La loi El Khomri et les ordonnances Pénicaud ont pour point commun de libéraliser peu à peu le travail de nuit, dont les modalités en termes de fréquence et de compensation (en repos et rémunération supplémentaires) sont dérégulées, c’est-à-dire de plus en plus fixées par les entreprises et de moins en moins par la loi. L’objectif affiché est de banaliser le travail de nuit, afin de permettre aux entreprises d’être plus « souples » face aux besoins de l’économie et d’ajuster les travailleurs à cette souplesse. Sauf que le travail de nuit n’a pas les bienfaits d’un cours de gymnastique, bien au contraire, et c’est bien la santé et l’espérance de vie des salariés que ces lois sacrifient à la « compétitivité » capitaliste.
Ce sont très majoritairement les employés et les ouvriers qui travaillent de nuit. C’est dans cette catégorie de travailleurs qu’est le plus répandu l’organisation du travail en « 3 x 8 » : des alternances d’équipes qui travaillent 8 h et laissent la place à l’équipe suivante, de telle sorte qu’une équipe travaille forcément de nuit. On trouve ce type de configuration dans le secteur de l’industrie mais aussi dans le transport ou l’hospitalier. 15 % des salariés français sont des travailleurs de nuit réguliers, soit 3,5 millions de personnes. Depuis 1991, un million de travailleurs de plus vivent à ce rythme. L’émergence d’un secteur des services qui vend à sa clientèle le « tout, tout de suite » n’y est sans doute pas pour rien. Amazon est évidemment le leader en la matière, et à l’approche de Noël, les dispatcheurs de ses entrepôts peuvent travailler jusqu’à 5 nuits par semaine[1]. Rien n’est trop beau pour que nos cadeaux arrivent à temps, pas même la santé des salariés.
Nos connaissances en matière de dangerosité sanitaire du travail de nuit ont pourtant beaucoup augmenté, et, en juin 2016, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) a publié un rapport qui fait le tour de la question. On y apprend que les risques de troubles du sommeil et de troubles métaboliques sont avérés et qu’il est fort probable que travailler la nuit soit à l’origine de nombreux cancers et surtout de maladies cardiovasculaires. Les raisons de ces conséquences sont assez bien décrites par le rapport : « Sur le plan physiologique, il se produit une désynchronisation entre les rythmes circadiens [cycles biologiques de 24h] calés sur un horaire de jour et le nouveau cycle imposé par le travail de nuit. Cette désynchronisation est favorisée par des conditions environnementales peu propices au sommeil : lumière du jour pendant le repos, température plus élevée qu’habituellement la nuit, niveau de bruit plus élevé dans la journée… ». Nos fonctions métaboliques étant alignées sur le cycle de la journée, leurs perturbations peut par exemple affecter la division cellulaire et « favoriser un processus de cancérogenèse ». On remarquera que dans le cas du travail de nuit, personne ne dénonce son caractère « contre-nature », alors que c’est pourtant clairement le cas.
Le rapport de l’ANSES prévoit, pour limiter les risques, de ne réserver le travail de nuit « qu’aux seules situations nécessitant d’assurer les services d’utilité sociale ou la continuité de l’activité économique », une définition bien large, qui est celle du Code du travail et qui ne nous permet pas de savoir si l’arrivée de cadeaux avant le 24 décembre en fait partie.
Une définition qui n’a pas empêché la loi El Khomri d’allonger la périodicité obligatoire de la visite médicale pour les travailleurs de nuit et d’avoir permis son extension à toutes les entreprises qui le choisissent par accord collectif. Les ordonnances Pénicaud prévoient quant à elles que tous les accords sur le travail de nuit bénéficient d’une « présomption de conformité » : autrement dit, il ne sera plus possible de contester la légitimité d’un accord de nuit en jouant avec cette définition. Grâce à Pénicaud et ses ordonnances, le travail de nuit qui détruit la santé sera « présumé conforme », même s’il vous tue pour du fric.
[1] C’est ce que raconte le journaliste Jean-Baptiste Malet, « infiltré » comme manutentionnaire à Amazon pendant plusieurs mois, dans son livre En Amazonie. Infiltré dans le meilleur des mondes, Éditions Fayard, 2013.