Ma grand-mère a voté Mélenchon, mais elle semble être peu représentative de sa classe d’âge : au premier tour de l’élection présidentielle, les plus de 65 ans ont massivement voté pour Macron, contrairement aux moins de 35 ans qui ont majoritairement voté Mélenchon. Mais les jeunes s’abstiennent bien plus : plus de 40% d’entre eux, contre 12% des seniors. Forcément, la jeunesse perd et dans mon entourage comme sur les réseaux sociaux, ça peste fort contre « les vieux ». Non seulement ils ont eu le plein emploi, le pétrole à foison, la libération sexuelle et la retraite à 60 ans, mais en plus ils nous laissent la catastrophe climatique, un duel Macron – Le Pen et un vote en faveur de la retraite à 65 ans : dis donc papy, tu pousses pas le bouchon un peu trop loin ? La rage générationnelle semble être devenue parfois plus forte que la rage sociale, du moins sur internet. L’expression « Ok boomer », popularisé notamment par la punchline d’une jeune députée écologiste néo-zélandaise face aux vitupérations pro-énergie fossile d’un collègue senior, s’est diffusée un peu partout… pour quel résultat ?
Quand j’entends le mot « génération », je me méfie. D’abord, c’est le nom d’un petit parti politique issu du PS. Ensuite, c’est le thème d’articles de presse de piètre qualité sur la « Génération Y », « Génération Z », à base de clichés à la truelle genre « des individus égocentriques, scotchés sur leur téléphone et qui ne supportent pas l’autorité » (qui supporte, franchement ?). Déjà assez jeune, l’analyse générationnelle m’avait frappé par sa nullité lorsque, pour m’éclairer dans ses choix d’orientations scolaires, ma soeur achetait le magazine « jeunesse » Phosphore, où chaque article concernait des lycéens des beaux quartiers de Paris et chaque publicité des vêtements prohibitifs. « La jeunesse » du cinéma, de la presse et des séries est trop souvent la jeunesse bourgeoise ou petite-bourgeoise, de temps en temps contrebalancée par « les jeunes de cités » qu’on veut aider à « réussir », ou à subir la violence policière, au choix. C’est presque l’expression favorite des critiques de cinéma : « portrait d’une génération désabusée qui… blabla » . Quoi de plus politiquement correct, finalement, que de parler de génération ?
Par contre, pour parler de classe sociale, il n’y a généralement plus personne. Dire « racisés » vous vaut un procès en division du peuple, parler de genre peut vous faire accuser de wokisme aigu… Pas de problème, en revanche, à ergoter sur les jeunes et les vieux : l’assemblage de clichés ne vous vaudra pas de gros problèmes (ce titre d’article ne nous vaudra pas d’ennui), sauf peut-être de la part de vos parents : mais c’est si bon de se prendre la tête avec « ses vieux », sans ça, de quoi pourraient parler le cinéma français et deux bons tiers de nos romanciers ?
Pendant l’épidémie de Covid, l’appel au génocide de vieux ou à un régime d’apartheid agiste ne posait pas problème à grand-monde : « mais qu’on les laisse crever ! », « 75 ans c’est ok pour mourir hein » (je me demande toujours ce que dirait ces mêmes personnes à 75 ans, toujours ok pour crever du coup ?), « il faut confiner les plus de 60 ans et laisser vivre les autres ! ». Encore aujourd’hui, l’idée que nous en avons tant bavé pendant deux ans pour « sauver les vieux » s’impose, alors même que « nos » 130 000 morts du Covid sont des personnes de plus de 60 ans . Ma grand-mère, qui a survécu à cette épidémie, a reçu ces critiques en pleine pomme pendant ces deux longues années, et ne l’a pas bien vécu. La partie de notre société qui est de plus en plus attentive – et c’est heureux – aux discriminations et violences symboliques contre des catégories de la population (personnes LGBT+, racisé.e.s etc.), ne s’intéresse guère à l’âgisme, c’est-à-dire les discriminations liées à l’âge. Le sujet a occasionnellement de la visibilité, par exemple lorsqu’un écrivain bourgeois, Yann Moix, a déclaré son dégoût des femmes de plus de 50 ans. L’âgisme sexiste se porte effectivement bien, la norme de la jeunesse étant omniprésente dans les représentations du corps féminin.
Dans le monde du travail, les « boomers » ne sont pas toujours à la fête, loin de là : le chômage de longue durée touche davantage les seniors que les autres. Si nos grandes entreprises sont dominées par des hommes blancs de plus de 50 ans, leur recrutement défavorise les seniors. Expert en santé au travail depuis 2019 (à temps plein puis en freelance), j’ai visité une bonne dizaine d’entreprises où la discrimination anti-vieux se faisait de façon pernicieuse (usage de l’anglais à toutes les sauces, exclusion des salariés peu à l’aise avec l’informatique…) ou carrément décomplexée : mise au placard des plus de 50 ans, licenciement ciblé, dénigrement… Le chômage massif qui en résulte engendre des fins de carrière ratées, entachées de burn out et de sentiment d’inutilité, mais a aussi des conséquences sur la retraite, calculée à la baisse en raison de la période chômée…
“Oui mais c’était quand même la belle vie pour eux, comparé à nous qui nous battons avec notre éco-anxiété, le chômage de masse, les IST, non ?” Là encore, le prisme générationnel des productions culturelles qui représentent la vie de nos aînés a fait beaucoup de mal. Les hippies, Woodstock, mai 68, l’ascension sociale… l’Histoire n’a retenu des gens nés dans les années 50-60 que… les plus bourgeois d’entre eux. La jeunesse soixante-huitarde que l’on voit dans les films et les livres sur l’époque est celle des étudiants de la Sorbonne et pas des ouvrières et ouvriers des usines Renault – à de rares exceptions près, comme ce court film sur la reprise du travail à l’usine Wonder de Saint-Ouen où l’on voit une jeune femme crier, des sanglots dans la voix, « Je ne rentrerai pas, non je ne rentrerai pas (…) Je ne veux plus refoutre les pieds dans cette taule dégueulasse ». Quand on me parle des soixante-huitards qui ont tout eu, je repense à cette femme qui trimait, à la chaîne, dans cette usine de piles. Je pense aussi à ma grand-mère, qui a subi la société sexiste et la honte d’un divorce à l’époque où ça ne se faisait pas. « A l’époque, tu avais pu en parler à qui ? » lui ai-je demandé une fois. « A personne ». Peut-on réellement envier des gens qui, lorsqu’ils avaient des problèmes dans leur couple, ne pouvaient en parler à personne, en raison du verrou des normes sociales qui pesaient sur eux ? Ce genre de situation n’est hélas pas, de nos jours, inexistante, mais on peut s’avancer en disant qu’elle est moins systématique. Je ne parle même pas des personnes homosexuelles qui, lorsqu’elles ont pu enfin vivre hors de la peur des lois et de la police grâce à l’abrogation du “délit d’homosexualité” en 1982, ont été décimées par une épidémie de Sida d’autant plus mal gérée qu’elle les touchait d’abord elles.
“Oui mais bon, cette génération a quand même détruit la planète en consommant comme des porcs !” On touche là à un autre aspect terriblement séduisant, pour la bourgeoisie, du prisme générationnel : il efface d’un seul coup la responsabilité d’une classe sociale, de ses dirigeants voire des individus. Les hommes puissants accusés de pédocriminalité : « oh vous savez, c’était une génération ! » (argument ultra-faux que nous dégommons ici, entre autres). Il en va de même pour le climat. Et pourtant, ce n’était pas ma grand-mère ou probablement vos propres grands-parents qui dirigeaient Total, Gazprom et Shell, qui font partie des entreprises les plus polluantes du monde. Ce n’étaient pas non plus eux qui dirigeaient leurs Etats et leurs économies…
Oui mais nous y voilà : ce coup-ci, c’est bien eux qui ont fait pencher la balance en faveur de Macron et empêcher l’accession au second tour du candidat écologiste le mieux placé, Mélenchon. Au passage, les plus de 65 ans sont la seule catégorie d’âge majoritairement d’accord, dans les différents sondages, avec la mesure d’allongement de l’âge de départ à la retraite à … 65 ans ! C’est quand même gonflé !
Mais au juste, qui sont nos vieux, et pourquoi sont-ils aussi influents électoralement ? L’INSEE nous dit que les plus de 65 ans représentent un peu plus de 13 millions de personnes, soit 20% de la population (de quoi vous faire élire un Macron). Ils sont un peu moins pauvres que le reste de la population (avec un taux de pauvreté de 8.6% contre 14,8% dans la population totale), sans être, en termes de niveau de vie, plus riche que la moyenne d’entre nous. Bref, le mythe du retraité qui joue au golf entre deux séjours au Seychelles ne correspond pas à la réalité statistique. Et celle d’une génération bien portante, celle des boomers, non plus. Et pour cause : les boomers dont nous parlons sont les boomers… vivants. Une partie d’entre elles et eux sont morts, et pas n’importe lesquels : les pauvres. A 62 ans, l’âge légal actuel de départ à la retraite (pour celles et ceux qui ont tous leurs trimestres et donc une pension complète), 25% des pauvres sont morts. Tandis que 95% des 5% les plus riches sont encore en vie. Les boomers que nous voyons le plus à la télé ou en politique sont donc tendanciellement des gens qui ont vécu à l’abri du besoin et qui peuvent donc effectivement prôner un allongement de la durée de cotisation, puisque ça ne les concerne plus et qu’ils n’ont pas excessivement souffert du travail.
« Ok boomer » ou « Ok bourgeois » alors ? Nous l’avons vu, l’âgisme, c’est-à-dire la discrimination notamment envers les personnes âgées et leur réduction à une série de clichés et d’attitudes, a bonne presse. Les femmes en sont particulièrement victimes : il suffit de voir la rancœur de toute une partie des Français à l’encontre de Brigitte Macron, alors que c’est bien son mari qui nous a pourri la gueule pendant 5 ans. Son mari, à peine quarantenaire, la souriante jeunesse qui nous entraîne dans l’abîme écologique et sociale…
Pour autant, l’attitude électorale des personnes nées dans les années 50-60 a de quoi nous mettre la rage. Si une partie très significative d’entre eux sont en fait la frange bourgeoise et sous-bourgeoise de leur génération – qui n’a rien d’homogène – il est tentant de généraliser un peu et de se faire plaisir, parce qu’ils nous font bien chier, quand même, ces vieux.
Mais pour quoi faire ? Au-delà de la réduction âgiste, des généralisations abusives, de l’invisibilisation des classes sociales que l’approche générationnelle induit, elle me semble totalement vaine politiquement. Car une fois que l’on a dit que les vieux étaient des sales cons égoïstes, responsables de notre malheur pour pouvoir kiffer dans leur ascenseur d’escalier en lisant Le Figaro, alors quoi ? Que peut-on souhaiter ? Une première réponse pourrait être de jouer le rapport de force en mobilisant notre propre génération afin de la faire peser davantage à l’avenir. 40% de ma génération n’a pas voté au premier tour de la présidentielle, que fait-on de ça ? La seconde réponse peut être le « conflit générationnel », mais pour ça il faut être romancier français, réalisateur français ou tenir un journal intime où Catherine Deneuve jouera le rôle de la mère et André Dussolier celui du père « complètement largué ». Mais si l’on n’est pas bourgeois, on en fait quoi ?
Notre gouvernement actuel (et potentiellement futur) est composé de gens jeunes et branchés. Eh oui, Gabriel Attal qui nous débite les mensonges de son boss, le boss lui-même, son ministre des Transports qui est payé pour faire des vidéos TikTok, sa secrétaire d’Etat au droit des femmes qui écrit un livre nul tous les trois mois, son ministre de l’Intérieur encore jeune et déjà accusé d’agression sexuelle (on ne le dira jamais assez). Le prisme générationnel ne nous permet pas de penser le macronisme. Il ne nous aide en rien à combattre la bande de jeunes loups qui veut bouffer ce pays et s’en partager les restes. Il ne nous aide en rien, dans les entreprises et administrations, à virer les consultants de 25 piges qui viennent nous expliquer notre travail à base de PowerPoint réalisé en 4 heures. Nos ennemis de classe ont nos âges et je n’ai rien de commun avec un trentenaire ayant grandi dans le 7e arrondissement, si ce n’est un certain usage (déjà ringardisé paraît-il) des GIF et des émojis. Tout comme nos cadets n’ont pour la plupart rien de commun avec les influenceurs qui palpent déjà des millions et ont voté Macron.
« Ça y est, le revoilà qui nous ressort son préchi précha marxiste, on ne l’avait pas vu venir tiens ! ». Eh oui, si je crois qu’il est mille fois plus pertinent d’opposer les classes que les générations c’est d’abord parce qu’au moins, ça marche : des vieux, il y en aura toujours. Des bourgeois ? Ce n’est pas obligé. Ensuite c’est parce que je crois que j’ai plus d’intérêts communs avec Véronique, assistante de direction de 58 ans mise au placard par une directrice commerciale de 32 ans qu’avec cette dernière, malgré notre commune détestation des « boomers ». C’est parce que je pense que cracher sur les vieux nous offre la satisfaction de nous en prendre à un adversaire facile (« de toute façon ils vont crever »), moralement déconsidéré et physiquement défaillant plutôt qu’à nos homologues : les salauds de vingtenaires, trentenaires et quarantenaires bourgeois qui vont être encore plus riches, dans dix ans, que leurs vieux cons de parents, car la fortune et le pouvoir de leur classe se multiplie au fil des générations : eux sont solidaires. Quant à nous, que pouvons-nous faire ? Motiver nos cousins, discuter avec nos grand-mères : les jeunes groupons-nous, les vieux avec nous !