En septembre, c’est le grand retour des émissions d’idées et de débats, à l’image de « C ce soir » sur France 5. Une émission bourgeoise et conformiste qui en dit long sur notre rapport à l’audiovisuel public et à sa longue déchéance éditoriale.
« C’est mieux que rien, je regarde parfois » ; « Il y a des chercheurs donc c’est intéressant » ; « Ça fait le taffe ! ». C’est souvent en ces termes que des personnes de mon entourage qualifient « C ce soir », émission de débat diffusée vers 23h sur France 5. Pourtant, ils ne la regardent pas de manière assidue, voire ne la regardent pas du tout. Mais le simple fait d’être au courant de son existence est réconfortant : il existe encore des espaces de débat d’idées pluralistes à la télévision publique. Ouf !
L’émission, diffusée du lundi au jeudi et présentée par Karim Rissouli ou Camille Diao, se compose de six invités débatteurs et de deux chroniqueurs. Et pas n’importe lesquels, puisqu’il s’agit de la journaliste libérale et socialiste (pléonasme) Laure Adler, ex-conseillère à la culture de François Mitterrand et patronne de France Culture, et le très bourgeois Arthur Chevalier, un « écrivain » qui publie des livres sur Napoléon environ tous les deux ans. Comme Clément Beaune, il doit réprimer ses tics de langage aristocrates dès qu’il ouvre la bouche. Armé de son stylo bic dans la main, il compense son absence de style et de fond par de grands gestes embarrassants pour se donner de faux airs d’intellectuel sauce BHL.
Équilibré et bien anglé, un bon débat permet, dans un premier temps, de mieux comprendre certains enjeux politiques et de démontrer qu’aucune thématique n’est « neutre », en mettant en exergue les désaccords entre différents courants de pensée. Dans un second temps, il permet de confronter des discours politico-médiatiques dominants claqués au sol à des arguments solides et contestataires. Pourquoi pas ?
Suite à l’arrêt de l’émission en 2016 de « Ce soir (ou jamais !) » présentée par l’animateur Frédéric Taddeï, après dix ans de diffusion, le service public audiovisuel n’a plus proposé de débat d’idées. Depuis janvier 2021, « C ce soir » tente de reprendre le flambeau et reflète parfaitement l’évolution du paysage médiatique audiovisuel : des plateaux de plus en plus déséquilibrés et aseptisés, la présence encombrante de chroniqueurs, l’absence des classes laborieuses et une parole qui sort très rarement du cadre.
Plateaux déséquilibrés et invités « déjà dans le taxi »
Chaque semaine, je me persuade que je ne regarderai plus jamais cette émission. Mais je ne peux pas m’empêcher de zapper sur France 5 un court instant, comme si je n’attendais au fond qu’une seule chose : pester devant ma télé. Un soir, je tombe sur le débat « Dette, chômage : faut-il remettre les Français au travail ? ». La question est piégée : ils ne sont pas déjà au travail, les Français ? Pourquoi reprendre la propagande gouvernementale pour en faire une « question neutre » ? Je me penche ensuite sur la composition du plateau : trois libéraux, dont l’économiste Jean-Marc Daniel, face à deux personnalités de gauche, dont la secrétaire générale de la CGT Sophie Binet. Pour les programmateurs et les animateurs, les personnalités de gauche sont considérées comme des « militants » par essence moins neutres que des libéraux détenteurs du pouvoir de la Raison objective. Par conséquent, à leurs yeux, ce plateau est équilibré.
Une semaine plus tard, un autre débat tout aussi enthousiasmant: « Les grands patrons sont-ils trop payés ? ». Oh, mais qui vois-je ? Ce cher Olivier Babeau, invité un jour sur deux en plateau. Il est le président de l’institut très libéral Sapiens : les instituts ou think thank fantoches sont les clients parfaits pour les programmateurs d’émission de débat. Leurs membres, parisiens, sont « déjà dans le taxi » au moindre coup de fil de l’émission, pour nous expliquer une énième fois que « les riches sont des personnes méritantes », que « les jeunes sont indisciplinés et dangereux, abrutis par des réseaux sociaux comme Tik Tok », ou encore que « lasociétéfrançaise » est « fracturée » et qu’il faut « apaiser les tensions sociales ». Je ne l’avais pas vu depuis plusieurs jours, je commençais à sérieusement m’inquiéter.
L’éditocrate Charles Consigny est également de la party. Je zappe quelques secondes sur BFM TV : l’avocat participe au même moment à une émission en direct, « C ce soir » étant enregistrée dans la journée. Un hologramme d’éditorialiste : j’ai sursauté de mon canapé. Pratique et toujours enthousiaste, votre « éditorialiste d’institut libéral » discount diffuse des énormités sans qu’aucun animateur, agrippé à ses fiches bristol, ou service de fact-checking ne le reprenne, occupés à dénicher des perles rares conspirationnistes méconnues sur le réseau X et à en faire la publicité gratuite.
Les plateaux sont organisés de sorte à éviter les « radicalités » et les contestataires – en particulier de gauche, cela va de soi. L’émission « Débat public: l’impossible nuance ? » l’illustre parfaitement. Jean Birnbaum, directeur du « Monde des livres », ancien chroniqueur de l’émission et auteur de Le Courage de la nuance (Le Seuil, 2021) est évidemment invité. Pourquoi faudrait-il de la nuance ? « La Nuance » est-elle l’argument ultime de l’extrême centre et de la macronie pour éviter toute conflictualité de classe légitime ? Le débat public est-il « trop violent » ? Régressions sociales gouvernementales, morts au travail, violences policières, génocide en cours à Gaza: le débat doit, au contraire, être vindicatif.
L’objectif de la nuance bourgeoise: canaliser les colères des classes laborieuses, bien trop influencées par leurs émotions et leurs bas instincts. De profondes analyses que partagent la fondation sociale-démocrade Jean Jaurès, régulièrement invitée par le service public. Désormais, cette fondation brille par l’utilisation d’un nouveau « concept » inspiré par la série de Canal + « La Fièvre » : une société française qui serait « fiévreuse ». En résumé : les zéxtrêmes sont très méchants et ne contribuent pas à l’apaisement du pays, les prolétaires doivent souffrir en silence au service de la « paix sociale » = au maintien des injustices politiques et sociales. Une chose est sûre, les écouter provoque la fièvre pendant des heures.
En plateau ce soir-là pour l’émission « Débat public : l’impossible nuance ? », seule l’éditorialiste de droite Eugénie Bastié remettra en question l’idée de vouloir neutraliser le débat face aux « zextrêmes » en prétextant une sacro-sainte Nuance d’extrême centre et conformiste. Oui, vous avez bien lu : la seule. « C comme ça », il faudra donc ravaler votre vomi et compter sur une « journaliste » du Figaro afin de plus ou moins – surtout moins – défendre votre vision. Tant que l’illusion de la démocratie pluraliste est préservée, R.A.S pour l’équipe de « C ce soir ».
Du mansplaining au bourgesplaining
Lors du mouvement social contre la réforme des retraites, la grande majorité des invités d’émissions de débat du service public, qu’ils soient pour ou contre, étaient des CSP+ qui ne sont pas directement concernés par l’allongement de l’âge légal de départ, au contraire des travailleuses et travailleurs qui représentent pourtant environ 75% de la population française. Dans les médias, selon l’Observatoire des inégalités (2019), seulement 4% d’ouvriers s’expriment, alors qu’ils représentent 20% de la population active, sans compter les professions intermédiaires, les employés, les demandeurs d’emploi et les personnes au RSA. Dans ces émissions du service public, ce qui vaut aussi pour Radio France – en particulier France Culture, France Inter – et Arte, la programmation tend le micro aux diplômés parisiens, davantage légitimes à prendre la parole et à parler au nom « des autres », incapables de penser par eux-mêmes.
Par exemple, lorsque le Comité inter-urgence, qui représente les luttes paramédicales – fermeture de lits, salaires faibles, conditions de travail détériorées -, est de manière très occasionnelle invité en plateau, leurs propos sont beaucoup plus vindicatifs que des médecins ou des chefs de service. Par leur proximité de classe avec les directions et la méconnaissance de leurs patients, qu’ils ne côtoient pas au quotidien, ces derniers peuvent être plus en phase avec les réformes gouvernementales austéritaires : leurs propos sont alors beaucoup plus nuancés et mesurés. On fait davantage confiance aux médecins bien éduqués ou à des praticiens-chercheurs plus ou moins intéressants : ils cherchent des choses, oui, c’est vrai, mais ça ne leur garantit pas le luxe de la neutralité surplombante : leur travail académique émane également de leur vision du monde.
Ainsi, dans un « C ce soir » consacré à l’hôpital public, aucun paramédical syndiqué ou membre du Comité inter-urgence n’est présent. À la place, deux chercheurs plutôt à gauche : la sociale-démocrate et énarque Lucie Castet du collectif « Nos services publics » – ex-candidate NFP au poste de Première ministre -, et le chercheur Nicolas Duvoux. En face, Mathias Wargon, chef de service des urgences à l’hôpital Delafontaine à Saint-Denis – mari d’Emmanuelle Wargon, ex-ministre sous Macron, mais il faut le googler pendant le débat pour le découvrir soi-même -, Karine Lacombe, infectiologue favorable à la macronie, et une députée Renaissance et médecin, Stéphanie Rist. On est à peu près certain qu’avec une telle ambiance colloque universitaire aux relents macronistes, la crise de l’hôpital risque d’être « une crise sans fin », comme le souligne le titre de l’émission.
C’est ce qu’on peut appeler du bourgesplaining – à l’image du mansplaining, c’est-à-dire une situation dans laquelle un homme explique paternellement à une femme quelque chose qu’elle sait déjà – : on préfère inviter des membres des classes dominantes « bien éduqués » et on évite de recevoir les premiers concernés pour ne pas s’encombrer d’un plateau trop « conflictuel » avec des personnes qui ne « s’exprimeraient pas assez bien » – de toute façon, on n’a même pas leur numéro.
Une mise en scène aseptisée et parisiano-centrée
Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu pour mériter des émissions aussi aseptisées et ces filets d’eau tiède embarrassants ? C’est simple : plus les classes dominantes qui dirigent ces médias de service public craignent les contestations sociales et politiques de toutes parts, plus elles resserrent le boulon éditorial. Le chroniqueur de France Inter Guillaume Meurice, suspendu par la présidence de Radio France pour une blague sur le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, en a fait les frais. Le service public court après l’extrême droite, en raison de la proximité de leurs idéologies respectives et de peur d’être accusé de « média militant », de « bobo » ou de « gauchiste ». Face à ces remarques, leur réaction est d’inviter… encore plus de réacs, comme si la radicalité et la subversivité étaient devenues un monopole d’extrême droite – c’est-à-dire pouvoir insulter lézarabes en toute impunité. En somme, du Bolloré avec une couche de respectabilité en plus. « En fait, Guillaume Meurice, c’est l’inverse de Zemmour : il est condamné par la justice mais il est soutenu par sa chaîne. Il y a plus de liberté d’expression sur CNews que sur France Inter », ironise l’humoriste démissionnaire Djamil Le Shlag lors de sa dernière chronique en soutien à la suspension de son collègue.
La musique du générique de l’émission est un bel extrait du morceau Pocket piano en version orchestrale, composé et joué par DJ Mehdi. Elle est également utilisée pour une pub de La Société Générale et du Crédit du Nord après leur fusion pour devenir « SG »: « Les idées, elles peuvent naître partout. À n’importe quel endroit. Que ce soit celle qu’on a petit, celle qui nous fait grandir ou celle qui peut changer l’avenir. Alors, pour vous donner toutes les chances de faire grandir vos idées, nous avons créé SG. Une grande banque plus réactive et plus experte au plus près de vous. Et ça, ça fait toute la différence », nous explique la voix off. Le message adressé par ces banques est étonnamment identique à ces émissions : les « idées » sont des objets de consommation dépolitisants comme les autres, il faut être rapide, lisse, vaporeux, ne pas déranger l’ordre établi ni bousculer le téléspectateur-consommateur. « C ce soir » n’est évidemment pas diffusée en direct, c’est bien trop risqué pour la production : quelqu’un pourrait critiquer la présidente de France Télévisions Delphine Ernotte – les présidents de l’audiovisuel public étant proches du pouvoir -, appeler à la révolution, ou pointer du doigt l’absence de charisme des chroniqueurs et des animateurs, ce serait ballot.
Karim Rissouli ou Camille Diao présentent l’émission devant une baie vitrée dont la vue de nuit donne sur des immeubles haussmanniens : Paris, « capitale de la culture et de la pensée », ça ne rigole pas. Recevoir des « provinciaux » nécessite une logistique plus complexe : il faut payer les trains allers-retours, voire une chambre d’hôtel, et les personnes qui ne peuvent pas télétravailler et qui sont davantage contraints par leur supérieur hiérarchique ont moins de disponibilités, ces émissions étant enregistrées dans la journée. Pourtant, leurs meilleures audiences sont souvent des débats consacrés aux problématiques des classes laborieuses de toute la France : temps de travail, déserts médicaux, inflation, crise des urgences.
Le « C déjà ça », un puissant démobilisateur
Après le « déjà là communiste » théorisé par l’économiste Bernard Friot, c’est-à-dire le fait que nos nombreux acquis sociaux comme la Sécurité sociale soient communistes, nous avons donc le « déjà ça libéral » : contrairement aux excités d’extrême droite en roue libre sur C News, C8 ou Europe 1, il y a des chercheurs et des chercheuses de bonne tenue et les émissions sont souvent calmes et apaisées. Alors, pourquoi devrions-nous nous plaindre ? C déjà ça. Le Journal du dimanche (JDD), racheté par Bolloré, est devenu un journal d’extrême droite. Avant, il n’était « que » de droite, la « Pravda du Dimanche » fermement opposée aux mouvements de grèves et aux manifestations: c’était déjà ça.
Le C déjà ça est le meilleur moyen de nous rendre apathique, de nous neutraliser et de provoquer en nous de la résignation. Les émissions de France 5, la plus caricaturale étant « C dans l’air » critiquée par le site de critique médias Acrimed depuis plus de vingt ans, que sont « C politique », « En Société », « C l’hebdo », « C à vous » – le bal promotionnel macroniste pour troisième âge -, maintiennent l’ordre économique et social tel qu’il est.
France 5 est la cinquième chaîne de télévision la plus regardée de France, ex æquo avec C8, la chaîne de l’animateur Cyril Hanouna, avec une part d’audience moyenne annuelle de 3,4 %. L’émission « C ce soir » cumule en moyenne entre 300 000 et 400 000 téléspectateurs. Fort heureusement, il nous reste Youtube et les « dangereux réseaux sociaux », où les extraits de leurs émissions ne dépassent pas souvent les 3 000 vues : des médias ou chaînes indépendantes font de bien meilleurs scores. Un comble avec tous leurs moyens de diffusion à disposition et leur monopole médiatique.
La chaîne CNews est l’arbre qui cache la forêt de la médiocratie libérale qui règne dans notre service public. Comme s’il fallait tout faire pour que plus rien ne se passe à la télévision, de crainte de reproduire les clashs racistes et abrutissants des médias Bolloré, qui sont devenus les meilleurs ennemis des zombies du service public : ils leur permettent de se draper d’une vertu progressiste mais bourgeoise à peu de frais. De Netflix à « C ce soir », même combat : un bruit de fond peu exigeant mais réconfortant qui fait passer la soirée, affublé de cautions diversitaires superficielles et dépolitisées.
Des journalistes et chercheurs « de gauche » affichent sur leurs réseaux sociaux le fait d’avoir refusé des invitations chez Bolloré TV, ou postent chaque jour un extrait de l’émission de Pascal Praud ou des Unes du JDD : publicité gratuite, effet Streisand garantit. Une posture morale qui flatte leur égo, mais qui aurait davantage de sens si on commençait à interroger également notre présence dans des médias « d’Etat » davantage que de « service public ».
Selim Derkaoui
Nous avons besoin de vous pour continuer !
Frustration est un média d’opinion, engagé et apartisan : financés 100% par nos lectrices et lecteurs, nous ne percevons ni subventions ni “gros dons”. Nous ne percevons aucune recette publicitaire. Par ailleurs, notre média en ligne est entièrement gratuit et accessible à toutes et tous. Ces conditions nous semblent indispensables pour pouvoir défendre un point de vue radical, anticapitaliste, féministe et antiraciste. Pour nous, il y a une lutte des classes et nous voulons que notre classe, la classe laborieuse, la gagne.
À LIRE / VOIR AUSSI :