Vous ne détestez pas le lundi – vous détestez la domination au travail paraît cette semaine, aux éditions Les Liens qui Libèrent. Il est écrit par notre co-rédacteur en chef Nicolas Framont et il raconte comment une culture de la violence au travail s’est installée, pourquoi elle est intrinsèque au travail sous le capitalisme (mais aussi dans les administrations et les associations telles qu’elles sont devenues) et comment y mettre fin. Dans cet extrait, il explique pourquoi il est vain de déplorer que le travail ne paye pas assez sans s’en prendre au fonctionnement même du système économique et à la division entre travail et capital.
En 2013, Britney Spears co-écrit Work Bitch après plus d’une décennie de succès. Dans cette chanson, dont le rythme est saccadé, mécanique, comme celui d’un entraînement de cross fit, la chanteuse pop livre à ses fans, selon le magazine Rolling Stones, « la preuve de toutes les belles choses qu’une forte éthique du travail peut apporter.» À écouter le premier couplet, on ne peut qu’aller dans le même sens, si tant est qu’il s’agisse vraiment de « belles choses » : « You want a hot body ? You want a Bugatti ? (Tu veux un corps sexy ? Tu veux une Bugatti ?)/ You want a Maserati ? You better work, bitch (Tu veux une Maserati ? Tu ferais mieux de bosser, meuf) ».
On retrouve dans cette chanson plusieurs grands mouvements contemporains, à commencer par celui de l’engouement pour les salles de musculation et la quête d’une plastique parfaite. Pour avoir un corps sexy et avoir une ceinture abdominale comportant le moins possible de masse graisseuse, il faut une hygiène de vie impeccable mais surtout travailler dur. Pour modeler son corps, les efforts payent, c’est l’adage des salles de musculation « no pain no gain » (qu’on pourrait traduire par « pas de douleur, pas de développement musculaire »). Pour l’économiste Guillaume Valet, qui a travaillé sur le bodybuilding, « ce qui est sacralisé dans la musculation, c’est le travail, vieil héritage de l’éthique protestante. Ce n’est pas uniquement l’activité en tant que telle qui enlève l’angoisse et qui permet d’avoir ce sentiment d’exister, c’est la conscience de maîtriser un objet : on fait ce qu’on veut à travers son corps, il nous appartient, on le façonne à souhait.» Le fonctionnement même du processus de musculation permet d’espérer, de façon parfaitement réaliste, des résultats : l’hypertrophie musculaire se produit lorsque l’on soumet nos muscles à un stress provoqué par des tensions auxquelles ils ne sont pas habitués. Leurs fibres subissent des micro-cassures et, si le muscle est suffisamment alimenté en protéines, elles se reconstituent de façon plus forte et plus volumineuse.
La réussite financière et professionnelle suivrait-elle le même modèle ? Suffit-il, pour posséder un manoir, une Bugatti et une Lamborghini, de faire des efforts, de s’exposer au stress et ainsi de faire gonfler notre compte en banque par accumulation de travail ? Ce n’est pas du tout ce qu’il se produit. C’est même profondément opposé au fonctionnement du capitalisme. Lorsqu’une telle chose se produit, c’est que le système n’a pas fonctionné, pas l’inverse.
Les études se succèdent depuis une dizaine d’années et leurs conclusions sont formelles : le patrimoine enrichit davantage que le travail. On s’enrichit bien plus vite si l’on hérite d’un patrimoine financier ou immobilier que si l’on travaille dur et que l’on accumule les heures supplémentaires. Cela tient à deux choses : la rentabilité du capital a considérablement augmenté ces 40 dernières années, parce que les gouvernements successifs ont « libéré » le capitalisme des entraves qui avaient été mises en place au cours du xxe siècle. Ainsi, depuis 1986, le marché immobilier est dérégulé, de telle sorte qu’il est possible de s’enrichir considérablement en possédant des biens situés dans des zones dites « tendues », où il est difficile de se loger. Toujours depuis les années 80, la financiarisation du capitalisme a été rendue possible par une série de lois, en France comme dans le reste du monde. Un marché secondaire, celui de la finance, a été créé de toutes pièces et la spéculation paye parfois mieux que l’investissement dans l’économie dite « réelle ».
Parallèlement à cela, durant la même période, les protections des travailleurs et travailleuses ont été considérablement réduites, le « choix du chômage » a été fait pour elles et eux, de telle sorte que leur capacité de négociation collective a été réduite. Individuellement, nous subissons pleinement, par exemple, en particulier ces dernières années, la décision mitterrandienne de mettre fin à l’indexation des salaires sur les prix. L’inflation est l’exemple d’un mécanisme qui profite aux actionnaires et qui nuit aux travailleurs et travailleuses : quand les prix augmentent, les marges des entreprises et leur capacité à verser des dividendes aussi. En revanche le pouvoir d’achat des travailleurs et travailleuses – pour ma part je préfère parler de « pouvoir de vivre », car on sait bien qu’on ne fait pas du shopping au supermarché, on se nourrit – diminue ou stagne.
Dans le même temps, l’ascension au sein d’une même entreprise ou administration est de moins en moins courante : le profil du chef d’équipe tendant à disparaître au profit de celui du chef bureaucratique, élément extérieur recruté pour son diplôme (lui-même fortement corrélé à son milieu social). Travailler avec acharnement ne permet plus de gravir les échelons. Non seulement le travail ne permet pas d’ascension fulgurante, mais, dans un cas très répandu, il l’empêche et cantonne à des postes subalternes et à des rémunérations modestes : c’est un cas rencontré par la moitié de la population, féminine. Le travail domestique n’est pas un travail rémunérateur – ou bien à des faibles niveaux, lorsqu’il s’agit d’un métier (dans le ménage ou le soin). Depuis les années 1970, des sociologues féministes se sont emparées de la question, et estiment qu’il est impossible de parler du travail sans inclure le travail domestique.
En 1975, Silvia Federici écrivait, dans son livre Wages against Housework (un salaire contre le travail ménager) : « Ils disent que c’est de l’amour, nous disons que c’est du travail non salarié ». Pour la sociologue Maud Simonet, qui cite cette phrase devenue slogan en introduction d’un ouvrage récent sur la question, ce « travail gratuit n’est pas une simple soustraction (un travail moins une rémunération), c’est une opération politique de déni du travail (ce n’est pas du travail, c’est de l’amour !) qui en légitime l’appropriation par autrui, qui rend acceptable son vol ». Aussi, on ne peut pas parler du lien entre ascension sociale/financière et travail sans prendre en compte ce travail domestique dénié… Et si on le prend en compte, alors l’idée d’un lien entre travail et réussite sociale s’effondre complètement. Le travail domestique empêche, alors même qu’il est une somme d’efforts et de temps consacré aux autres. Ce travail contribue pourtant de façon décisive à la richesse collective, parce qu’il ne s’agit pas simplement de permettre aux travailleurs (masculins) de « renouveler leur force de travail » en rentrant chez eux autour d’un bon repas et en disposant de linge propre, mais aussi de tout le soin donné aux autres – enfants, personnes âgées, y compris à ces travailleurs, justement, qui se déchargent à ce moment sur leurs conjointes de leur fatigue émotionnelle, de leur ennui au travail, de leur quête de sens (et elles les écoutent, plus que l’inverse).
Le système patriarcal, en fort bonne santé, est responsable de l’ensemble des réflexes intériorisés, des représentations, des contraintes matérielles et de la violence qui font qu’en plusieurs décennies, la répartition du travail domestique n’a que peu évolué. À ce jour en France, 80 % des femmes font la cuisine ou le ménage au moins une heure chaque jour, contre 36 % des hommes. Et les inégalités risquent d’augmenter : « Les données plus récentes de l’EIGE (Institut européen pour l’égalité entre les hommes et les femmes) apportent deux informations : premièrement, les femmes continuent d’assumer plus souvent les tâches routinières et astreignantes de la maison. Deuxièmement, l’égalité dans ce domaine est au point mort, voire risque de régresser avec le vieillissement de la population. » Parce qu’il faut s’occuper – gratuitement – des autres, et que ce rôle incombe quasi systématiquement aux femmes, elles sont défavorisées au sein de la sphère du travail reconnu et valorisé.
Un travail reconnu et valorisé où les hommes ont donc systématiquement le dessus, alors même que tout s’effondrerait pour eux si, dans leur vie domestique, les femmes ne prenaient pas en charge la majorité des tâches ménagères et de soin. Ainsi, comment rester tard à un « after work » ou simplement pour être le dernier à partir et montrer son implication (on reviendra sur ces mœurs étranges de la vie de bureau) quand on doit prendre soin d’enfants ou d’une personne dépendante ? Comment se concentrer « à 200 % » sur sa carrière quand on doit penser au coup de fil à passer à la grand-mère, au sms d’encouragement à envoyer au neveu qui passe un examen important, au costume de kermesse des enfants ? Dans la sphère du travail rémunéré elle-même, les femmes sont encore largement – voire exclusivement – en charge de la vie affective du groupe. Ainsi, vous en avez sans doute aussi fait l’expérience, ce sont toujours les collègues femmes qui s’occupent de réunir l’argent de la cagnotte des départs en retraite, qui se soucient du moral des un·es et des autres, qui prennent en charge la propreté et l’approvisionnement des espaces de convivialité…
Travailler ne suffit pas. Au contraire, le travail domestique, le travail du soin, est invisibilisé et méprisé. Quand on est une femme, on risque à tout moment de se voir décrédibilisée et confisquer le fruit de son travail. C’est aussi le cas d’une grande partie de la population, y compris masculine, qui, dès lors qu’elle ne peut transformer son travail en capital, est condamnée à vivre sous domination d’autrui. Le travail ne paye pas, contrairement à la musculation, et le travail ne permet pas d’ascension sociale et d’accumulation de richesse, mais il est absolument nécessaire à la bourgeoisie que ce mythe demeure, sans quoi la sécession de ses troupes laborieuses serait totale…
En régime capitaliste, il est nécessaire que le travail ne paye pas pour que le capital prospère. Souvent même, le travail grignote la santé, la vie, la dignité et le moral. On pourrait arguer que c’est une croyance nécessaire, sans quoi la société s’effondrerait. Peut-être… mais serait-ce une mauvaise chose ?
Nicolas Framont
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