En France, le nombre de salariés pratiquant le travail de nuit a doublé en trente ans, dans l’indifférence générale. Cette évolution a été rendue possible par une intensification du travail et des évolutions juridiques qui ont banalisé des horaires de travail pourtant catastrophiques pour la santé. Enquête sur une bombe à retardement sanitaire et sociale.
Nathalie se lève chaque jour de la semaine à 3h30 du matin. Elle se prépare sans bruit pour ne pas réveiller son mari, dégivre le pare-brise de sa voiture et roule pendant une heure jusqu’à l’hypermarché Auchan dans la périphérie de Boulogne-sur-Mer où son planning l’amène aujourd’hui. Il est 5h et des dizaines de salariés, dont Nathalie, s’activent : certains sont spécialisés dans la mise en rayon et d’autres sont promoteurs et promotrices des ventes, comme elle. Ils ont quelques heures pour monter des présentoirs, agencer correctement les produits et installer les “publicités sur le lieu de vente” (PLV), qui vous donnent envie d’acheter cette marque de pâtes ou de chocolat plutôt qu’une autre. Vers 10-11h, c’est le moment de quitter l’hypermarché : les clients arrivent en masse. Parmi cette fourmilière d’employé(e)s, il ne reste plus que sa partie émergée à la lumière du jour : les caissières et des agents de sécurité.
De retour chez elle pour le déjeuner, Nathalie n’en a pas encore terminé avec son travail. Elle doit encore effectuer un compte rendu de son activité, remplir un tableau de reporting (décrire ses tâches en cochant des cases sur un logiciel d’entreprise dédié) et répondre aux mails qu’elle reçoit du siège de son groupe avec les nouvelles recommandations et consignes pour la semaine à venir. Comme des millions de travailleurs/euses de nuit en France, Nathalie ne parvient pas à dormir sur commande. Elle attend le soir pour se coucher, espère passer du temps avec ses deux enfants ainsi que son mari. A 20h, elle est couchée, car son planning l’amène le lendemain encore plus loin, à deux heures de chez elle.
Au moment des congés, il lui faudra près de deux semaines pour parvenir à retrouver un rythme normal, comme celui des travailleurs du jour. Réveillée aux aurores, la grasse matinée est impossible pour elle. C’est pourquoi elle prend quatre semaines de suite. Sinon, comment profiter de tout son temps avec sa famille ?
Les dégâts sanitaires du travail de nuit
Comme Nathalie, environ 4,5 millions de salariés travaillent régulièrement de nuit, en France. C’est deux fois plus qu’au début des années 1990, alors que le code du travail prévoit toujours que “le recours au travail de nuit est exceptionnel” et qu’il doit être “justifié par la nécessité d’assurer la continuité de l’activité économique ou des services d’utilité sociale.” En 2012, près de 15% des salariés étaient concernés. Selon l’ Agence Nationale de Sécurité Sanitaire, de l’Alimentation et du Travail (ANSES), qui a publié un rapport très alarmiste sur la question en 2016, ce chiffre continue d’augmenter rapidement. Travailler de nuit n’est pas sans conséquence sur la santé des personnes : l’obésité, la dépression ou encore les maladies cardio-vasculaires sont le prix à payer.
“Lors du travail de nuit, explique les experts de l’ANSES, il se produit une désynchronisation entre les rythmes circadiens calés sur un horaire de jour et le nouveau cycle activité-repos/veille-sommeil imposé par le travail de nuit. Cette désynchronisation est aussi favorisée par des conditions environnementales peu propices au sommeil : lumière du jour pendant le repos, température en journée plus élevée qu’habituellement la nuit, niveau de bruit plus élevé dans la journée, rythme social et obligations familiales.” Notre corps reste soumis à des paramètres extérieurs et c’est pour cela qu’aller à l’encontre du rythme biologique perturbe tant notre santé. Le rapport de 2016 établit un lien entre travail de nuit et maladies cardio-vasculaire, mais aussi cancer du sein chez les femmes. Le code du travail précise donc que le travail de nuit doit “prendre en compte les impératifs de protection de la sécurité et de la santé des travailleurs”. En revanche, la loi ne dit rien et il n’existe aucune étude officielle portant sur les dégâts psychologiques et sociaux du travail de nuit.
Jonathan* travaille pour le même groupe que Nathalie mais intervient dans tout le département du Lot-et-Garonne. Lui aussi enchaîne depuis dix ans les levées à 3h ou 4h du matin. Il adore son travail mais commence à trouver que les conséquences néfastes sont trop élevées : ”Il y a des périodes où chaque jour en rentrant je m’engueule avec ma femme. J’arrive stressé et fatigué, le moindre truc me fait monter en pression”. Lutter contre le sommeil permanent s’avère particulièrement compliqué. Par exemple, Jonathan est incapable de regarder un film jusqu’au bout et pique du nez avant. Sa vie sociale en a pris également un coup : “Le vendredi soir c’est simple, je ne fais rien, je ne tiens pas. Au début, je m’endormais carrément chez les gens.”. Pour Mustapha, qui travaille de nuit comme brancardier dans un hôpital public, le problème est le même : “Au niveau des loisirs, t’en fais moins, t’as moins d’envie. La vie familiale est perturbée aussi : plein de choses que t’as pas envie de faire. Ce n’est pas catastrophique, c’est des petites choses qui s’accumulent.”
Le travail de nuit, une liberté pour certains et une nécessité financière pour beaucoup
Dans un immense entrepôt de logistique express de la région parisienne, le balai des poids-lourds, des tapis roulants et des colis amenés d’un camion à un autre ne s’interrompt pas la nuit. Pour que votre colis Amazon puisse arriver sur votre palier en 24h, alors qu’il contient un objet stocké en Allemagne ou en Belgique, il faut que des salariés déchargent chaque nuit des camions, passent tous les colis à la douchette et les amènent dans des camionnettes qui partiront vous livrer sur les chapeaux de roue. Le code du travail parle bien de “continuité de l’activité économique” qui justifierait le travail de nuit et non d’un coup de cœur shopping. Mais aucune autorité ne semble s’être penchée sur la différence.
Ça ne semble pas poser de problème à la trentaine de manutentionnaires, tous récemment immigrés en France, qui se réjouissent de pouvoir, grâce au travail de nuit, subvenir aux besoins de leurs proches et soutenir financièrement les membres de leurs familles restés dans leur pays d’origine. Qu’importe si certains n’arrivent plus du tout à vivre le jour pendant leurs vacances. Ils sont mieux payés que leurs collègues et nettement plus unis. A minuit et demi, la pause café-cigarette traîne en longueur, on parle famille, vacances mais aussi lutte sociale. La CGT locale a syndiqué toute une partie des travailleurs de nuit, qui sont devenus en quelques années la terreur de la direction. Ils sont parvenus à obtenir des améliorations de leurs conditions de travail à l’issue d’un mouvement de grève, rendu possible par un rapport de force et une solidarité dont peu de travailleurs bénéficient encore. La direction de l’entreprise est si embarrassée par ce groupe soudé qu’elle envisage de mettre fin aux activités de nuit en les détournant vers un autre entrepôt.
Comme de nombreux salariés qui travaillent de nuit, Mustapha l’a lui aussi choisi. D’abord pour l’amélioration financière que cela lui a apportée. Car quand on gagne un salaire modeste, l’indemnité du travail de nuit permet un petit plus à la fin du mois. Ce n’est pas Byzance : on parle de 200€. Mais en proportion de revenus proches du SMIC, c’est beaucoup. C’est l’explication principale de la facilité qu’ont les entreprises à trouver du travail de nuit. Le SMIC est tellement bas que pour améliorer son quotidien et sortir (un peu) de la galère, travailler de nuit est pour beaucoup un sacrifice nécessaire.
Mustapha souligne ensuite que l’ambiance de travail la nuit était longtemps, dans son CHU, bien meilleure que le jour. Et quand on travaille dans une institution qui subit depuis une quinzaine d’années une mise sous pression permanente de l’Etat, ça fait une grosse différence. La hiérarchie est moins présente, le public accueilli est différent – des fêtards, des personnes sans domicile… -, et l’on se soutient davantage entre collègues. La solidarité des travailleuses et travailleurs de nuit n’est pas un vain mot : Jonathan et Nathalie, quand ils arrivent à 5h dans les hypermarchés de leur secteur, retrouvent cette ambiance de “la France qui se lève très tôt” qui, bien loin d’un slogan sarkozyste, compense la dureté nocturne par une chaleur humaine que tout le monde entretient.
Le capitalisme à l’assaut du sommeil
Le travail de nuit rend-il plus libre ? Une hypothèse qui ferait hurler Jonathan Cary, auteur du livre “24/7, le capitalisme à l’assaut du sommeil”. Ce court essai avance l’idée que le sommeil est un bastion qui résiste encore à la transformation capitaliste du monde, au grand désarroi de ses partisans. Pour lui, “le sommeil est un interruption sans concession du vol de temps que le capitalisme commet à nos dépens”, et il “impose l’idée d’un besoin humain et d’un intervalle de temps qui ne peuvent ni être colonisés ni soumis à une opération de profitabilité massive.” Face à cette exception intolérable au règne du profit sur nos vies, un régime “24h/24h et 7 jours sur 7” s’impose peu à peu dans nos vies et avec succès. Non pas pour éliminer la nécessité biologique du sommeil, mais pour faire en sorte qu’elle prenne de moins en moins de place et qu’elle ne soit plus un obstacle à l’exploitation continue des ressources et des hommes…
La suite :
Nicolas Framont
Illustrations : Aurélie Garnier