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Grâce aux réseaux sociaux, l’orientation idéologique des sujets du bac de spécialité Sciences Economiques et Sociales de cette année n’est pas passée inaperçue. Que cela soit dans les questions de cours comme dans l’étude de documents, les élèves ont été amenés à travailler dans le cadre étroit de la pensée dominante. « A l’aide d’un exemple, vous montrerez que l’innovation peut aider à reculer les limites écologiques de la croissance », pouvait-on ainsi lire : le cadre à respecter, c’est donc la sainte croissance, celle des richesses produites sous le capitalisme. C’est dans ces bornes étroites que la question écologique doit donc être pensée par les élèves. Après avoir donc dû affirmer que capitalisme et écologie étaient parfaitement compatibles, grâce à l’innovation (le MEDEF applaudit l’élève de Terminale), il a fallu ensuite suivre la consigne suivante : « À l’aide d’un exemple, vous montrerez que l’action des pouvoirs publics en faveur de la justice sociale peut produire des effets pervers ». Pascal Praud et l’ensemble des éditocrates peuvent se réjouir : l’élève doit montrer que les aides découragent le travail, l’effort et le mérite, et qu’elles pèsent sur les finances publiques ! (car on ne voit vraiment pas ce qu’il est possible de répondre d’autre).

Ces deux énoncés ont suscité de nombreuses réactions, à juste titre. Mais l’étude de document présente elle aussi un intérêt pour comprendre la façon dont on éduque notre jeunesse à penser dans les limites de la pensée dominante : il s’agit d’un texte de Danilo Martuccelli, sociologue universitaire contemporain qui explique que si l’on mettait des gens autour d’une table et qu’on leur demandait qui ils sont, ils répondraient par une série de choses complexes, pas seulement leur métier ou leur classe sociale, et cela tend à prouver que « hier, l’individu était cerné par une position sociale (…) associée d’une manière ou d’une autre à une perspective de classe, ou tout du moins à une strate sociale ». Cette nouvelle façon de se définir impliquerait l’extension du « goût pour les logiques affinitaires [logiques basées sur des intérêts communs, des raisons amicales, professionnelles… nous explique-t-on en note] au détriment des logiques sociales entre groupes ».

Ce petit extrait est de bien piètre qualité car il ne démontre rien, il ne comporte aucune donnée prouvant son propos, il se contente d’affirmer. Plus inquiétant pour un sociologue, il oppose un passé indéfini (“hier”) au présent, comme si dans ce passé, chacun affirmait son appartenance de classe en levant le poing, sur fond d’usine et de mines de charbon… Pourtant, les élèves doivent s’en servir pour « montrer que l’approche en termes de classes sociales, pour rendre compte de la société française, peut être remise en cause ».

“Montrer que la lutte des classes n’existe pas”

Cette consigne est assez comique puisque l’approche en termes de classes sociales, dans l’Education nationale comme dans la sociologie française en général, n’a pas bonne presse. Qu’on demande aux élèves d’en remettre une couche en dit long.

Le livre dont ce petit texte est tiré a été publié en 2010. Il s’appelle La société singulariste, et s’inscrit dans la parfaite lignée de tous ces bouquins de sociologie qui ont pour point commun de dire que les classes sociales c’est dépassé, qu’il n’y a plus de luttes collectives, qu’à la place nous avons des individus « singuliers », des « tribus » (comme dit Michel Maffesoli, sociologue à nœud papillon), que l’individualisme aurait pris le dessus sur la lutte des classes et que c’est ainsi. Les classes sociales c’était vrai dans Titanic et Germinal, mais maintenant c’est ter-mi-né.

Répétez après moi : “la lutte-des classes-n’existe-pas”

Le tout repose, comme dans ce petit texte, sur des démonstrations complètement douteuses ou factuellement erronées. Dans les cours de SES (Sciences Economiques et Sociales) auxquels j’ai assisté comme lycéen puis étudiant à la fac, on m’a ainsi asséné que “la classe ouvrière” avait “disparu”. Je revois encore ces manuels illustrés d’usines en grève dans les années 80, fermées les unes après les autres, entraînant leurs ouvriers dans le tourbillon de l’incontournable « mondialisation » (plutôt que victime de choix politiques néolibéraux et de dirigeants voleurs comme Bernard Tapie). C’est triste mais c’est ainsi : au revoir les ouvriers, place à la « grande classe moyenne ». Et qu’importe si les ouvriers représentent encore un quart de la population ! La sociologie de manuel scolaire a dit qu’ils avaient disparu, donc on ne parlera plus d’eux. 

Nathalie, professeure de SES en Île-de-France, que j’ai questionnée pour l’occasion, a apporté un peu de nuance : il y a bien un chapitre du programme consacré aux classes sociales, qui n’est pas si mal fait. La notion y est soumise à débat, mais ce qu’elle constate, c’est que les démonstrations qui vont à l’encontre de la lutte des classes sont un peu fragiles, manquent de consistance.

Par exemple, l’argument toujours avancé en cours pour nier les classes sociales, c’est la “moyennisation”. En gros, l’idée qu’une grande classe moyenne aurait supplanté les classes antagonistes d’antan. Pourquoi ? Parce que « la toupie de Mendras » enfin ! Grand classique des copies des étudiants de fac lorsque j’étais chargé de cours, la “toupie de Mendras” est le nom d’une métaphore utilisée par le sociologue du même nom dans un ouvrage publié en 1988 (La seconde Révolution française. 1965-1984, Gallimard). Au milieu une grande classe moyenne, au-dessus quelques riches, en dessous quelques pauvres : c’est la « moyennisation », l’idée que les conditions sociales vont s’homogénéiser et une douce égalité de mode de vie s’instaurer. Mendras professait cette idée à la fin des néolibérales années 80, un pari risqué donc… qui s’est avéré entièrement erroné puisque les inégalités de revenus et de conditions de vie se sont remises à augmenter dans les années 2000. Pourquoi continuer à enseigner Mendras ?

Source : Wikipédia

Nathalie confirme : “J’ai l’impression qu’il y a des gens comme ça qui sont utiles car ils permettent d’être un contrepoids à la sociologie critique [celle qui parle de classes sociales, à l’image des travaux du sociologue Pierre Bourdieu, ndlr]. Et ce alors même que c’est très faiblard. Mendras dit par exemple que la pratique généralisée du barbecue montrerait qu’il y a bien une moyennisation. Pourtant, même si on se fait toujours griller de la barbaque et que l’on regarde les mêmes émissions – ce qui n’est pas du tout démontré – ce n’est pas un argument suffisant : l’importance, dans la division en classes sociales, ce n’est pas la consommation, c’est le rapport de production !”

La classe dominante ne décrit jamais la société telle qu’elle est

La conséquence de tout cela (“la fin de la classe ouvrière”, “la moyennisation”…) ce serait donc la fin de notre sentiment d’appartenance de classe, nous dit l’extrait à partir duquel les lycéens ont dû montrer que la notion de classe sociale pouvait être remise en cause. On serait déterminé par autre chose que cela, on ne sait pas trop quoi au juste – des « intérêts communs, des raisons amicales et professionnelles » nous dit-on, comme si cela n’existait pas avant et que cela n’était pas profondément lié à notre appartenance de classe. Nous ne serions plus des membres d’une classe sociale mais bien des individus, « pluriels », « complexes » : “Par rapport aux précédents programmes de SES, il y a actuellement pas mal de choses qui servent à noyer le poisson : la multiplicité, la complexité…” soutient Nathalie. Bref, de parfaits consommateurs et travailleurs disciplinés et atomisés pour une société néolibérale que la bourgeoisie rêve de nous faire gober. 

Pour Nathalie, le programme de SES ne contient pas tant un biais idéologique en niant la notion de classe sociale, mais c’est dans la partie “économie” que les dégâts sont les plus importants : “Dans le programme de première, il y a une réification du marché, une conception de l’économie très libérale qui décrit des individus qui ne sont mus que par de la rationalité en finalité… la théorie de l’acteur rationnel qui compare les coûts/avantages de ses choix s’impose depuis longtemps dans le programme. L’économie est étudiée sans tenir compte d’aucun rapport social !” En gros, dans les chapitres d’éco : “la croissance c’est bien”, et le travail est analysé comme un marché laissant complètement de côté les rapports sociaux de production. “C’est une économie qui est complètement autonomisée de la socio. Donc en gros, les concepteurs de programme ont séparé l’éco et la socio, alors qu’à l’origine les SES liaient les deux. On se retrouve à enseigner l’économie des économistes libéraux qui ne veulent pas tenir compte de l’apport des sciences sociales.” 

Le triomphe des notions d’individualisme et de marché montre surtout que l’école et l’université choisissent le mensonge plutôt que les faits pour des raisons politiques : c’est ce qu’on appelle l’idéologie, prétendre qu’un récit est vrai et objectif, alors qu’il est lié à des intérêts. Quel est l’intérêt d’enseigner la fin de la classe ouvrière, la moyennisation et le fait que nous ne sommes plus déterminés par notre classe mais par autre chose (on ne sait pas trop quoi) ? C’est obtenir l’adhésion de chacun au récit bourgeois selon lequel il suffit de se bouger le cul, « mobiliser son réseau » (qu’importe si vous n’en avez pas, faites-le quand même) et travailler dur pour « réussir » et ainsi prendre « l’ascenseur social ».

En bref, la classe dominante ne décrit jamais la société telle qu’elle est : elle serait alors obligée de reconnaître l’existence de classes sociales aux intérêts antagonistes, et le sale rôle qu’elle joue dans tout cela, si c’était le cas. Non, elle décrit la société telle que l’on doit penser qu’elle est pour que le système fonctionne et que notre soumission soit heureuse et consentie.

Sur la plupart des plateaux télé comme dans nombre de colloques universitaires, l’analyse en termes de lutte des classes était décrite comme « dépassée » voire « pas du tout scientifique ». La société serait devenue « trop complexe » pour qu’on puisse utiliser une grille d’analyse développée au XIXe siècle par Marx et l’ensemble du mouvement ouvrier. D’ailleurs, pour eux, la bourgeoisie, ça n’existe pas vraiment. Les travaux de Monique et Michel Pinçon-Charlot, en immersion pendant des années dans le monde des grands bourgeois ? Des travaux “engagés”, peu dignes de confiance enfin ! 

Et puis le monde du travail s’est « atomisé », chacun est isolé, dans son coin, et qu’importe si les grandes entreprises concentrent de plus en plus d’emplois depuis trente ans, et qu’en proportion de la population il y ait plus de salariés soumis à un patron qu’à l’époque de Marx : cette évidence continuait d’infuser dans toutes les conversations que j’avais. 

La sociologie au service de la bourgeoisie ?

Si au lycée, les profs de SES se sont mobilisés contre les réformes de modification des programmes (qui réduisaient notamment l’approche de l’économie autour de la seule théorie néoclassique), la sociologie universitaire dominante n’est pas du tout une idéologie de gauchiste, comme on le lit souvent sur les réseaux sociaux. Il s’agit dans de nombreux endroits (pas tous, heureusement) d’une pensée conservatrice au diapason des intérêts de la bourgeoisie, avec au mieux une dose de compassion pour les « moins bien dotés socialement » . Le milieu universitaire fait largement partie de la sous-bourgeoisie, cette classe dont nous parlons régulièrement à Frustration et qui est la courroie de transmission de la bourgeoisie vers les classes laborieuses. 

Il existe heureusement des chercheuses et des chercheurs qui utilisent leur statut pour autre chose que tenter de briguer des places dans le système universitaire (dont la baisse des moyens fait qu’il faut être de plus en plus complaisant avec sa hiérarchie pour espérer obtenir un poste de titulaire… à 35 ans). Iels proposent des travaux qui articulent la notion de classe sociale avec des paramètres géographiques (par exemple Benoît Coquard dans Ceux qui restent), des facteurs de genre (comme Haude Rivoal dans La fabrique des masculinités au travail), urbains (Monique et Michel Pinçon-Charlot avec Les ghettos du gotha)… Et nous permettent de mieux comprendre la société qui nous entoure afin de la transformer.

Liste de lecture pour aller mieux après l’épreuve de SES

Pour en revenir aux sujets de bac, on attend donc de nos chers élèves qu’ils restituent bien les leçons apprises au lycée : quand on veut, on peut, il n’y a pas de classes sociales dans lequel on serait coincé, oui, même toi petit prolétaire qui vis dans ton HLM, même toi jeune fille du monde rural…Tout vous est ouvert, croquez la vie à pleines dents et surtout ne venez pas vous plaindre. Ironie du sort, cet exercice de récitation de la pensée dominante se déroule pendant le baccalauréat, examen national qui symbolise l’illusion de la méritocratie à la française. Ces sujets du bac en disent bien plus long sur les objectifs de celles et ceux qui les font que sur leurs effets réels sur la jeunesse. Par exemple, l’enquête Arte-France Culture de 2021 montre  que parmi les répondants français, 77% jugent le capitalisme incompatible avec l’écologie, que la majorité veut s’épanouir au travail, qu’une minorité seulement veut créer une entreprise, qu’ils sont prêts à participer à un mouvement de révolte de grande ampleur (63%), que les trois quarts d’entre eux pensent qu’il faut multiplier les référendums…

We love youth!

L’idéologie dominante est toujours en échec. C’est cela qui rend ses partisans si hargneux. Puisqu’ils décrivent une réalité sociale qui est fausse, ils construisent de fausses évidences et de grandes théories qui finissent toujours par tomber face aux événements. La croissance verte, la mondialisation heureuse, le ruissellement, la méritocratie… Il suffit de regarder autour de soi pour s’apercevoir de la fausseté de ses affirmations. Seuls celles et ceux qui bénéficient de ces mensonges – les bourgeois et les sous-bourgeois (parmi lesquels se situent donc nos sociologues-idéologues et leurs équivalents télévisuels éditocrates) y croient. Forcément, quand on est né avec une cuillère en argent dans la bouche, qu’on a eu les voyages linguistiques, les prépas concours, les grandes écoles sélectives, le réseau de papa, il est plus sympa de se dire qu’on a eu tout ça à la force de notre poignet que grâce à son lieu de naissance… Mais lorsque le réel de notre société de classes fait irruption dans leurs vies, ils hallucinent. Chaque mouvement social est une surprise pour eux, puisqu’ils se racontent le reste du temps que le travail n’est pas pénible, que les salaires sont bons, que la croissance profite à tous et que les seuls problèmes de ce pays sont les arabes qui refusent de s’intégrer et les assistés qui ne veulent pas faire d’effort.

La hiérarchie de l’Education nationale, les grands médias et la majeure partie du monde intellectuel nous apprennent à ne pas voir la lutte des classes mais, inévitablement, la vie réelle nous y ramène. Qu’ils parlent, qu’ils trépignent, qu’ils mentent : nous, nous avançons.


Nicolas Framont