Le barrage n’est pas simplement l’action (faiblement) politique de voter Emmanuel Macron face à Marine Le Pen une fois tous les cinq ans, c’est désormais une analyse et une pensée politique, une véritable ligne stratégique : on le voit puisqu’elle est mobilisée par avance, et pendant des années, par les médias, les partis politiques et les militants, y compris hors contexte d’élections et dans des moments mobilisateurs pour notre camp social.
Nous avons donc tendance à nous vautrer dans cette peur panique qui empêche de penser, piégés que nous sommes par un de nos points faibles : les signes extérieurs de vertu qu’aiment à afficher la gauche morale, c’est-à-dire la gauche bourgeoise.
Analyse de ce discours qui masque deux réalités : d’une part la politique de Macron est aujourd’hui plus brutale, plus autoritaire, aussi xénophobe, que les gouvernements d’extrême droite actuellement au pouvoir en Europe, d’autre part le macronisme et le reste de la droite s’allieront à terme avec le RN.
La peur panique du retour du fascisme provient de traumatismes historiques assez compréhensibles, avec cette question travaillant “la gauche” depuis un siècle : aurions-nous pu éviter la catastrophe ?
Et il faut dire que cette “gauche” a eu sa part de responsabilité : les spartakistes allemands lançant une insurrection beaucoup trop tôt laissant le champ libre à une répression à laquelle elles et ils ne pouvaient pas survivre, les sociaux-démocrates allemands réprimant cette tentative révolutionnaire dans le sang, les partis communistes européens mettant les sociaux-démocrates sur le même plan que les fascistes avant de changer brutalement et trop tardivement de ligne sur ordre de Staline, une partie des députés du Front Populaire votant pour les pleins pouvoirs à Pétain… Les mauvaises décisions se sont succédé sans qu’elles suffisent pour autant à affirmer que, seules, ces forces auraient pu, effectivement, vaincre le fascisme.
Oui sauf que voilà, comparaison n’est pas raison, et notre situation aujourd’hui et ici est différente et appelle donc à des méthodes et des réflexions différentes.
Pas besoin d’ ”imaginer” ce que serait l’extrême droite au pouvoir : elle l’est déjà dans plein de pays européens
Le danger RN est un danger mais il n’est pas un danger “fasciste”.
En effet, l’extrême droite lepeniste, bien qu’elle ait des héritages fascistes et/ou pétainiste (comme l’ensemble de la droite française, qui s’est entièrement compromise dans la Collaboration, et on n’en finit pas de la constater) n’est pas, à proprement parler, fasciste – c’est important car cela change l’analyse. Elle est d’extrême droite au même titre que d’autres en Europe, et donc au même titre que … Macron.
On pourrait donc s’attendre à ce qu’on voit aujourd’hui : une impunité policière totale, des arrestations d’opposants, des violences et une répression très forte contre les migrantes, les migrants et les racisés, une poursuite des politiques d’exception contre les musulmanes et les musulmans, les militantes et militants du mouvement social, une réduction de la liberté de la presse et d’expression… C’est-à-dire aux politiques mises en place (avec plus de modération qu’en France, oui oui) par la Pologne, la Suède, la Hongrie, l’Italie, où l’extrême droite n’a pu arriver au pouvoir qu’avec l’adhésion et la participation des partis bourgeois classiques.
Car pas besoin d’aller chercher les exemples dans le passé pour comprendre la réalité de l’extrême droite dans les années 2020, il s’agit d’une dynamique que l’on retrouve dans toute l’Europe, voire dans le monde entier. Or l’équivalent (en pire à bien des égards) d’un Orban ou d’une Meloni en France n’est pas Le Pen mais bien, d’ores et déjà, Macron.
La droite libérale a vocation à s’allier avec l’extrême droite
Ces gouvernements d’extrême droite européens n’ont donc pas pu arriver au pouvoir seuls, ils ont dû faire des coalitions. C’est pareil ici : pour faire une majorité, Le Pen devrait composer avec les macronistes et le LR. C’est toute l’opération idéologique du « barrage anti-Nupes » que de nous préparer à ces alliances pour qu’elles ne paraissent plus « contre-nature ». Et cela va devenir également vrai à l’inverse : pour maintenir des majorités introuvables LR et macronisme devront de plus en plus composer avec le RN.
Autrement dit : faire barrage au RN en votant pour le macronisme ou LR c’est voter pour deux forces politiques qui ont, in fine, vocation à s’allier à la première. À ce stade la « politique du barrage » consiste donc à un jeu de dupes : en pensant faire barrage à un parti en votant pour un autre, on vote pour un mouvement politique, qui, au bout du compte fera alliance avec celui que nous voulions contrer et appliquera la même politique. Les compromis se feront bien sur les questions économiques et non pas sur les politiques contre les minorités et sur l’autoritarisme, positions où tout ce beau monde se retrouve.
C’est le non-dit de l’argument sur la “victoire électorale prochaine/possible du RN” : une majorité RN ne pourrait fonctionner que par alliances. Avec qui à votre avis ? Avec qui les convergences objectives deviennent de plus en plus nombreuses et explicites ?
C’est déjà ce qui s’est produit lorsqu’après les élections législatives, Macron proposait à Marine Le Pen de rejoindre son gouvernement, que les députés macronistes votaient pour des députés RN à la vice-présidence de l’assemblée, lorsque des élus RN se sont réjouis de l’élection d’une députée socialiste contre une députée France Insoumise.
L’idée de ce type d’alliance peut surprendre car elle marquerait une rupture avec la “tradition” politique française. Pourtant elle est la suite de ce qui s’est déjà déroulé.
A l’époque où le PS et l’UMP étaient très ancrés, et structuraient de manière binaire la vie politique française, l’idée d’une alliance entre les deux paraissait parfaitement absurde, et ce malgré les points de convergences idéologiques et sociaux objectifs entre ces deux organisations. Pourtant certains prévoyaient déjà cette alliance à venir : tout simplement parce qu’elle était en train d’être réalisée dans toute l’Europe, comme par exemple en Allemagne. Quelques années plus tard, Macron et LREM réalisaient cette fusion (sous la forme d’un troisième parti mais le résultat est identique) et nos analystes politiques vantaient une innovation “jamais vue”… alors qu’elle était vue partout ailleurs.
Après que le PS et l’UMP se soient fondus dans LREM (ne laissant derrière eux que deux partis moribonds), et en se coalisant se soient extrême droitisés, il ne reste plus que l’opération suivante : l’alliance concrète avec les forces d’extrême droite. Là aussi ces unions ont surpris dans les autres “démocraties libérales” européennes : l’alliance de la droite classique avec les mal nommés “Démocrates de Suède”, l’alliance entre Berlusconi et l’extrême droite (néo)fasciste en Italie, la coalition de plusieurs partis de droite, notamment avec le parti démocrate chrétien, qui a mené Orban au pouvoir en Hongrie… Il n’y a donc absolument pas de quoi être surpris de voir ces frontières entre droite dite libérale et extrême droite se briser : la bourgeoisie macroniste a aussi compris qu’il n’y a plus entre elle, et l’extrême droite labellisée comme telle, qu’une différence de degré et non plus de nature. Mais nos “intellectuels” médiatiques ne se donnent pas la peine d’analyser les dynamiques européennes, préférant se livrer à des comparaisons historiques hasardeuses, sans analyser les spécificités contemporaines. Partout ailleurs c’est l’alliance entre les équivalences du macronisme et l’extrême droite qui permette à la seconde d’accéder au pouvoir.
Ce qui est à craindre : non pas le fascisme, mais un axe bloc libéral – extrême droite, déjà en cours de construction avec le macronisme en initiateur.
Les éléments cités plus haut sont donc constitutifs d’une politique d’extrême droite. Il est très improbable que Le Pen première ministre ou présidente, puisse (ou même souhaite…) mettre en place un parti unique, une propagande d’Etat totalitaire, une politique génocidaire avec déportations massives et camps d’extermination contre les juifs, les musulmans, les homosexuels, les opposants etc. – ce que désigne le fascisme (ou le nazisme). Il ne s’agit en aucun cas d’euphémiser mais de comprendre l’ennemi. Ce type de politique pourrait ré-advenir (avec des formes et des esthétiques forcément différentes) dans une situation insurrectionnelle, révolutionnaire, avec un peuple lourdement armé, et le capital menacé dans son existence même – c’était le cas en Italie, en Allemagne et ailleurs dans les années 1920 et 1930 – ce n’est pas le cas aujourd’hui (pour le moment).
C’est mon analyse sur le « déjà-la fasciste » : la dictature est déjà-là, nous vivons déjà dans une politique classiquement d’extrême droite avec des éléments de fascisme, toutefois l’instauration d’un régime fasciste (à ce stade) n’est pas nécessaire pour la bourgeoisie et les vrais fascistes (minoritaires mais qui existent) n’ont pas les moyens de leur ambition.
Etre conséquent : arrêter les injonctions morales prospectives, résister ici et maintenant
Craindre le danger RN comme un danger d’une toute autre nature que celui que nous vivons actuellement, ici et maintenant, c’est faire preuve d’une dissonance cognitive qui nous empêche de voir la nature réelle du régime.
Sur-diaboliser le RN c’est dédiaboliser le macronisme, c’est donc dédiaboliser l’extrême droite dans ses modalités pratiques : c’est ici et maintenant que les opposants sont arrêtés, mutilés, éborgnés, fichés S, mis dans le coma, que des médias sont censurés, des journalistes tabassés, des migrants maltraités, laissés à la mort en Méditerranée…
La question, sommes-toute très peu intéressante et inopérante, de jouer, un jour d’élection, une fois tous les cinq ans, la carte Macron contre Le Pen (question qui par ailleurs signifie que nous avons déjà perdu et que la suite n’est donc plus vraiment dans nos cordes) n’est pas celle qui nous est posée à ce jour. C’est seulement en détruisant le macronisme que l’on peut espérer qu’il emporte le RN dans sa chute : car le RN et Macron c’est en réalité le même monde, le même socle d’idées, les mêmes héritages historiques revendiqués et – in fine – les mêmes promoteurs.
Et puisque nous ne faisons que perdre, l’introspection peut parfois avoir du bon : la “stratégie” du barrage comme unique vision pour l’avenir, stratégie de faiblesse et de chantage moral, appartient aux causes de notre spirale de défaite, à notre absence de confiance en nous, à notre manque d’ambition, là où il est grand temps de privilégier une réelle sécession d’avec la bourgeoisie autoritaire qui s’apprête à faire bloc et à se jouer, une fois de plus, de nos insuffisances et de nos peurs.
Il y a de quoi craindre mais il faut craindre maintenant : ce n’est pas demain que nos libertés élémentaires (manifestation, rassemblement, expression…) sont toutes remises en question, que la xénophobie la plus crasse s’exprime contre les musulmans, que nos droits sociaux sont balayés, c’est sous Macron et c’est donc contre lui qu’il nous faut riposter, de la même manière que nous le ferions sous un gouvernement labellisé d’extrême droite.
Rob Grams