Les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) se succèdent et se ressemblent, documentant chaque année davantage l’issue catastrophique du cours des choses si l’on ne change pas radicalement de système productif. Pourtant, leurs résultats n’occupent l’espace médiatique que le jour de leurs sorties. Quelques articles sensationnels, un poil désespérants, nous laissent parfois entendre que “c’est cuit”, mais le sujet ne parvient pas à s’imposer pour autant. Il faut dire que la mobilisation contre le réchauffement climatique est encore trop souvent dépolitisée, clairement délimitée par les cadres de l’écologie bourgeoise, c’est-à-dire un mode d’analyse qui efface la responsabilité de la classe dominante et exagère l’importance des actions individuelles. Sans parler du fait que le parti qui représente l’écologie en France a engendré un candidat pro-capitaliste, va-t-en guerre et proche idéologiquement du président sortant. Ce dernier est d’ailleurs en tête dans les sondages, après 5 ans de grandes annonces écologistes complètement creuses et d’une politique climatique largement dictée par les lobbies de l’agrobusiness, des fournisseurs d’énergies et autres grands groupes amplement responsables de la situation. Nous avons voulu y voir plus clair dans ce marasme avec Clément Sénéchal, porte-parole climat de Greenpeace France et l’une des rares figures intellectuelles et médiatiques de l’écologisme à toujours parler du capitalisme, des classes sociales et de l’importance d’une action politique d’ampleur pour faire face à ce qui nous arrive.
Les sorties de rapport du GIEC deviennent des évènements médiatiques qui se banalisent, avec couverture médiatique catastrophiste le jour même, et oubli les jours suivants… Qu’est-ce qui cloche dans la communication autour de ces rapports selon toi ? (dans la couverture médiatique, les réactions politiques etc.)
Alors que nous sommes entrés dans une décennie cruciale, puisque nous devons réduire de moitié les émissions mondiales d’ici 2030 alors qu’elles continuent d’augmenter, l’agenda climatique est hélas malmené par les circonstances historiques, la pandémie récemment, les chars russes aujourd’hui.
Mais nous sommes face à un problème plus structurel : l’espace public des démocraties occidentales n’est pas configuré pour traiter correctement l’enjeu climatique. Il tend à déréaliser ce qui, avec l’hiver nucléaire, est la plus grosse menace existentielle qui pèse sur l’humanité. D’abord parce qu’il est saturé par la marchandise (la publicité) et par le divertissement. Ensuite, parce que les logiques sociologiques intrinsèques au champ journalistique s’articulent mal avec l’objet climatique : sujet trop anxiogène, désincarné, diffus, répétitif, technique, qui se prête mal au scoop, au fait divers, à la petite phrase, aux intrigues politiciennes, à la frénésie, à la frivolité bon teint, au sensationnalisme, Le changement climatique n’est pas soluble dans la société du spectacle. C’est d’ailleurs ce fait social critique que le film Don’t Look Up saisit certainement le mieux.
Il est vrai que traiter l’urgence climatique sous forme « d’actualité » n’est pas chose aisée. Pour le philosophe Walter Benjamin, l’actualité est ce qui est compréhensible en soi. Or le changement climatique, en tant qu’il bouleverse les catégories de perception sur lesquelles se fondait notre appréciation immédiate du monde, nécessite des médiations à la fois scientifiques et sociologiques, voire philosophiques, pour être assimilable. Ce qui alourdit significativement sa prise en charge médiatique (quel journaliste a le temps de lire les épais rapports du GIEC ?). Il cadre mal avec le temps des médias, avec la précipitation circulaire. Il se fond mal dans la configuration des rédactions, où le traitement de l’actualité par des services distincts tend à lui amputer son caractère politique, général, alors qu’il s’agit d’un enjeu de civilisation plus que d’une rubrique particulière.
Enfin, la concentration de la propriété médiatique entre les mains de grands actionnaires qui n’ont pas intérêt au changement complique nécessairement sa présence au sommet de la hiérarchie de l’information, voire tout simplement à l’agenda. Avant le sommet ukrainien, alors que la présidentielle est un moment décisif pour déterminer la réponse politique à lui apporter, le climat occupait moins de 3% de la controverse électorale. Quand les rapports de pouvoir deviennent sensibles, le sujet est escamoté.
Cette déréalisation se poursuit sur le terrain politique, avec des dirigeants qui soit donnent l’impression d’une prise en charge factice, soit donnent le spectacle du mensonge et du renoncement permanent. D’ailleurs, Emmanuel Macron n’a pris aucune mesure suite à la publication du précédent rapport du GIEC, pas plus qu’il n’a régit à celui-ci, lui préférant un hommage à feu Jean-Pierre Pernaut.
Ce dilettantisme cynique alimente le sentiment que, contrairement à une guerre, une pandémie ou une crise financière, ce sujet n’est finalement pas si grave, ni même doté d’une existence bien réelle. Comme s’il s’agissait d’une histoire à part, d’un récit situé dans une dimension parallèle. Comme si ses manifestations étaient accidentelles, l’exception qui confirme la règle, alors que la dernière publication du GIEC montre que ce rapport s’est d’ores et déjà inversé dans le monde réel, et sans doute pour des décennies, voire des siècles.
A cet égard, le GIEC devrait sans doute opter pour une approche plus stratégique de ses publications, en s’offrant une flexibilité tactique qui lui permette de mieux saisir le jeu des fenêtres d’opportunité médiatiques.
Le dernier rapport indique qu’une grande partie de l’humanité est d’ores et déjà touchée par le changement climatique. J’ai le sentiment qu’à la lecture des articles sur le sujet, on peut ressentir un côté désespérant, désespéré, qui pousse davantage à la déploration qu’à l’action… Alors, on est tous foutus selon toi ?
Non. Les scientifiques disent qu’il n’est pas trop tard pour contenir la hausse des températures et limiter ses impacts. Plus généralement, même si sa magnitude comme la sévérité de ses conséquences sont à la fois terrifiantes et tragiques, nous sommes néanmoins face à une apocalypse clémente. D’une part, nous savons ce qui se passe, avec une grande précision scientifique. Ensuite, nous avons acquis cette connaissance dans un temps qui permet l’anticipation. En outre, nous sommes la cause essentielle du changement climatique, ce qui signifie qu’il n’est pas hors d’atteinte, au contraire. Coup de chance : nous sommes une espèce réflexive douée de la faculté d’agir. Enfin, ce n’est pas l’humanité en tant qu’espèce qui est en cause (en tant qu’essence inamovible), mais notre organisation sociale actuelle (en tant qu’existence située). Pour le dire plus simplement, le match est ouvert, cette fin du monde n’est qu’optionnelle. Les solutions sont connues et les forces s’organisent. Nous avons le pouvoir de casser les déterminismes morbides qui nous entrainent à l’abîme. Mais l’issue dépendra de la qualité de notre engagement dans cette lutte, de notre capacité à nous mouvoir efficacement dans les conflictualités rugueuses induites par cette situation historique, qui est une situation tendue.
Les choses peuvent mal finir et ce rapport du GIEC nous dit qu’elles sont en train de mal tourner. Pour autant, la situation nous engage, sauf à abdiquer notre sens moral et par là-même notre liberté. Nous sommes requis par le monde et les luttes qui le traversent, quelle que soient les chances de succès ou de défaite. A l’inverse du trader, je ne calibre pas mon engagement à des probabilités de réussite, mais plutôt à la loi morale en moi (et à la force vitale qui la sous-tend), c’est-à-dire au souci de considérer partout l’autre comme une fin en soi. Et celle-ci est inoxydable, quelle que soit la température extérieure. Chaque dixième de degré compte et quand bien même la moitié du monde serait devenue inhabitable, il faudra se battre pour l’humanité. L’engagement n’est pas une question d’optimisme ou de pessimisme, c’est l’exercice nécessaire du devoir où se réalise la liberté humaine. Nous ne sommes foutus qu’au moment où nous renonçons à son usage. Nous nous situons à la croisée du monde naturel, marqué par les déterminismes physiques, et du monde moral, marqué par la liberté. C’est dans cet intervalle que peut jaillir un nouveau monde social.
Je comprends que les rapports du GIEC puissent provoquer une sensation de désespoir. Mais je crois que la question ne se pose pas en ces termes. Il faut décaler notre grille de lecture, même si nous en avons perdu l’habitude après des décennies de dépolitisation néolibérale qui, en plus d’avoir ravagé la planète en laissant le procès d’accumulation capitaliste hors de contrôle, ont sans doute produit un sujet tendanciellement impropre à la mobilisation climatique. Celle-ci appelle au contraire un tempérament à la fois révolutionnaire (il faut changer l’ordre économique) et un sens moral inaliénable (il faut démontrer une solidarité universelle, dans l’espace entre populations et dans le temps entre générations).
Enfin, je pense qu’il est erroné de conceptualiser la lutte climatique de façon binaire. Sur le plan politique, il y aura des avancées et des reculs, incessamment et de manière souvent dispersée (car nous sommes multiples, nombreux et différents). Sur le plan physique, nous sommes face à un phénomène composite, caractérisé par des temporalités, des seuils et des inerties variables. Par conséquent, il ne s’agit pas de perdre ou gagner une bataille circonscrite, comme à Waterloo, mais de limiter autant que possible les dommages provoqués par le changement climatique et en définitive, de réussir à faire prévaloir l’humanité au sein de conditions matérielles de plus en plus hostiles.
Un discours que j’entends de plus en plus autour de moi tourne autour de l’idée que nous serions « trop nombreux », que la meilleure mesure écolo serait de ne pas faire d’enfants, que notre problème est le nombre de milliards d’êtres humains et non le pouvoir des possédants. Ce discours est-il fondé, et si non, comment le contrer ?
Le motif de la surpopulation a deux incidences, l’une conservatrice, l’autre raciste. Dans le premier cas, il s’agit d’éloigner la critique du modèle de production et de la répartition des richesses qui en résultent, en rejetant la faute sur un individu générique absolument théorique. Dans le second cas, de rejeter la faute sur certaines populations étrangères ou populaires, la plupart du temps africaines. L’avantage tactique de cette figure théorique réside dans l’invisibilisation de la structure économique et sociale, bien utile pour justifier l’inaction occidentale.
Mais il suffit de rappeler quelques ordres de grandeur pour faire tomber l’argument. En l’occurrence, les pays dits développés ont non seulement une dette climatique démesurée, puisqu’ils ont construit leur développement économique sur les énergies fossiles et l’extractivisme à grande échelle, mais également une empreinte carbone actuelle immense. La France, par exemple, est le 8e émetteur historique et affiche encore aujourd’hui une empreinte carbone supérieure à son empreinte démographique. Le continent africain, c’est seulement 3 à 4% des émissions mondiales. L’empreinte carbone moyenne par personne se situe autour de 9-10 tCO2eq (tonnes d’équivalent CO2) en France, contre 0,5 au Bengladesh. Au niveau mondial, à raison du mode de vie, les 1% les plus riches émettent 2 fois plus que les 50% les plus riches. En France, l’empreinte carbone moyenne d’un individu appartenant au 1 % les plus riches est 13 fois plus importante que celle des 50 % les plus pauvres. Mais les disparités explosent quand on s’intéresse à l’empreinte carbone financière : le patrimoine financier des 1% les plus riches est lié à 66 fois plus que celui des 10% les plus modestes. Et les actions de 63 milliardaires français émettent autant que le patrimoine financier de la moitié de la population, soit l’empreinte carbone territoriale du Danemark, de la Suède et de la Finlande réunis. Bref, la transition passe davantage par la décarbonation des poches des milliardaires que par le contrôle des naissances.
Cela dit, il va évidemment falloir se coltiner les limites physiques qui s’opposent au principe d’accumulation quel qu’il soit. Ceci implique une requalification et un rééquilibrage des niveaux de vie, mais également une interrogation sur les politiques publiques natalistes – sans nécessairement décourager la parentalité.
En effet, le renoncement aux enfants pour des raisons écologiques m’apparaît un peu contradictoire. C’est en quelque sorte scier le motif moral sur lequel nous sommes assis. La lutte environnementale défend fondamentalement la vie, dont les enfants sont les dépositaires incontournables. Choisir que celle-ci devienne dorénavant surnuméraire, par le truchement des générations futures, me semble donc illogique, voire antithétique. Refuser d’avoir des enfants sur ce principe, c’est s’inscrire dans un refus de projeter l’humanité vers l’avenir, lui interdire de continuer à habiter ce monde pour lequel, précisément, nous nous battons. C’est annoncer prématurément la défaite du genre humain par un geste suicidaire pour l’espèce. C’est basculer du côté du néant, acter la reddition. Car ce sont les nouvelles générations qui nous lient à l’avenir et c’est dans l’avenir que se développe le présent. Ce sont les enfants à naître qui indiquent notre sens du combat, son contenu comme sa direction. Rappelons-nous que le monde n’a lieu que si nous l’ouvrons par nos existences ; si nous nous absentons, alors à quoi bon ?
Comment analyses-tu la position de ceux qui pensent qu’on peut sauver le climat tout en sauvant le capitalisme ? Simple défense des intérêts de la classe dominante à court terme, réelle foi dans les vertus écologistes du libéralisme et des technologies ?
Derrière ce réflexe, il y a une part de conservatisme, qui paresseux, qui paniqué ; l’idée que l’ordre du monde ne peut pas se dégrader réellement, que tout cela est une mauvaise fable qui trouvera comme par enchantement sa solution. Il y a ensuite les intérêts de classe bien installés qui prospèrent sur l’ordre actuel et qui considèrent, dans une position largement sécessionniste, à la fois dégagée du monde social commun et des principes de la puissance publique, qu’ils ont de toute façon assez accumulé pour être épargnés par les conséquences du changement climatique, au moins de leur vivant. Une sorte de darwinisme climatique. Il y a aussi cinquante ans de néolibéralisme, qui ont rendu le capitalisme dominant en tant que politique. C’est une position que l’on trouve de la droite à l’extrême-droite, de Macron à Zemmour. Ils défendent de toute façon la même plateforme économique. Ils incarnent simplement deux tendances du bloc conservateur, l’une néolibérale, l’autre libertarienne. Dans les deux cas, la technologie fait office de fétiche abstrait pour dissimuler la prépondérance des rapports sociaux de production dans la crise climatique, donc la nécessité de les réinventer. Et ceux qui la défendent sont sans doute sincères pour partie, cyniques pour d’autres.
Mais tous sont dans l’erreur, car la crise environnementale disqualifie l’essence même du capitalisme. D’abord, parce qu’il s’agit d’un mécanisme d’accumulation indifférent aux externalités négatives qu’il génère. Ensuite parce qu’il implique une accumulation indéfinie, quand le climat et la crise écologique plus généralement posent la question des limites. Egalement parce qu’il concoure à créer une telle concentration de richesses que la puissance économique finit par déborder inéluctablement la puissance politique, et par lui dicter ses choix particuliers ; il n’y qu’à voir comment les lobbies industriels ont réécrit la loi climat issue de la convention citoyenne. Enfin, parce que les logiques qui concourent à sa mise en œuvre sont aujourd’hui très largement spéculatives, dictées par la finance, c’est-à-dire par l’appât du gain individuel à très court terme. Le capitalisme vise l’enrichissement personnel, pas l’intérêt général. Et il est illusoire de croire que nous pouvons engager une production respectueuse de l’environnement quand les investisseurs réclament une rentabilité à deux chiffres.
Or nous avons besoin de partage, de prévisibilité et d’organisation pour faire face à la situation actuelle. C’est-à-dire d’un système d’allocation des ressources différent, rationnel, qui dresse le tableau concerté des besoins essentiels avant la mise en production effective. Il faut sortir l’économie de son état d’ébriété et la réencastrer dans le monde réel, où la moitié de la population mondiale subit déjà des pénuries d’eau liées au changement climatique. Contrairement au parti-pris néolibéral, elle doit redevenir un objet d’élaboration démocratique.
Sur Twitter, en réponse au rapport du GIEC, tu dis que les choses à faire sont « Sortir rapidement des énergies fossiles, sanctuariser au moins 30% des surfaces terrestres et maritimes, en finir avec notre modèle de développement économique inégalitaire, axé sur la croissance infinie » : ça paraît forcément plus ambitieux que de fermer le robinet quand on se lave les dents… au simple citoyen qui se sent dépossédé de sa capacité d’agir, que peux-tu conseiller de faire (individuellement mais surtout collectivement je suppose) pour permettre à ces mesures d’advenir ?
Je conseillerais d’abord de s’orienter dans la vie à partir du triptyque kantien : que puis-je connaître ? Que puis-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? Cela aide à choisir la bonne place et le bon chemin. Il faut ensuite accepter de transcender son sort individuel pour s’engager dans une vie militante, c’est-à-dire dans une rapport au monde conscient, actif, déterminé.
La première chose à faire consiste à montrer qu’on peut élaborer un monde enviable en dehors des rouages productivistes du capitalisme. Cela signifie, à la fois comme producteur et comme consommateur, orienter ses dépendances matérielles vers un espace de production où la relation marchande n’a pas pour vocation l’accumulation quantitative, mais l’utilité sociale. Privilégier des relations où les biens et services valorisent le procès de production auxquels ils appartiennent, plutôt qu’ils ne le nient (comme dans la marchandise capitaliste). Cela implique de refuser de parvenir.
Mais il ne faut pas s’arrêter là. Il faut ensuite franchir les paliers de la politisation. Grossir les collectifs qui forment un vaste archipel de résistances. Cela veut dire s’engager dans les luttes locales ou les batailles sectorielles, celles sur lesquelles nous avons prises et qui permettent, de proche en proche, de nouer des accointances affectives, de développer une grammaire d’actions communes – des grandes marches à la désobéissance civile, en passant par la défense d’une ferme paysanne ou d’un écosystème humide – ainsi qu’un répertoire de tactiques efficaces, d’agréger ce faisant une coalition politique diffuse et de jeter les bases d’une classe écologique active.
Pour autant, il faut toujours garder toujours en tête le débouché supérieur d’une part, le débouché ultime d’autre part – soit la transformation des pouvoirs exécutifs et législatifs à tous les niveaux. Il faut se mouvoir dans un continuum ascendant. Regarder toujours l’étape suivante et l’échelon d’après. Prendre appui sur les éléments favorables ou malléables du système et viser les centres après les marges. Dans la séquence actuelle, cela signifie par exemple concourir à l’élection d’un candidat issu du bloc progressiste à la tête de l’Etat. Les urnes sont des zones à défendre. Nous ne gagnerons que si nous relions les différents points de contact avec l’autre monde que nous voulons, pour lui livrer passage.
A Frustration et avec ton aide, nous avons analysé l’écologie bourgeoise comme un discours de déresponsabilisation des possédants, de réduction de l’action écologiste à des petits gestes individuels et à un effacement du capitalisme de la question écolo. Depuis ton poste d’observation, au porte-parolat de Greenpeace, que penses-tu de la vitalité de ce discours ? Est-il enfin en train de décliner, victime de son inconséquence ?
Oui, l’écologie libérale et ses artefacts, comme la dépolitisation individualiste de l’enjeu climatique ou la culpabilisation des classes populaires (soit dans leur pratiques arriérées, soit dans leur caractère borné) est une tactique pour ne rien changer. Sauf que le monde change irrémédiablement : le rapport du GIEC nous apprend que depuis 2008, 20 millions de personnes sont déplacées chaque année à l’intérieur de leur pays à cause de phénomènes météo extrêmes et que des millions de personnes sont exposées à l’insécurité alimentaire, parfois à des famines, comme au Sahel depuis l’été dernier.
Le capitalisme a toujours fonctionné sur une relative dissimulation des liens de cause à effet : l’exploitation inégalitaire de la force de travail, l’accumulation primitive largement raciste permise par la colonisation, l’aliénation des écosystèmes naturels, les externalités environnementales de la production, etc. « Lorsque que le Capital expose son butin en vitrine, il prend soin d’effacer les traces de ses crimes » écrit quelque part le philosophe trotskiste Daniel Bensaïd. Cette citation m’est revenue en mémoire quand le patron de Total s’est félicité en début d’année des profits record accumulés par sa firme pétrolière en pleine crise climatique – laquelle n’a d’ailleurs pas cessé de collaborer avec le régime russe au moment de l’invasion en Ukraine. Ce travail de dissimulation trouve son apogée dans le retranchement de la catégorie de capitalisme elle-même du débat environnemental, comme si elle n’avait aucune valeur en dehors de certains cercles militants, alors même qu’elle imprègne très largement la controverse académique, sans parler de notre histoire intellectuelle et politique. Comment combattre l’adversaire s’il nous est interdit de le penser ?
Cela dit, certains liens de cause à effet vont devenir de plus en plus difficiles à camoufler. La physique ne ment pas. La physique ne négocie pas. La physique ne s’achète pas. Le changement climatique impose sa marque de plus en plus profondément sur notre monde et aucune démagogie n’y changera rien. L’écologie « bourgeoise », comme tu dis, démontre chaque jour son échec. Le quinquennat d’Emmanuel Macron oppose un démenti cinglant à sa crédibilité. Je pense donc que la proposition néolibérale commence à décliner peu à peu en milieu démocratique.
Pour autant, il faudra voir quelles sont les réactions du système au durcissement de la crise climatique, alors que la crise sociale l’engage déjà sur une pente autoritaire. L’extrême-droite est aujourd’hui très haut dans les sondages et son programme identitaire comporte une réponse au changement climatique fondée sur la violence. Le migrant est le chiffre de notre nouveau monde, sa figure dominante, son pivot. Parce que de nombreuses zones de notre planète sont en train de devenir inhabitables. Sa stigmatisation systématique induit donc une forme d’apartheid climatique et préfigure des politiques extrêmement brutales si jamais ce camp devait s’installer au pouvoir. Rappelons au passage que l’action climatique nécessite une coordination globale et qu’elle ne pourra se développer sans solidarité universelle ni paix perpétuelle. Elle implique nécessairement un effort cosmopolitique.
Bref, je n’ai aucun doute sur le fait que n’importe quel système politique peut s’organiser pour nier complètement l’équation climatique, en dépit de son empreinte grandissante sur le monde réel. Les tentatives de Donald Trump n’ont pas été complètement infructueuses sur ce point. D’ailleurs, les Etats n’ont-ils pas versé plus d’argent public dans les industries fossiles que dans les énergies renouvelables pour relancer l’économie pendant la pandémie, plus de 5 ans après la signature de l’Accord de Paris ? Si, et beaucoup plus. Certains acteurs ont manifestement plus intérêt au changement climatique qu’au changement social.
Rappelons-nous que sans médiations scientifiques ni démocratiques, notre faculté d’agir peut s’éteindre rapidement. L’actualité nous rappelle que nous n’en avons jamais fini avec les régimes autoritaires, ni avec l’Histoire. Et le changement climatique peut être géré dans l’oppression et par l’oppression, sans nécessairement ébranler les classes privilégiées. S’il s’impose à nous, la réponse que nous lui apportons n’a rien d’automatique. Elle peut contenir le meilleur comme le pire.
Le candidat Fabien Roussel se fait le défenseur des prolétaires victimes de l’arrogance des petits bourgeois écolos mangeurs de quinoa, nourrissant un discours classique selon lequel les classes laborieuses ne sont ni adeptes ni concernées par les enjeux écologiques. Qu’en penses-tu, de ton côté ? Le souci de l’avenir du climat, de la biodiversité, reste-t-il un privilège de classe ?
J’y vois essentiellement une tactique circonstancielle pour tenter de se démarquer dans un espace idéologique qui gravite désormais autour de l’écologie politique. Mais c’est une impasse. Cela le conduit à trianguler à droite au moment où l’écologie fait de la question sociale son code principal. Il faut rappeler que les premières victimes du changement climatique, des pollutions industrielles et de la malbouffe sont les classes populaires. Il faut rappeler ensuite que la transition n’est plus une option, que la crise écologique va imposer ses conséquences de manière plus ou moins violente, qu’elle est d’ores et déjà un phénomène incontournable. Or si elle n’est pas prise au sérieux aujourd’hui par le camp des travailleurs, pour reprendre la terminologie communiste, avec les contraintes raisonnées qu’elle implique, ça risque de mal se passer pour eux à plus ou moins court terme.
Enfin, je pense que les ouvriers méritent un meilleur horizon, à la fois pratique et symbolique, que celui de petits destructeurs revanchards du monde ou d’agents résignés du capital. De même qu’ils ne méritent pas qu’on se moque d’eux insidieusement en falsifiant les caractéristiques objectives de la crise environnementale, à commencer par nos pratiques alimentaires ou nos modes de déplacement.
Au contraire, le PCF pourrait faire de nécessité vertu et de la crise écologique un levier pour améliorer la position des ouvriers dans la lutte des classes, offrir des possibilités d’existence sociale et morale supérieures aux perdants du capitalisme néolibéral et revitaliser l’idée communiste qui, je présume, anime encore la démarche du PCF. Hélas, son candidat actuel semble au contraire s’être intégré de biais dans la matrice idéologique du bloc libéral, au point de lui fournir un proxy rêvé pour sa rhétorique dilatoire, comme la prétendue aversion des braves gens pour le changement et le défaut d’acceptabilité sociale de la transition, quand elle souffre essentiellement d’un défaut d’acceptabilité patronale. Il faut prendre garde à ne pas devenir l’allié objectif de ses adversaires d’hier par opportunisme.
Emmanuel Macron bénéficie de la situation internationale pour conforter sa position de candidat naturel et incontesté… pour la lutte contre le réchauffement climatique, la réélection de Macron serait un événement de quelle nature selon toi ? (positif, neutre, négatif ?)
Honnêtement : catastrophique. D’abord, parce que nous n’avons pas 5 ans de plus à perdre sur le climat. Ensuite, parce que cette réélection apporterait la démonstration qu’on peut être repris de justice climatique et rassembler la majorité des suffrages, que l’on peut encore prétendre à la conduite du pouvoir en dehors de la transition écologique et de la justice sociale, et surtout que le greenwashing demeure un type de gouvernementalité acceptée, donc disponible. L’aspect criminel de cette approche, c’est qu’elle laisse les populations se faire piéger par le changement climatique, au moment où il serait encore temps d’agir pour éviter le pire. Cette réélection serait donc la démonstration d’un grave dysfonctionnement institutionnel et démocratique.
Fondamentalement, Macron est un politique qui préfère accompagner l’ordre établi plutôt que de transformer le monde. Il adhère à un paradigme économique qui détruit la planète et trouve ses assises du côté d’un électorat conservateur et d’une frange de la société civile réfractaire à l’action climatique (grand patronat, finance, etc.). Enfin, la ruse semble constituer sa seule éthique politique, comme on l’a vu avec l’épisode navrant de la Convention citoyenne pour le climat, où le sans-filtre s’est transformé en cent filtres, pendant que le président occupait le terrain climatique à bon compte. A l’issue de ce quinquennat, il apparaît que sa seule conviction profonde est qu’il mérite de gouverner et qu’il sait gouverner. C’est tous le sens de la doctrine du « en même-temps » : s’adapter à l’écume des circonstances du point de vue du pouvoir. Mais on ne voit pas de but situé au-delà de cette conviction. Ce qui fait un peu court pour relever le défi du siècle.
Photo d’en tête par Théo Giacometti