précis, de la même façon que quelqu’un qui qualifierait, à raison, les films de Martin Scorsese de male gaze (qui désigne la manière dont les femmes sont souvent filmées ou représentées dans les médias du point de vue masculin) ne dirait pas pour autant qu’il s’agit de “mauvais films”. Tout au plus il s’agit d’un constat macro que la prédominance du regard masculin et du regard bourgeois nous prive d’autres subjectivités.
Ensuite, certains films portent à une lecture politique, en particulier ceux qui y prétendent ouvertement, comme c’est le cas de The Substance, auquel cas il semble légitime de les analyser, entre autre, par ce prisme, et ce jusqu’à leur réception.
Nous avons bien compris le propos du film : The Substance est une condamnation des injonctions à se plier aux canons de beauté dominants, adressés en particulier aux femmes, et une critique de l’âgisme (la discrimination ou les préjugés envers les personnes en fonction de leur âge) qui considère les femmes passées un certain âge comme “trop vieilles”. Ce propos est ancré dans le réel puisque Demi Moore, qui joue dans le film, l’a elle-même vécu en voyant ses opportunités de carrière diminuer à mesure qu’elle vieillissait, la contraignant à recourir à la chirurgie esthétique. Ces injonctions sont effectivement le fruit d’une société patriarcale, incarnée dans le film par des patrons et actionnaires grossiers.
Le propos du film est limpide et il semble difficile de passer à côté. Le questionnement que nous proposons ne porte pas directement sur ce propos mais bien sur la mise en scène : est-ce que les images et les scènes produites dans le film réussissent réellement leur exercice de subversion ?
Cette interrogation n’est pas réservée à un film au propos féministe réalisé par une femme. Nous l’adressons à plein d’autres films ou séries :
- 1917 de Sam Mendes, qui suit deux soldats pendant la Première Guerre mondiale devant traverser de nombreux dangers pour délivrer un message crucial et qui se donne l’apparence d’un seul plan-séquence (une scène filmée en une seule prise continue), prétend rendre hommage aux soldats de 1914-1918 et être un anti-film de guerre. L’est-il réellement en spectacularisant à ce point une guerre qui fut particulièrement anti-spectaculaire ?
- Fight Club de David Fincher, dans lequel un homme (joué par Edward Norton) rencontre Tyler Durden (Brad Pitt) après une crise existentielle, et fonde un club de combat secret, est-il un manifeste efficace alors qu’il a inondé l’imaginaire fasciste, masculiniste et incel européen pendant des années ?
- Les Misérables de Ladj Ly est-il un film sur la banlieue ou une véritable critique de l’institution policière alors que le film suit le point de vue de trois agents de la BAC ? Que la bavure autour de laquelle tourne le long-métrage est filmée du point de vue d’un policier noir en situation de stress inouï ?
- American History X raconte l’histoire de Derek, un néo-nazi qui, après un séjour en prison, tente de reprendre sa vie en main et de sauver son frère du même chemin. Si l’on imagine bien que le film prétend “dénoncer le néo-nazime”, parvient-il réellement à casser l’imagerie virile de l’extrême droite néo-nazie ou joue-t-il, au contraire, sur une fascination aussi douteuse qu’éloignée du réel ? (Attention spoiler) Peut-on avoir un rapport interrogatif sur la fin dans laquelle, après un parcours de “rédemption”, le skinhead incarné par Edward Norton voit son frère se faire assassiner par un étudiant noir, semblant (dans le meilleur des cas…) mettre en miroir deux violences égales qui se feraient face ?
- La surabondance de scènes de femmes suppliciées, torturées, violées, dans la série The Handmaid’s Tale ne pose t’il pas le problème de la spectacularisation des violences contre les femmes ? Voir à ce sujet l’article d’Anaïs Bordages et Marie Telling “The Handmaid’s Tale ne peut plus prétendre être une série féministe”.
Vis-à-vis de cet angle critique, des parallèles ont été faits avec Starship Troopers de Paul Verhoeven ou à Matrix 4 des sœurs Wachowski, deux films que, par ailleurs, j’aime énormément. Sous-entendu : se demander si The Substance ne reproduirait pas l’esthétique et le propos qu’il prétend dénoncer, ce serait passer à côté du fait que cette reproduction est délibérée, dans une intention satirique, quasi-parodique. Bref, ce serait prendre le film au premier degré et donc passer à côté de son message.
Il nous semble que cette comparaison n’est pas valable.
Starship Troopers, un film de science-fiction dans lequel une armée de jeunes soldats combat une race extraterrestre insectoïde, semble véhiculer un discours fasciste. Paul Verhoeven, pour son passage à Hollywood, réussit à démontrer qu’il était possible de produire un blockbuster portant un tel message, tout en faisant en sorte que celui-ci passe largement inaperçu par le grand public. Une partie de la critique de l’époque avait effectivement pris le film au premier degré et l’avait perçu comme “nazi”.
Matrix 4 est un manifeste contre la dépossession des artistes par les studios, contre la franchisation à outrance, contre les producteurs mêmes du film. C’est un sabotage brillant car en plus d’offrir un excellent film, les sœurs Wachowski ont réussi à faire perdre énormément d’argent à Warner Bros tout en rendant très compliqué la reprise de la saga sans elles.
Pour être comparable, il faudrait donc que The Substance soit un film en apparence sexiste qui ferait, insidieusement, passer un message féministe. Nous ne le croyons pas. Tout simplement parce que le message “féministe” est tout à fait explicite, matraqué, incontournable.
Il n’invite pas non plus à une lecture second degré qui serait une critique méta du dispositif, c’est-à-dire ici une critique du féminisme blanc, bourgeois et marchandisé.
Il me semble que c’est avec Barbie de Greta Gerwig que la comparaison serait la plus judicieuse, c’est-à-dire une marchandisation du discours critique, évidemment limité à son versant le plus modéré, les outrances de la mise en scène venant masquer un propos en réalité assez timoré.
Soyons plus concrets. Dans The Substance, le personnage principal, Elisabeth Sparkles, est dédoublé suite à la prise d’une substance. Elle dispose alors de deux enveloppes charnelles, l’une qui est la sienne originelle (celle d’une femme d’une cinquantaine d’années), l’autre qui est une version rajeunie d’elle même. Elle doit utiliser ces corps de manière alternée une semaine sur l’autre. Si celle-ci ne respecte pas les règles et reste plus longtemps dans son corps jeune, c’est son corps âgé qui en paiera les conséquences avec un vieillissement/pourrissement accéléré – ce qui, évidemment et sans surprise, se produit.
Premier questionnement donc. Produire des images qui rendent la vieillesse absolument terrifiante, car incarnée, non pas par Demi Moore, mais sous une version monstrueuse de Demi Moore, n’est-ce pas une manière ambiguë de casser l’idée que la vieillesse serait terrifiante ? Est-ce efficace ?
Pour Autostraddle, Drew Burnett Gregory pointait ce qui pour elle posait ici problème : “Le problème de ce simple féminisme, outre son ennui, est que le film mine sa propre perspective. Les quinquagénaires qui ressemblent à Demi Moore sont célébrés, mais le film trouve une grande partie de son horreur dans le grotesque de corps encore plus âgés.”
Pour montrer l’injonction à se plier aux canons de beauté et la sursexualisation des jeunes femmes, le corps de Margaret Qualley, qui incarne la version “jeune” d’Elisabeth Sparkles, est sexualisé à outrance, lors de longues scènes clipesques faits de gros plans sur son postérieur. Par ailleurs, du fait de son physique correspondant aux canons de beauté dominants, la jeune Elisabeth Sparkles est montrée comme ayant une ascension professionnelle fulgurante et disposant d’un pouvoir sur les hommes (pouvant tenir en respect son voisin agressif du seul fait de son physique).
Deuxième questionnement. Produire des images qui sur-sexualisent Margaret Qualley n’est-elle pas une méthode ambiguë pour lutter contre l’hyper-sexualisation des jeunes femmes ? Est-on sûr qu’accepter la sur-sexualisation est une condition suffisante pour réussir dans un milieu professionnel masculin ? Est-ce que reproduire, même de manière subversive, ces représentations est une manière efficace de les questionner ?
Eileen Jones, pour le magazine de gauche Jacobin a, quant à elle, tranché cette question : “Il y a tellement de gros plans de ses fesses qui tournent, grincent et pivotent (…) que la frontière entre l’exploitation sauvage et la critique féministe du « regard masculin » voyeuriste s’effondre complètement.” Hoai-Tran Bui (The Substance is Style Over… Well, You Know) va dans le même sens : “Mais malgré toutes ses diatribes féministes, The Substance reste un film composé à 80 % de gros plans extrêmes sur les fesses de Margaret Qualley.”
Anora de Sean Baker, palme d’or à Cannes, qui a interrogé sur son male gaze et la sexualisation de son actrice, montrait une réalité différente : Anora tente d’utiliser l’hypersexualisation dans laquelle la société patriarcale l’a placée pour s’élever socialement et matériellement. Toutefois celle-ci est brutalement ramenée à sa condition sociale, prolétaire, qui s’ajoute à sa condition féminine. Mais dans The Substance, les questions de classe sont absentes.
Katarina Docalovich revenait, elle aussi, sur ces questionnements dans sa critique intitulée The Substance‘s Stale Satire Offers a Clumsy Feminist Critique (La satire obsolète de The Substance propose une critique féministe maladroite) : “En adhérant pleinement à cette dichotomie selon laquelle « vieux équivaut à laid » et « jeune équivaut à sexy », et « sexy équivaut à digne de respect », sans offrir la moindre critique du patriarcat, The Substance perd toute crédibilité féministe dans son message global.”
Le film est toutefois très clair sur qui est coupable de ces injonctions : ce sont les patrons et les actionnaires, qui incarnent la société patriarcale. Ceux-là sont présentés de manière clownesque.
Troisième questionnement. Produire des images qui incarnent le capital sous forme de personnes viles et grasses aide-t-il à aller plus loin qu’une critique morale et individuelle du capitalisme ? N’est-il pas rassurant pour le spectateur homme de voir l’expression patriarcale limitée à quelques actionnaires, qui ne sont par définition pas lui ? Est-ce que cette vision d’une injonction totalement verticale (même si assimilée par celles qui en sont victimes), auquel échappe d’ailleurs un ancien camarade de classe d’Elisabeth Sparkles, énamouré d’elle et de son âge, rend compte avec subtilité de ce mécanisme ?
Vous le comprenez : nous craignons qu’à trop reprendre les poncifs et images de l’esthétique dominante, même en ayant l’intention de les subvertir, cela ne permette, ce qui est une spécialité du capitalisme patriarcal, une récupération de la critique ainsi vidée de… sa substance. Hannah Strong pour Little White Lies écrivait dans sa critique du film que “si l’intention de Fargeat est de rendre le public complice, elle reproduit l’histoire de l’exploitation horrifique du corps des femmes plutôt que de la subvertir.”
Le propos de The Substance est-il percutant et dérangeant ?
The Substance est donc un film sous forme de satire sur les injonctions patriarcales sur les corps des femmes.
S’il est légitime d’être méfiant d’une analyse d’un point de vue masculin d’un film féministe, cela doit-il aussi s’appliquer lorsque la critique est positive ? Dans le cas de The Substance, que faire de tous les hommes réjouis, visiblement la majorité, par le film ? Pourquoi leurs critiques largement positives ne sont-elles pas, elles aussi, interrogées ? Comment se fait-il que le film ait si peu posé problème au point qu’un pauvre fil twitter qui le critiquait ait pu cristalliser toutes les attentes de dissensus qu’il promettait ? Il est toute de même rare qu’un objet culturel féministe ne crée à ce point aucun réflexe défensif. Les hommes habitués au male gaze ont-ils réellement été si mal à l’aise devant l’érotisation du corps déjà habituellement érotisé, dans d’autres films, de Margaret Qualley ? Ont-ils vraiment questionné leur regard ? Ils ont en tout cas eu, en défendant bec et ongle ce film, l’occasion d’un virtue signaling féministe à très très peu de frais. C’est pourquoi Claudia Puig déclarait pour le podcast LAist que “cela fait partie de la catégorie des films que les hommes aiment qualifier de féministes.”
Nous avions déjà noté ce point sur d’autres thèmes. La bourgeoisie se trouve très à l’aise devant des films présentant les prolos de manière misérabiliste (Nomadland) – ce qui doit questionner leur impact politique réel – ils le sont en revanche beaucoup moins quand c’est leur grossièreté qui est montrée (Triangle of Sadness).
Si cette analyse est évidemment située, le point de vue du film l’est aussi. Le point de vue The Substance est effectivement féminin et à fortiori féministe. Mais d’un féminisme qu’il faut aussi qualifier : bourgeois, blanc et marchand. Celui-là même qui prétend toujours à l’universalité en prenant sa condition comme généralité et participant donc à invisibiliser les autres. Bien sûr, il y a de l’universalité dans les injonctions physiques, qui s’adressent à toutes les femmes. Mais peut-on admettre que ces injonctions s’adressent toutefois sous des modalités différentes à une star du cinéma ? Que le film parle d’un personnage situé socialement ? En l’occurrence une vieille, riche, blanche. À Frustration, nous saturons un peu, il est vrai, des récits bourgeois autocentrés, fussent-ils féminins voire même féministes.
C’est le moment de parler du cas Demi Moore. Nous avons bien compris que le choix de Demi Moore, actrice de 62 ans, qui en paraît facilement dix ans de moins, est délibéré. Demi Moore correspond aux canons de beauté dominants mais est, toutefois, dans le film ET dans la réalité, rejetée du simple fait de son âge. Cela donne d’ailleurs une des scènes les plus réussies et les plus touchantes du film à notre sens, lorsqu’Elizabeth refait encore et encore son maquillage devant la glace en vue d’un rendez-vous avec un homme de son âge avant de finalement renoncer, alors même que nous ne partageons pas, en tant que spectateur ou spectatrice, le regard cruel et dénigrant que l’actrice porte sur elle-même.
Toutefois, tout le monde admettra que l’identification à une femme de 50 ou 60 ans comme Demi Moore, dont le corps correspond, justement, encore aux canons de beauté dominants, n’est pas si aisé. Cela semble donc laisser planer un point mort, celui d’un rejet à double détente : les femmes qui restent à Hollywood après la cinquantaine sont précisément celles dont le physique continue de correspondre à ces canons. Là où des actrices comme Nicole Kidman ou Sharon Stone continuent tant bien que mal leur carrière, d’autres comme la star de Top Gun 1, Kelly McGillis, a été écartée du second car considérée, selon ses propres dires comme “vieille et grosse”. Cela s’est accompagné de mèmes masculinistes absolument ignobles (d’autant plus lorsque l’on connaît le parcours de l’actrice) comparant son physique à celui de Tom Cruise.
Il y a bien sûr des limites à juger un film par rapport à ce qu’on aurait aimé qu’il soit plutôt qu’à ce qu’il est, mais force est de constater qu’esthétiser (ou érotiser si on le souhaite) des corps vieux, qui ne correspondent pas aux canons de beauté, est un geste politique et artistique encore très rare, auquel ne procède pas The Substance. La scène finale où des parterres de VIP poussent des hurlements de dégoût, de haine, face à la vue d’un “vrai” monstre, n’aurait-elle pas été encore plus choquante/osée/subversive si en lieu et place d’un “monstre” nous avions eu le corps réel, normal, d’une femme d’une soixantaine d’années ?
Autre aspect à noter : est-on vraiment sûr que, dans le film, cette injonction ne s’adresse qu’aux femmes ? En effet, beaucoup d’éléments suggèrent le contraire, mais les critiques favorables du film ont semblé préférer les évincer pour ne pas avoir à s’y confronter.
- C’est un homme, lui-même complètement addict à la substance, qui la fait découvrir à Elizabeth. Comme celle-ci dans la suite du film, ce médecin ne peut pas non plus s’empêcher de retrouver son corps jeune, quitte à risquer son corps vieux.
- Parmi les premières choses que fait Elizabeth une fois en possession de son corps jeune, c’est coucher avec des hommes jeunes, grands, extrêmement musclés, aux abdos saillants, c’est-à-dire correspondant éventuellement à des canons de beauté masculins. Ceux-là viennent d’ailleurs en contrepied de l’ancien camarade de classe d’Elizabeth perçu comme maladroit, ringard, gentillet, vieux et peu attirant.
Bien que cela ne nous semble pas pertinent, ceux qui ont voulu évincer la critique féministe du film, en y voyant un conte plus englobant sur la peur de vieillir, ont pu s’appuyer sur des éléments que ce dernier dispose délibérément.
D’une manière générale, le propos sur les femmes évincées du cinéma ou des médias en raison de leur âge n’est pas nouveau. C’est un thème important du cinéma depuis sa création, en témoigne le fameux Sunset Boulevard de Billy Wilder. Cela a d’ailleurs donné naissance à plusieurs sous genres à savoir le “Grand Dame Guignol” dans les années 1950 et 1960, puis la “hagsploitation” qui mettaient en scène des actrices souvent âgées ou autrefois célèbres jouant des rôles de femmes vieillissantes, instables, ou déchues, souvent dans des récits où leur passé glorieux se heurte à un présent tragique. Il serait donc étonnant d’y voir là un féminisme extrêmement offensif ou d’y voir un propos inédit. Ce qui n’est pas grave en soi, à condition, du moins, de comprendre la mécanique actuelle de marchandisation de la critique à l’œuvre au cinéma.
Malgré ce que nous considérons comme des limites, nous percevons aussi que le film dispose indéniablement de qualités : des actrices talentueuses, de l’humour, un propos affiché, à notre avis pas révolutionnaire, mais auquel dans l’absolu nous adhérons ainsi que des effets spéciaux réussis.
J’avais, avant l’écriture de cet article, publié un post sur les réseaux sociaux disant ma déception face au film. Celui-ci avait un ton trop provocateur et explicitant visiblement mal le propos développé ici d’une contradiction possible entre un discours et une production d’images dans le cadre d’un régime esthétique dominant. Celui-ci a déclenché un bad buzz (et malheureusement un phénomène de harcèlement assez violent), si bien que j’ai fini par le supprimer. La polémique entourant notre réaction initiale à The Substance illustre à quel point la réception critique d’une œuvre peut dépasser son contenu et révéler des tensions qui ne concernent pas seulement le film, mais aussi les dynamiques politiques et médiatiques qui lui sont associées. Ce qui aurait pu être une discussion nuancée sur les limites et les mérites d’un cinéma de genre subversif s’est transformé en une bataille campée sur les perceptions individuelles. Pour nous, cet épisode renforce deux convictions fondamentales. D’une part, il est nécessaire de maintenir une exigence critique qui va au-delà des validations institutionnelles et des consensus superficiels. D’autre part, il faut reconnaître que toute critique, surtout lorsqu’elle s’inscrit dans une approche politique, engage des affects et des rapports de pouvoir, y compris dans la manière dont elle est formulée et reçue.
C’est pourquoi nous espérons que cet article, débarrassé des provocations et des malentendus, pourra offrir un espace de réflexion plus serein sur les enjeux soulevés par The Substance. Non pas pour imposer une lecture unique, mais pour rappeler que le cinéma, même dans sa dimension la plus politique, reste un terrain de dialogue, de confrontation mais aussi de passion partagée.
Frustration Magazine
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