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« Heaven knows I’m miserable now » (Dieu sait comme je suis déprimé maintenant) est une chanson du groupe britannique The Smith sortie en mai 1984 et aussitôt propulsée à la dixième place du UK Singles Chart, classement national des singles, Outre-manche. Elle fait partie de l’album Hatful of Hollow (« chapeau rempli de vide »), sorti en novembre de la même année et considéré par le magazine de musique Q comme l’un des 100 meilleurs albums britanniques.

Écrite par Johnny Mar, guitariste du groupe The Smith, elle raconte le désarroi de quelqu’un qui trouve enfin un travail et chante la dépression dans laquelle cela le plonge. Les paroles sont plutôt limpides :

I was happy in the haze of a drunken hour (J’étais heureux dans la brume d’une heure d’ivresse)

But heaven knows I’m miserable now (Mais dieu sait comme je suis déprimé maintenant)

I was looking for a job, and then I found a job (Je cherchais un travail, puis j’en ai trouvé un)

And heaven knows I’m miserable now (Et dieu sait comme je suis déprimé maintenant)

In my life (dans ma vie)

Why do I give valuable time (Pourquoi est-ce que je donne du temps précieux)

To people who don’t care if I live or die ? (A des gens qui s’en foutent que je vive ou meure ?)

La chanson a été écrite en janvier 1984. Cela fait un peu plus de quatre ans que Margaret Thatcher est au pouvoir, et il faut s’imaginer une période encore plus sombre, pour celles et ceux qui croient en autre chose que le capitalisme, que le premier mandat de Macron (encore que). La première ministre britannique résumait en 1987 son objectif idéologique en ces termes : « Je pense que nous avons traversé une période où trop d’enfants et de gens ont été amenés à croire “si j’ai un problème, c’est au gouvernement de le résoudre” ou bien “j’ai un problème, j’ai besoin d’une aide sociale pour y faire face”, “je suis sans domicile, c’est au gouvernement de me loger”, et ainsi ils attribuent leurs problèmes à la société. Or, qu’est-ce que la société ? La société, ça n’existe pas ! Il n’y a que des individus, hommes et femmes, et aucun gouvernement ne peut agir à leur place, car les gens doivent d’abord s’occuper d’eux-mêmes.» (Entretien pour le magazine Woman’s Own, 31 octobre 1987)

Sur la pochette du single apparaît ce portrait de Vivian “Viv” Nicholson, une britannique issue de la classe ouvrière qui, dans les années 60, a gagné un gros pactole avec son mari suite à des paris sportifs. Sous le feu des projecteurs après avoir déclaré à la télévision qu’elle comptait  “spend, spend, spend”  (dépenser, dépenser, dépenser) cet argent, elle a effectivement flambé sa fortune, à l’inverse des préceptes bourgeois de bonnes gestions, et a fini sa vie ruinée.

En authentique idéologue, c’est-à-dire porteuse d’une vision irréelle du monde, où la société n’existe pas et où seuls des individus agissent sans détermination, Thatcher s’est employée à détruire le plus de structures collectives et de mécanismes de solidarité possibles, à commencer par les syndicats et le droit du travail.

Par conséquent, on peut imaginer que le narrateur ou la narratrice de la chanson n’a guère envie d’aller travailler dans ces conditions. Et ce, pour une raison simple, déjà théorisée par Marx et tant d’autres plus d’un siècle plus tôt : parce que l’on donne notre temps, qui est pourtant précieux, à des gens qui s’en foutent de nous. De cet état provient le sentiment d’être « miserable », que l’on peut traduire par « déprimé et malheureux ».

Le commentaire le plus aimé (33 000 “j’aime” quand même) de la vidéo YouTube de la chanson (61 millions de vues) résume tout : « The Two Worst Feelings in modern society are not having a job and having a job » (« Les deux pires états dans la société moderne sont de ne pas avoir de travail et d’avoir un travail »).

Le fond marxiste de la chanson est clairement exprimé par l’emploi du terme « valuable time », que l’on traduit par temps précieux mais qui veut dire « temps qui a de la valeur », qui est monnayable. L’aliénation capitaliste, c’est bien cela : on donne de notre temps de travail en échange d’un salaire, mais celui-ci ne rémunère qu’une partie de notre temps. Il y a un temps supplémentaire, la plus-value, qui va dans la poche du patron et de ses actionnaires, c’est ainsi que le système fonctionne, intrinsèquement. Il est désagréable de se faire voler son temps, qui plus est par des gens qui s’en foutent de nous, malgré leurs mystifications (« on est une famille », « vous êtes mes collaborateurs », « notre entreprise défend des valeurs » etc.).

La dépression décrite dans la chanson tient au caractère indispensable de cet état d’aliénation : le plus souvent, on ne peut pas échapper au salariat. Le commentaire le plus aimé (33 000 “j’aime” quand même) de la vidéo YouTube de la chanson (61 millions de vues) résume tout : « The two worst feelings in modern society are not having a job and having a job » (« Les deux pires états dans la société moderne sont de ne pas avoir de travail et d’avoir un travail »).

La pochette de l’album, sorti en novembre 1984

Cette tristesse est aussi celle de devoir faire semblant d’aimer cet état d’aliénation : après tout, ne doit-on pas faire des « lettres de motivation » même pour le pire des jobs ? Dans la chanson, Johnny Marr a résumé cet état sans y aller par quatre chemins : 

In my life (dans ma vie)

Why do I smile (Pourquoi je souris)

At people who I’d much rather kick in the eye ? (à des gens que j’aurais plutôt envie de frapper ?)

« I’ve never connected with lyrics so deeply. » commentait @ShibbyLoveMoore sous la vidéo de la chanson il y a un an après avoir mis en exergue ce couplet, preuve que les messages de colère des Smith parlent encore aujourd’hui.

A l’heure où le gouvernement prévoit d’obliger ceux qui n’ont pas d’emploi – les bénéficiaires du RSA – à travailler gratuitement pour ne pas crever de faim, et ce, pour n’importe quel activité, peu importe son intérêt réel, « Heaven Knows I’m Miserable Now » est une chanson à écouter plein pot dans son casque en allant au travail, pour nous rappeler la réalité suivante : non, le salariat n’a rien de juste, oui il nous déprime et, ajoute-t-on après les Smith, oui, ça pourrait changer. 


Nicolas Framont