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En France, le terme wokisme est convoqué à longueur de plateaux TV et d’éditoriaux dans la presse, pour dénigrer les mouvements progressistes, qui ne se revendiquent quant à eux jamais de ce terme. Il a en quelque sorte remplacé les expressions « politiquement correct » ou « bien-pensance » très utilisés dans les années 1990-2000 pour critiquer les revendications des minorités et des femmes, accusées de bâillonner l’espace médiatique et politique. Pour ceux qui s’opposent au wokisme, la dénonciation des inégalités est plus dangereuse que les inégalités elles-mêmes, qu’il s’agit donc de constamment euphémiser, pour sortir de « la tyrannie des minorités » ou de « la dictature de l’émotion ». Le wokisme serait « la fin de l’objectivité des faits au profit du seul ressenti », comme l’affirme par exemple l’éditorialiste Eugénie Bastié. Cette dénonciation d’un wokisme imaginaire est initialement le fait d’un petit milieu, qui a excellé dans la propagande culturelle ces dernières années pour la généraliser. Il faut avouer qu’à ce jeu-là, les réactionnaires sont bien plus forts que nous. Jusqu’à quand ?

Le terme « wokisme » a longtemps été énigmatique pour moi, alors que j’ai vite compris qu’il était censé désigner des gens dont je partageais en grande partie les idées. Comme beaucoup de Français, je ne savais pas exactement ce qu’il signifiait. Dans le milieu de la gauche radicale dans lequel j’évolue, je ne l’entends jamais. Les seules fois où je vois ce mot apparaître, c’est quand je regarde les chaines d’informations, que je suis agressé sur X par l’apparition des tweets d’éditorialistes, ou quand je discute (oui ça m’arrive) avec des gens de droite. Alors, je me suis demandé d’où pouvait bien venir l’utilisation de ce terme en France, pour désigner des gens qui quant à eux ne s’en revendiquent pas. Qu’on nous traite de « gauchiste », on a l’habitude, mais « wokiste » c’est plus récent et moins clair.

Ne pas vouloir être “woke”, cela veut donc littéralement dire préférer rester endormi et sourd aux injustices

Le terme woke est né durant les années 1960 aux États-Unis pendant le mouvement de défense des droits des Afro-Américains : « stay woke », c’est-à-dire rester éveillé et attentif aux inégalités raciales et sociales et tenter de conscientiser son entourage.  Le mouvement américain Black Lives Matter, né en 2013 et qui milite contre les violences policières à l’égard des personnes racisées, popularisa par la suite davantage ce terme, qui peu à peu fut étendu au mouvement de défense de l’ensemble des opprimés : LGBT, femmes, immigrés, etc. En France, il est arrivé à la fin des années 2010 (la première occurrence dans Le Monde date de 2018), mais en étant diffusé quasiment exclusivement par ses détracteurs, pour dénigrer les idées de gauche dans leur ensemble. Tout antiraciste, féministe, écologiste, est désormais pour eux un wokiste, comme si toutes ces luttes recouvraient exactement les mêmes périmètres et étaient parfaitement unies entre-elles.

Le wokisme n’a aucun corpus idéologique, contrairement au marxisme et au féminisme, par exemple. « Le mot « woke » n’est à notre connaissance revendiqué par aucun activiste anti-discriminations en France, et ne recouvre donc pas de mouvement politique réel », résume le journal 20 minutes.  La généralisation de son utilisation dans certains médias a été progressive. Elle vient notamment de l’arrivée en France du sociologue canadien d’extrême droite Mathieu Bock-Côté qui en a fait son sujet de prédilection, alors que le terme était alors inconnu en France. Il est peu à peu apparu dans les médias français au cours des années 2010, sévissant en particulier au Figaro, puis en tant que chroniqueur pour des chaînes de télévision (CNews) et à la radio (Europe 1). Ses idées, mots d’ordre et éléments de langage ont été rapidement repris par d’autres éditorialistes de droite (Eugénie Bastié et l’équipe du FigaroVox, Valeurs Actuelles, etc.) et par les intellectuels réactionnaires (Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut, Michel Onfray, etc.).

La diffusion du terme wokisme a été accélérée par deux leviers qui l’ont étendu au-delà des sphères de la droite traditionnelle :

  • Le pouvoir macroniste lui-même qui y a vu un moyen efficace de dénigrer son opposition parlementaire de gauche, au même titre que l’utilisation du terme islamo gauchiste. Jean-Michel Blanquer, alors ministre de l’Éducation nationale, a même lancé un think tank consacré à la lutte contre le wokisme ;
  • Les essayistes se prétendant de centre gauche, tels Caroline Fourest, Raphaël Enthoven, Éric Naulleau ou Chloé Morin.

S’opposer à un wokisme fantasmé pour être invité à la TV et vendre des bouquins

Chloé Morin a commencé sa carrière comme conseillère de Manuel Valls, puis a travaillé sur les études d’opinion. Son apparition fulgurante à la télévision doit beaucoup à Jean-François Achilli qui l’invitait très régulièrement sur son plateau TV des Informés, alors qu’elle était sa compagne. Si ce nom vous dit quelque chose, c’est normal, Jean-François Achilli est celui qui a été suspendu par France Info pour avoir travaillé avec Jordan Bardella sur son prochain livre.  « Chloé Morin correspond à un profil dont raffole la droite en croisade contre les moulins à vent du “wokisme” : la personnalité qui se dit “de gauche” – sans que ce soit questionné – mais pas “de cette gauche-là”, et vient confirmer à un lectorat ou un public déjà réactionnaire ou conservateur leurs opinions et préjugés. C’est un peu comme la figure d’Élisabeth Badinter, brandie contre les féministes d’aujourd’hui par ceux qui pensent que ça commence à bien faire de demander l’égalité. », résume Cécile Alduy, professeure de littérature à l’université Stanford, dans un article de Mediapart. Aujourd’hui, la critique du wokisme est généralisée, à la fois dans des médias identifiés à droite, mais elle existe aussi dans des médias comme Le Monde, qui publie par ailleurs régulièrement des articles en défense des minorités.

Chloé Morin fait partie de ces gens “de gauche” que la droite adore : elle lui permet de dénigrer nos idées par des gens qui prétendent les partager.

Écrire sur le wokisme permet d’être régulièrement invité sur les plateaux TV et de publier des livres. Pour certains, cela sauve une fin de carrière en voie de déliquescence. Eric Naulleau notamment, a commencé sa carrière en tant qu’éditeur (il dirigeait L’esprit des péninsules) et critique littéraire (on se rappelle son manuel de littérature parodique rédigé avec le romancier Pierre Jourde). Il est ensuite devenu chroniqueur TV pour Hanouna et Ruquier pendant de nombreuses années, durant lesquelles il s’est peu à peu fortement droitisé, en particulier au contact d’Eric Zemmour. Ayant aujourd’hui perdu sa maison d’édition et toutes ses émissions de tv, il publie désormais des essais anti woke, dont les médias assurent massivement la promotion.

Les vraies et les fausses victimes

Sur le fond, la critique du wokisme se base sur la dialectique des vraies et des fausses victimes. Au sein d’une intense activité éditoriale sur le sujet, citons l’une des dernières publications en date, le livre de Pascal Bruckner intitulé Je souffre donc je suis, dans lequel il écrit : « Le souci des humiliés, telle est la grandeur de l’humanisme. La victimisation comme chantage sur autrui, tel est l’envers de ce progrès. Son stade ultime, c’est l’effacement des vrais malheureux au profit des parias de carnaval dont la seule particularité est de posséder les réseaux et la notoriété qui leur permettent de s’imposer ». Cette dialectique des fausses victimes et des vraies victimes n’est là que pour masquer le fait que les souffrances des victimes indiffèrent les anti wokistes.

Prenons l’exemple des droits des femmes. « Lutte contre les violences faites aux femmes, ne faisons pas du mâle blanc un bouc émissaire », dit Chloé Morin. « Pour moi, le féminisme en tant que combat politique, c’était la libération de la femme de sa sujétion domestique », affirme Eugénie Bastié. « Je trouve étrange que le féminisme se préoccupe davantage des dangers imaginaires que des dangers réels », souligne quant à lui Éric Naulleau. Historiquement, les réactionnaires se sont opposés notamment à leur droit de vote, à leur émancipation de la tutelle de leur mari, à l’IVG (ce qui est encore le cas aujourd’hui pour certains), et aujourd’hui ils poursuivent ce combat en s’opposant au fait qu’elles puissent dénoncer publiquement leurs viols. Les réactionnaires font semblant de considérer que les progrès sociaux précédemment obtenus par les femmes étaient justifiés (alors que leurs prédécesseurs s’y opposaient), pour mieux dénoncer le fait que les combats qu’elles mènent aujourd’hui seraient inutiles, voire néfastes, car elles auraient déjà atteint l’égalité. Dans leur discours actuel, les femmes qui n’avaient dans le passé pas le droit de vote étaient des victimes, mais celles qui s’opposent publiquement à leurs violeurs aujourd’hui n’en sont pas réellement, comme le montre la défense de Polanski, de Depardieu et de PPDA par les essayistes et éditorialistes réactionnaires.

Sans l’existence des idées de gauche (“woke”, “islamo-gauchiste”, “bien-pensante”), toute une partie des personnalités de droite se retrouveraient au chômage. Parmi elles, Eugénie Bastié, dont l’unique “travail” consiste à dire qu’on ne peut plus rien dire.

« Qui annule qui ? (…) Les femmes qui dénoncent des violences sexuelles annulent-elles leurs agresseurs, ou bien ceux-ci les ont-ils niées, tout comme la société qui efface, en même temps que le crime, la victime ?

Eric Fassin

Et au sein des femmes qui affirment avoir subi des viols, une hiérarchie est faite. « Cette idée que des femmes consentent à des relations sexuelles et le lendemain s’en prévalent pour dire qu’elles ont été violées, je trouve que c’est un peu excessif à l’endroit des femmes qui elles se sont faites violer (sic) dans un parking, un couteau sous la gorge », affirme notamment Michel Onfray., à propos d’une victime de Gérard Darmanin, oubliant volontairement que 95% des viols sont réalisés par des proches ou la sphère familiale, et n’ayant apparemment jamais entendu parler des phénomènes d’emprise, des viols surprises, des rapports de subordination, de la notion de consentement. Rappelons de plus que 86% des plaintes pour agressions sexuelles sont classées sans suite, donc la seule manière pour agir contre les violeurs médiatiques est de les dénoncer publiquement. Ils ne feront quand même malheureusement pas de prison, mais au moins cela pourra avoir un impact (léger en général en réalité) sur leur carrière, c’est bien le minimum. « Qui annule qui ? (…) Les femmes qui dénoncent des violences sexuelles annulent-elles leurs agresseurs, ou bien ceux-ci les ont-ils niées, tout comme la société qui efface, en même temps que le crime, la victime ? Sans doute les voix nouvelles ne sont-elles pas toujours policées ; mais la violence symbolique n’est pas moindre dans l’entre-soi des salons légitimes ou des studios de télévision. », s’interroge à juste titre le sociologue Éric Fassin.

Critiquer le racisme, ce serait être raciste

Les pourfendeurs du wokisme s’attaquent également bien sûr aux antiracistes, en considérant que les vrais racistes seraient les racisés dénonçant le racisme dont ils sont victimes et qui a toujours structuré nos sociétés. « Pour les militants « woke », la statue d’un ardent défenseur de l’esclavage ou le « black face » festif d’un homme blanc signent la survivance subtile mais réelle d’une hiérarchie raciale héritée de la traite négrière et de la colonisation. Pour leurs adversaires, cet exercice scrupuleux de vigilance antiraciste mène tout droit à la tyrannie des minorités, voire à un « racisme inversé », résume Anne Chemin dans Le Monde. Raphaël Enthoven, parle justement d’un « racisme au carré », car  le wokisme, selon lui «  C’est un identitarisme qui indexe la vertu sur la couleur de la peau. Il produit et entretient le racisme en lui offrant le contrepoint d’un jumeau en négatif. » Michel Onfray parle quant à lui carrément d’”appartheid inversé” anti-blanc. En gros, pour eux, critiquer trop fortement le racisme dont de nombreux blancs sont coupables, et surtout son caractère systémique, ce serait haïr les blancs et se considérer comme vertueux du fait de sa couleur de peau, et donc être raciste soi-même. C’est l’une des rhétoriques préférées des anti wokistes : les vrais racistes seraient les antiracistes, les anti fascistes, les vrais fascistes, etc.

C’est l’une des rhétoriques préférées des anti wokistes : les vrais racistes seraient les antiracistes, les anti fascistes, les vrais fascistes, etc.

Ce n’est pourtant pas se considérer comme vertueux ni être raciste que d’analyser, objectivement, à quel point les institutions bourgeoises sont en elles-mêmes discriminatoires. L’accès aux logements, à l’emploi, à des postes de responsabilités, les contrôles de police, ne sont pas les mêmes selon que vous êtes racisés ou que vous ne l’êtes pas. Le racisme ne se limite pas à des agressions racistes, physiques ou verbales. Ce sont nos modes de vies tout entiers qui sont orientés, selon que l’on est blanc ou que l’on ne l’est pas. « Le sociologue Fabien Jobard établit ainsi, dans une étude réalisée en 2007-2008 à Paris, qu’un Maghrébin a 9,9 fois plus de risques de se faire contrôler par la police qu’un Blanc, un Noir 5,2 fois plus. Cinq ans plus tard, les économistes Nicolas Jacquemet et Anthony Edo constatent lors d’un « testing » que malgré un – faux – CV parfaitement identique, « Pascal Leclerc » obtient deux fois plus d’entretiens d’embauche que « Rachid Benbalit », indique Le Monde dans cette même enquête d’Anne Chemin.

Des institutions bourgeoises en elles-mêmes racistes 

À partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, dans les propos publics, l’idée d’une infériorité raciale des noirs, des juifs ou des Arabes, s’est faite moins répandue, et s’est peu à peu cantonnée aux sphères d’extrêmes droites. Les mouvements antiracistes des années 1980 type SOS Racisme, avec des slogans comme « touche pas à mon pote », étaient essentiellement basés sur une perspective morale, considérant que le racisme venait de certaines personnes mauvaises, folles ou stupides. L’idée était donc de convaincre les racistes que ce qu’ils pensaient était mal, pour qu’ils changent d’avis. L’immense progrès du mouvement antiraciste d’aujourd’hui, est qu’il s’attaque aux structures mêmes de la société, qui dépasse la subjectivité individuelle. Il est important de considérer le  racisme « comme un ordre structurel, intériorisé par les individus, et ne dépendant pas seulement de la mauvaise volonté de quelques-uns », comme le résume le sociologue Alain Policar.

Une partie de la bourgeoisie a toujours été raciste, car cela servait ses intérêts en donnant une assise idéologique, voire morale, à l’expansion de ses intérêts par l’esclavage, par la colonisation, par la guerre.

Ce sont les normes qui structurent nos sociétés qui sont intrinsèquement racistes et c’est à cela qu’il faut s’attaquer, ce que ne supportent pas les élites médiatiques, car cela remet en cause une grande partie du système qui les fait vivre. Une partie de la bourgeoisie a toujours été raciste, car cela servait ses intérêts en donnant une assise idéologique, voire morale, à l’expansion de ses intérêts par l’esclavage, par la colonisation, par la guerre. Ce que les wokes mettent en avant, c’est que le racisme sert aussi ses intérêts dans les structures capitalistes de la société. Dans les entreprises, dans la propriété lucrative des logements, dans la violence de la police à leurs égards, c’est la poursuite de la colonisation bourgeoise sur les plus pauvres. Cette colonisation atteint également les esprits, par la culture, par les séries, par les médias. Il est donc normal de s’interroger sur la place qu’on donne aujourd’hui à certaines œuvres.

Un nouveau Maccarthysme ?

C’est l’un des sujets sur lesquels les opposants au wokisme sont les plus bavards : la cancel culture (ou culture de l’annulation). En souhaitant s’attaquer aux stéréotypes racistes dans les œuvres, dans les textes, dans les discours, les wokistes limiteraient la liberté d’expression. « En France, la gauche a été fortement traumatisée par ce qui est arrivé au mouvement communiste — à savoir 50 ans de déni des crimes du stalinisme alors que les antistaliniens avaient raison. Moi, je pense qu’on est aujourd’hui en France dans une position analogue à celle des communistes d’il y a 50 ou 70 ans, qui, lorsqu’ils osaient parler du goulag, se faisaient traiter d’agents du grand capital. », s’enflamme la sociologue de la culture Nathalie Heinich dans son ouvrage apocalyptique « Le wokisme serait-il un totalitarisme ? ». Pourtant, si on regarde précisément les faits, on ne dénombre en France aucun cas ces dernières années de pièces de théâtre ou de films annulés par les pouvoirs publics à cause du racisme, de la misogynie, ou de l’homophobie qu’ils comporteraient. La seule exception, ce sont les pièces de Dieudonné condamné de multiples fois pour antisémitisme, mais cela n’a rien à voir avec les wokistes, les premières interdictions datant de bien avant l’essor de l’utilisation de ce terme.

Oh non ! Encore un évènement annulé sous pression des wokistes !… Oh wait non, c’est encore un évènement de gauche annulée sous pression de la droite et de la classe dirigeante

De toute manière, les pouvoirs publics sont du côté des opposants au wokisme. On se rappelle notamment du Colloque à la Sorbonne organisé par le ministre de l’Éducation de l’époque Jean-Michel Blanquer intitulé « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture » et faisant intervenir notamment Mathieu Bock-Côté. On peut évoquer également la pièce « Sur le concept du visage du fils de Dieu », de Roméo Castellucci, amputée de sa scène finale après des protestations de catholiques intégristes, à l’initiative de la préfecture de la Sarthe. Les pouvoirs publics financent aussi massivement des artistes attaqués à juste titre par les wokistes. L’un des cas les plus flagrants est Roman Polanski accusé de multiples viols, et qui a pu réaliser un film sur l’affaire Dreyfus avec des financements très importants. Le film ne tient d’ailleurs que par son budget, qui lui permet de proposer de belles images, car à part ça il s’agit d’un petit téléfilm sans dimension artistique. Cela ne l’a pas empêché d’obtenir le César de la meilleure réalisation, car le but de cette récompense, comme le financement de ce film, sont un moyen pour le système, et les agresseurs qu’il comprend en son sein, de se protéger entre-eux, financièrement et symboliquement.  

En réalité, les opposants au wokisme peinent à citer des cas réels d’atteinte à la liberté d’expression en France. Il y a certaines réunions publiques qui sont annulées à cause de militants qui s’opposent à leur tenue, mais ça a toujours existé, à droite comme à gauche, tout comme les campagnes de boycotts de certains auteurs. Par exemple, que certains n’apprécient pas que Sylvain Tesson préside le Printemps des poétes, ne fait pas de lui une victime d’une quelconque censure. L’opposition aux réunions non mixtes, dont l’organisation démontrerait un sectarisme des wokistes, est aussi assez absurde (Anne Hidalgo a fait annuler un festival en partie réservé aux femmes noires par exemple), elles ont toujours existé dans le mouvement ouvrier. Les jeunesses ouvrières chrétiennes (mouvement catholique de gauche -voir révolutionnaire à ses débuts-) existent depuis 1925. L’internationale communiste comprenait une section réservé aux femmes

Pourtant, les réactionnaires n’hésitent pas à s’indigner face à ce qui serait une nouvelle inquisition, selon Mathieu Bock-Coté,  ou un nouveau maccarthysme. « César, Depardieu, Bedos… quand le maccarthysme woke menace le cinéma », ose même titrer Chloé Morin. Dans son article, les seuls exemples de « censure » qu’elle trouve, c’est Amazon qui a cessé la promotion d’une série de Nicolas Bedos suite aux accusations d’agressions sexuelles à son égard (la promotion a cessé, mais la série est bien restée en ligne, on voit que Chloé Morin a une définition très large du mot censure) et les studios qui ne veulent plus financer de nouveaux films avec Gérard Depardieu (mais les anciens continuent à être diffusés).

“Ce qu’on a appelé la « chasse aux sorcières », c’est de la répression politique et policière à l’échelle d’un pays. Et pas seulement contre les communistes. Toute la gauche états-unienne en a finalement payé le prix. Il y a eu des licenciements par dizaines de milliers, des enquêtes, des auditions, des arrestations, des peines de prison…

Nikos Maurice

On a du mal à voir le rapport entre cette « censure woke » et le maccarthysme subi par les artistes communistes aux États-Unis pendant les années cinquante. « S’il y a similitude, elle est de pure forme : le recours au boycott organisé de telle œuvre, de telle personnalité artistique, politique ou médiatique… Mais le maccarthysme ne se résume pas aux mises à l’index, ni d’ailleurs à la seule figure de Joseph McCarthy — la Commission sur les activités anti-américaines est créée dès 1938, et présidée par Martin Dies, ségrégationniste et xénophobe. », nous explique le romancier Nikos Maurice, qui vient de publier l’excellent roman « Hollywood, les années rouges », qui se déroule pendant cette période. « Ce qu’on a appelé la « chasse aux sorcières », c’est de la répression politique et policière à l’échelle d’un pays. Et pas seulement contre les communistes. Toute la gauche états-unienne en a finalement payé le prix. Il y a eu des licenciements par dizaines de milliers, des enquêtes, des auditions, des arrestations, des peines de prison… Des lois portant atteinte aux libertés fondamentales ont été votées : le Smith Act en 1940, la loi Taft-Hartley en 1947, entre autres. Rien à voir donc avec le soi-disant « maccarthysme woke », nous précise-t-il.

 Le « wokisme » ressorti pour contester les soutiens aux Palestiniens

Le wokisme a ceci de pratique que ses contours sont tellement flous qu’il peut être resservi à toutes les sauces. La rhétorique anti wokiste est ainsi actuellement utilisée pour soutenir le “nettoyage ethnique” commis en Palestine. Par exemple, pour avoir eu la lucidité de douter de la pertinence de la présence de militants soutenant les bombardements israéliens lors d’un rassemblement pour la Palestine, un déferlement médiatique s’est déchainé contre les étudiants de Sciences Po, jusqu’au Premier ministre Gabriel Attal, qui a affirmé que «Je n’accepterai jamais qu’une fac ou qu’une école devienne la voie d’eau en France du déferlement d’une idéologie nord-américaine qui, sous couvert d’une certaine modernité, prône l’intolérance, le refus du débat, bride la liberté d’expression et les opinions contradictoires.»  Le paradoxe est frappant : ce sont les pires atlantistes, défendant systématiquement les intérêts des Américains, qui se plaignent d’une importation en France d’une idéologie américaine, en l’occurrence le wokisme. Par ailleurs, prétendre que s’opposer au colonialisme dans une école ou une fac française serait une importation américaine récente est une aberration. Rappelons-nous par exemple des mobilisations étudiantes pour défendre l’indépendance de l’Algérie. En vérité, ceux qui voient des wokistes partout sont des gens qui ne supportent pas que des racisés défendent leurs intérêts. C’est le vieux fond colonial français qui parle à travers Chloé Morin, lorsqu’elle affirme qu’« il y a un problème à Sciences Po : la moitié des étudiants sont étrangers».

En vérité, ceux qui voient des wokistes partout sont des gens qui ne supportent pas que des racisés défendent leurs intérêts.

Les opposants au wokisme fantasment un péril qui n’existe pas, pour mieux asseoir leur domination sur la société. Pendant ce temps, ils ne luttent pas contre la violence sociale et les réelles atteintes à la liberté d’expression aujourd’hui. Ce ne sont pas les wokistes qui ont censuré les affiches de Waly Dia ou Bilal Hassani dans le métro. Ce ne sont pas les wokistes qui ont mis un éditeur de la Fabrique en garde à vue, car il était suspecté d’avoir soutenu des manifestations contre la réforme des retraites. Ce ne sont pas les wokistes qui ont blessé, tué, défiguré les gilets jaunes par milliers, parce qu’ils osaient contester le pouvoir en place. Ce ne sont pas les wokistes qui ont fait convoquer le syndicaliste Anasse Kazib par la police parce qu’il avait accusé Israël d’être un Etat sanguinaire. Ce ne sont pas les wokistes qui font annuler les conférences de la juriste d’origine palestinienne Rima Hassan dans les universités.   Les autoproclamés opposants au wokisme ont réussi, dans beaucoup d’esprits, à transformer les victimes en coupables, grâce à une propagande culturelle, médiatique, très organisée et financée par les milliardaires qui détiennent les médias en France. 

Puisque les bourgeois ont l’air d’avoir si peur du wokisme, soyons le pleinement.

Notre camp social n’a quant à lui pas les moyens de censurer ou d’annuler quoi que ce soit. Mais il n’a pas à baisser les yeux. Être woke ne peut être péjoratif que pour ceux qui s’opposent à l’égalité. Peut-être le temps est-il venu d’assumer le terme woke au même titre qu’une partie de la gauche s’est réappropriée le terme “populisme”, alors que son sens, initialement positif, était devenu exclusivement un moyen pour les élites de dénigrer ceux qui s’opposaient à elles. Puisque les bourgeois ont l’air d’avoir si peur du wokisme, soyons le pleinement. «L’idéologie woke est plus difficile à contrer que le communisme”, s’inquiète Eugénie Bastié. En effet, en partant du vécu immédiat de la population, de ses conditions de vies concrètes, de son ressenti, de ses émotions, la création d’un réel mouvement woke aurait les moyens de convaincre largement et de créer de belles dynamiques insurrectionnelles. Le terme woke n’est pour le moment qu’une fiction utilisée par les bourgeois pour faire peur. Il est temps de lui donner toute sa consistance et de s’en revendiquer fièrement, pour que leur cauchemar devienne une réalité. 


Guillaume Etiévant


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