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Willy Schraen sera-t-il le prochain représentant de la ruralité au Parlement européen ? Le 4 décembre dernier, le président de la Fédération nationale des chasseurs a officialisé sa candidature aux élections européennes, en tête de liste d’”Alliance rurale”, pour “être la voix de la ruralité”. Défendre la chasse reviendrait, selon lui, à défendre “la pêche, l’agriculture, l’élevage ou la tauromachie”, en somme, un mode de vie rurale, des traditions ancestrales et la culture folklorique des gens de la campagne. Qu’en est-il vraiment ?

Cette vision très personnelle de la campagne et ces assimilations entre ruralité et chasse reviennent perpétuellement dans la bouche des pro-chasses, tel que Fabien Roussel invité, sur France Info, en juin 2021 : “J’en ai un peu marre de ces intellectuels condescendants qui n’arrêtent pas de nous donner des leçons sur nos pratiques, sur nos manières de faire, qui nous disent ce qu’il faut manger et comment il faut conduire. Il y a un courant anti-chasse que je ne partage pas, parce que je suis moi-même député d’une conscription rurale [dans le Nord]”. Outre le fait qu’il oppose avec condescendance les intellectuels aux ruraux, le leader du Parti communiste prend ici un raccourci à travers champ. On retrouve cette même binarité dans le film “Chasse gardée”, sorti en décembre 2023, où l’on voit un couple de bobos parisiens s’installer à la campagne et se heurter à des chasseurs bons vivants entraînés par le sympathique Didier Bourdon. Cette comédie interculturelle bourrée de clichés dépeint un choc des civilisations entre citadins et campagnards. 

Pourtant, en février 2022, dans La Croix, le lobbyiste Thierry Coste avait révélé cette vieille stratégie de communication : “L’idée que défendre la chasse revient à défendre la ruralité dans son ensemble est une assimilation fallacieuse, mais que nous avons réussi à installer“. Traduction : les habitants de la campagne sont pris en otage pour servir un discours politique qui profite aux chasseurs.

Un loisir en milieu rural… pratiqué par des urbains

D’abord, comme l’explique le sociologue Benoît Coquard dans Ceux qui restent (Ed. Découvertes), il n’y a pas une, mais des ruralités. Les réalités ne sont pas les mêmes dans les régions post-industrielles de l’est de la France que dans les terres bretonnes ou dans le Quercy. La “ruralité” n’est pas une entité géographique et sociale uniforme. Ce prisme hypercentralisé de la capital nie les diversités régionales.  Et la chasse n’est pas non plus une activité homogène. Les aristocrates de la chasse à cour partagent peu en commun avec ceux de la chasse à la perdrix. Celle qui fait le plus grand bruit est actuellement la chasse en battue, car elle représente l’ organisation sociale et politique la plus puissante et surtout l’une des plus mortelles, avec 410 personnes en France entre 1999 et 2019 et 2 792 accidents, selon l’Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS).

S’il est vrai que ce “loisir” se pratique dans les zones rurales, ce ne sont pas forcément des ruraux qui tiennent le fusil. Aujourd’hui, la majorité des chasseurs sont en fait urbains, résultat d’un profond changement sociologique, opéré entre 1998 et 2015. 77% des chasseurs vivent dans des agglomérations de plus de 2000 habitants dont 40% de communes de plus de 20 000 habitants. Selon l’ONCFS, les professions cadres, cadres moyens et assimilés représentent 30,8 % des pratiquants, contre 26,6 % il y a 20 ans et les agriculteurs comptent pour 4,4 % des pratiquants en 2015 (contre 12,1 % en 1998). Les chasseurs correspondent davantage à des bourgeois provenant des couronnes urbaines qu’à des paysans de la France profonde, comme le sous-entendent les lobbyistes.

“Les nouveaux profils des chasseurs et les dynamiques en cours chez les pratiquants sont bien à l’image des évolutions de la société : davantage de citadins, à la recherche d’activités de pleine nature […]. ”

Rapport Sommer (2019)

Ces mutations entraînent justement “un éloignement progressif des pratiquants de la chasse d’un mode de vie « rurale »”, comme l’indique le rapport de la fondation François Sommer (2019), “Les nouveaux profils des chasseurs et les dynamiques en cours chez les pratiquants sont bien à l’image des évolutions de la société : davantage de citadins, à la recherche d’activités de pleine nature […]. ” De fait, cette nouvelle forme de chasse correspond mieux aux envies des urbains que des campagnards. Mila Sanchez, Lotoise et co-fondatrice du collectif Un Jour un Chasseur, rappelle que la plupart des ruraux ne sont pas concernés par la chasse : “Entre 14 millions et 30 millions de personnes vivent à la campagne et il y a seulement 1 million de chasseurs. Ça montre que la plupart d’entre elles sont non-chasseuses.” 

Un loisir de moins en moins rural mais qui s’embourgeoise ! Car la modernisation de la chasse a un coût. Comptez entre 1500 et 3 000 euros le fusil, 500 euros de frais par an pour un chien de chasse, sans compter le prix de la licence, les caméras infrarouges, les talkie walkies, les cartouches, l’habillement et le 4×4. On est loin de l’image du petit chasseur, seul avec son chien, repérant les empreintes au sol pour traquer le gibier. 

Par ailleurs, selon la Fédération Nationale de Chasseurs (FNC), seuls 8% d’entre eux sont agriculteurs. L’étude ne dit pas à quel syndicat agricole ils appartiennent, mais tout laisse à penser qu’agro-industrie et chasse font bon ménage. En février 2023, la FNSEA et la FNC organisaient un grand meeting à Paris pour renforcer leur collaboration. En effet, la chasse à la battue résulte des méthodes de l’agriculture productiviste développée après la Seconde Guerre mondiale. Dans “Sangliers, géographie d’un animal politique” (ed. Actes Sud), Raphaël Mathevet et Roméo Bondon expliquent ce phénomène : “Dès les années 70-80, les études sociologiques et ethnographiques ont montré comment l’expansion de la chasse accompagne la transformation de la campagne et des pratiques paysannes, comment la dégradation des conditions de reproduction du petit gibier avait partie liée avec la mécanisation de l’agriculture, l’exode rural et le remembrement des bocages. […] Le développement de l’agriculture intensive et l’abandon des terres les plus ingrates ont, pour les sangliers, modifiés favorablement les paysages dans la plupart des régions du continent, en leur fournissant de nouveaux abris et, surtout, d’abondantes ressources alimentaires.” Pour Pierre Rigaux, naturaliste et auteur du livre “Pas de fusils dans la nature” (ed. Alpha), ces évolutions ont aussi eu l’effet inverse : “Cette nouvelle chasse a attiré plein d’autres chasseurs, venus de la ville, qui n’avaient aucune relation avec la faune et la ruralité et qui voulaient juste faire des cartons.”

Comme pour la corrida, l’aspect “traditionnel” est souvent invoqué pour défendre la chasse (Robert Margé, célèbre éleveur de taureaux de corrida, est par ailleurs candidat sur la liste Alliance rurale). Alors que la battue, telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui, date d’il y a à peine 50 ans. Cette mutation est intrinsèquement liée à la disparition progressive de la culture paysanne. Mais ni les paysans, ni les chasseurs n’ont été maîtres de leur destin. Ils ont dû s’adapter aux directives du libre marché et de la Révolution agricole, décidée par des technocrates hors-sol. Les pro-chasse argumentent sans cesse sur l’utilité et la nécessité des chasseurs qui « réguleraient » les espèces invasives afin de protéger les récoltes, alors que persistent de forts clivages entre chasseurs et agriculteurs.

Le monde rural subit la chasse

Les populations de sangliers ont été favorisées par le chasseur, elles le sont encore“, souffle Christian Rossi, ancien porte-parole de la Confédération Paysanne du Lot. Dans ce syndicat, la chasse n’est pas toujours bien accueillie, car, contrairement à ce qu’elle affiche, cette pratique ne préserve pas les terres des dégâts des gros gibiers, mais les accentue. “Les chasseurs font en sorte que les sangliers continuent à se reproduire, ils veulent avoir des proies. Au niveau agricole, les exploitations s’agrandissent et beaucoup de parcelles ne sont plus exploitées et pâturées, des ronces poussent et des endroits privilégiés pour les sangliers. C’est un cercle vicieux. Ça favorise les populations de sangliers et ça justifie la chasse.” Selon lui, les chasseurs ne représentent pas plus la ruralité que la paysannerie.

FNSEA et FNC utilisent le même argument de la campagne pour légitimer leurs pratiques mortelles. Le chasse-bashing est un peu comme le nouvel agribashing. Un terme déjà employé dans un article du Chasseur Français en 2020, pour rendre les opposants à la chasse illégitimes, car jugés déconnectés des réalités locales. C’est pourtant bien des bourgeois, tels qu’Alexandre Laurent, sur RTL, qui reprennent l’idée que critiquer la chasse reviendrait à mépriser les habitants de la campagne. “Le mépris des élites urbaines pour le mode de vie rurale des chasseurs est assez insupportable” déclarait-il en janvier 2023. Difficile d’avaler les arguments de ce haut-fonctionnaire parisien.

Le collectif Un Jour un Chasseur se bat pour dénoncer les dangers de la chasse pour les ruraux

Le discours du lobby de la chasse est tellement convaincant, que même les politiciens opposés à la battue, tombent dans le panneau et proposent des mesures urbano-centrées. Yannick Jadot suggérait dans son programme électoral des présidentielles, d’interdire la chasse les week-end et les jours fériés. “La pandémie a renforcé notre besoin d’accéder à la nature : de la part des familles, des joggeurs, des vététistes… Notamment le week-end. Or, la chasse apparaît incompatible avec toutes ces activités”, déclarait-il dans une interview pour Ouest France. Il faudrait, selon lui, protéger les habitants des villes en mal de verdure, des tirs de fusil. Or, cette proposition invisibilise complètement les populations les plus à risque, à savoir les ruraux eux-mêmes. “Les premières victimes sont à la campagne”, reprend Mila Sanchez. Son ami Morgan Keane a été tué par un chasseur, le 2 décembre 2020, sur sa propriété, alors qu’il coupait du bois. C’était un mercredi, il n’était pas en balade, il faisait juste en sorte de passer l’hiver au chaud. Dans les médias, les potentielles victimes sont souvent des “randonneurs” ou des “cyclistes”, mais dépeindre la campagne comme un lieu de villégiature ou un terrain de rando, c’est nier la colère des locaux.

“Les premières victimes sont à la campagne”

Mila Sanchez, co-fondatrice du collectif “un jour un chasseur”

Les espaces naturels que sont les chemins, les champs, les bois, sont traversés au quotidien par les ruraux pour travailler, se déplacer ou pour toutes les pratiques en dehors du travail comme rentrer les bêtes, cueillir, arroser le potager, marcher, couper du bois, entretenir le paysage, etc. Ces activités sont autant d’occasions de croiser des chasseurs. Anna*, paysanne dans le Tarn-et-Garonne, a dû mettre ventre à terre lorsqu’elle ramassait les légumes dans le champ : “J’ai vu un chasseur courir devant moi avec un fusil non-cassé, j’ai eu très peur et j’ai crié pour signaler ma présence ». Manon*, Lotoise de 28 ans, a, quant à elle, rebroussé chemin lorsqu’elle a voulu emprunter un sentier à côté de chez elle. “Un chasseur me barrait la route et m’a dit de faire attention en avançant, mais j’ai préféré faire demi-tour”. Sans oublier tous les cavaliers, dont les tirs affolent les chevaux, mais aussi toutes les associations sportives qui organisent des trails ou VTT. Certaines adaptent la date des courses en fonction du calendrier de la chasse, d’autres se font régulièrement débalisés par les chasseurs. 

Outre le danger que la battue représente, les habitants n’en peuvent plus des hurlements des chiens cloîtrés dans leur chenil, des carcasses à moitié pourries sur la route, des collisions avec les sangliers qui fuient les chasseurs, des cartouches laissés à même le sol… Toutes ces scènes de la vie quotidienne expliquent pourquoi la majorité des opposants sont ruraux. La cofondatrice d’Un jour en chasseur en sait quelque chose : “On ne se retrouve pas dans ce combat par hasard“.

Un loisir masculin

D’autre part, on retrouve de nombreux déserteurs dans les rangs de l’opposition. Selon l’ONCFS, 20 % des nouveaux pratiquants suspendent leur pratique après un an et 15 % supplémentaires après deux ans. “Moi, j’ai arrêté la chasse quand on a commencé à me traîner dans les battues”, affirme Jonathan*, pêcheur dans le Tarn-et-Garonne, qui avait jusque-là l’habitude d’accompagner son grand-père et son chien. Même décision pour Jean-Pierre Raffin, enseignant chercheur à la retraite et ex-député européen Les Verts : “Avant, je chassais avec mon père et le maire du village. Mais dès les premières battues, j’ai arrêté, ça ne m’intéressait plus. J’ai participé à une assemblée générale qui m’a rappelé mes activités de militaire en Algérie. Tout le monde était en tenue de camouflage et quand on chasse en battue, c’est comme quand on fait du ratissage.” Certains hommes débutent la chasse par pression sociale ou parce qu’ils sont trainés par leur père mais désertent rapidement. De plus, si la culture de la battue dégoûte certains hommes, elle exclut complètement les femmes.

“Tous les dimanches, mon mari, mon beau-frère et mon beau-père rentraient à 13h et mettaient les pieds sous la table, on ne pouvait jamais prévoir de week-end et il ne fallait pas compter sur eux pour s’occuper des enfants. La chasse prenait beaucoup de temps”.

Marianne, ancienne épouse de chasseur

De fait, quand les défenseurs du fusil brandissent la carte ruralité, ils omettent de préciser que ça ne concerne que les hommes ruraux. Les femmes représentent seulement 2,5% des licencié.es, selon la FNC et le reste d’entre elles en subissent directement les conséquences. 1 féminicide sur 4 est provoqué par arme à feu, nous apprend Reporterre. Un chiffre qui a valu à Sandrine Rousseau et Fatima Benomar d’être poursuivies en justice par la Fédération nationale des chasseurs pour “propos diffamatoires” l’an dernier. Et ce n’est que la partie immergée de l’icebergs des violences sexistes et sexuelles dont sont victimes les femmes de chasseurs. Dans les territoires ruraux, de nombreuses femmes critiquent silencieusement la culture de la chasse. Elles ne se revendiquent pas comme militantes, mais ont déjà vécu en couple avec des chasseurs et déplorent leurs modes de vie : absence les week-ends (jours de chasse), misogynie, alcoolisme… “70% des messages qu’on reçoit proviennent de femmes, affirme Mila Sanchez, c’est plus facile de comprendre et d’identifier ce système de violence et de domination quand on en subit d’autres et elles sont énormément touchées par cette culture ultra masculine.” Le combat mené contre la chasse rejoint précisément celui du féminisme rural, car la domination des hommes sur les espaces naturels exclut complètement les femmes de ces territoires.

La chasse perpétue également une vision arriérée de l’épouse au foyer, qui assure le repas du dimanche. “Tous les dimanches, mon mari, mon beau-frère et mon beau-père rentraient à 13h et mettaient les pieds sous la table, raconte Marianne, ancienne épouse de chasseur, on ne pouvait jamais prévoir de week-end et il ne fallait pas compter sur eux pour s’occuper des enfants. La chasse prenait beaucoup de temps”. Pour les femmes de la ruralité, être assimilé à la culture de la chasse relève de la double peine.


Emma Conquet

*Les prénoms ont été modifiés


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