logo_frustration
U

Lors de sa conférence de presse, le président de la République a écarté l’idée – portée de façon de plus en plus massive, notamment par les élus locaux – d’une contrainte à l’installation des médecins libéraux. Il n’a émis aucune véritable proposition, à part une “meilleure organisation” des soins. Le résultat c’est que les déserts médicaux s’étendent et que le droit à la santé récule. Retour sur une inaction organisée, sous la houlette de la corporation médicale et avec le soutien du gouvernement comme du RN. Publié initialement le 15 juin 2023, mis à jour le 22 janvier 2024

Les déserts médicaux font partie des fléaux du quotidien qui donnent le sentiment de ne plus vivre dans une puissance mondiale, ou bien une puissance qui s’en fout cordialement de ses citoyens de base. Désormais, lorsque l’on ne vit pas dans les centres d’une métropole, obtenir un rendez-vous avec un médecin spécialiste prend des mois ou nécessite un réseau familial. Dans mon département, la Charente-Maritime, pourtant pas le plus enclavé (il y a la mer, le TGV et l’autoroute), voir un dermatologue relève de l’impossible tandis que les dentistes vous acceptent à la rigueur s’ils peuvent vous prévenir en cas d’annulation d’un patient, disons un mardi vers 15h. « En prenant en compte l’offre médicale accessible à moins de 45 minutes de route, nous dit l’association UFC Que choisir dans sa dernière analyse, 18,9 % des enfants du département vivent dans un désert médical pour l’accès à un pédiatre ». C’est aussi le cas de « 33,3 % des femmes résidant dans la Charente-Maritime (qui) vivent dans un désert médical pour l’accès à un gynécologue”

Les incitations financières à l’installation coûtent un pognon de dingue et ne marche pas

Ce problème de désertification médicale ne touche pas que le monde rural (dans la Sarthe, 90% des médecins généralistes ne prennent plus de nouveaux patients) mais aussi certains quartiers de métropoles. Pour résoudre ce problème, les gouvernements successifs ont jusqu’à présent privilégié l’incitation financière : des aides à l’installation pour pousser les libéraux à se rendre dans les zones qui en ont besoin. Mais ça n’a pas du tout marché, alors que ça a coûté très cher : 86,9 millions d’euros rien que sur l’année 2015, selon la Cour des comptes, ont été attribués aux professionnels de santé libéraux par l’assurance maladie et l’État (en plus des aides ponctuelles délivrées par des collectivités en recherche de médecins). Cette somme est pointée du doigt par la Cour des comptes dans un rapport de 2017 qui conclut que ces dispositifs sont coûteux et inefficaces.

Cela fait donc presque 10 ans que l’on sait que les solutions dites “incitatives” ne fonctionnent pas et pourtant cela reste la seule réponse apportée par les autorités, comme si elles avaient inventé l’eau chaude : c’est ainsi qu’au cours de ces dernières années, 5 millions d’euros ont été dépensés rien que pour la Charente-Maritime

Le business des aides à l’installation provoque au passage des abus délirants, comme ce couple de médecins libéraux qui a quitté une zone sous-dotée pour s’installer dans une autre, en 2021, empochant 93 000€ d’aide de l’assurance-maladie ! Une manœuvre qui n’est pas illégale, puisque les conditions pour toucher ces aides sont minimales.

Cela fait donc presque 10 ans que l’on sait que les solutions dites “incitatives” ne fonctionnent pas et pourtant cela reste la seule réponse apportée par les autorités, comme si elles avaient inventé l’eau chaude : c’est ainsi qu’au cours de ces dernières années, 5 millions d’euros ont été dépensés rien que pour la Charente-Maritime, sans certitude aucune sur les effets réels de cet argent balancé sous forme d’aides, de créations de centres attractifs pour internes etc.

Des décennies de lobbying médical en faveur de la “liberté d’installation”

C’est pour en finir avec cette gabegie qu’en début de semaine était discutée une timide proposition de loi de lutte contre les déserts médicaux à l’Assemblée. Soutenu par deux cent députés de plusieurs groupes politiques, le député socialiste Guillaume Garot  a tenté de faire voter par le biais d’un amendement la seule mesure susceptible de produire des effets : le conventionnement sélectif. Le principe est simple : pour pouvoir exercer et voir ses prestations remboursées par la sécurité sociale, ce qui assure aux praticiens une clientèle solvable, les médecins devront s’installer dans des zones où ils ne sont pas déjà trop nombreux. Actuellement, le déséquilibre est flagrant, il suffit de regarder la carte des zones de tension établies en 2022 par l’Agence Régionale de Santé de Nouvelle Aquitaine : 

Les zones où tout va bien sont en bleu pâle : on y trouve des lieux côtiers assez huppés comme l’île de Ré, dont le statut insulaire et le pont payant (16 euros pour rejoindre les happy few) ne l’empêchent pas d’avoir une offre de soin très conséquente, tout comme La Rochelle, Bordeaux, le bassin d’Arcachon et les communes alentours ainsi que toute la côte Atlantique jusqu’au Pays Basque. 

Pour parvenir à avoir une offre de soins équitablement répartie sur le territoire, il existe deux leviers : d’abord, faire venir plus de médecins. Le gouvernement s’y emploie timidement depuis quelques années, par exemple en supprimant le numerus clausus, cette limite du nombre d’étudiants en médecine par année. Mis en place en 1971 sous pression de la corporation médicale qui voulait limiter la concurrence en son sein et avec l’accord de l’Etat qui voulait (déjà) rogner sur les dépenses de santé, le numerus clausus supprimé ne produira pas d’effet avant 2023. D’ici là, que fait-on ? 

Le principe est simple : pour pouvoir exercer et voir ses prestations remboursées par la sécurité sociale, ce qui assure aux praticiens une clientèle solvable, les médecins devront s’installer dans des zones où ils ne sont pas déjà trop nombreux.

L’autre solution s’appelle donc “conventionnement sélectif”.  Or, depuis dix ans, toutes les tentatives pour amender la logique dite de “liberté d’installation” (je suis médecin, dentiste, dermato…, je m’installe où je veux) échouent. Début 2019, un amendement à la loi Santé, déposé par la France Insoumise et prévoyant cette mesure de conventionnement sélectif était retiré avant examen par ses propres députés. Le motif ? L’exposé des motifs (le résumé qui accompagne un amendement) avait provoqué une campagne de dénigrement, de la part des syndicats de médecins, sur les réseaux sociaux. Il exprimait pourtant une analyse tout à fait acceptable de la situation  : “la liberté d’installation totale dont jouissent les professionnels de santé exerçant en ville [“exercice de ville = en libéral] les mènent naturellement à privilégier leur confort de vie présumé sur leur mission de service public. Ils se concentrent de plus en plus dans les centres-villes des métropoles et dans les zones littorales au détriment des périphéries et des territoires ruraux. Cette liberté d’installation constitue une forme d’ingratitude corporatiste envers la collectivité. L’État finance les études des médecins, tandis que la Sécurité Sociale assure, par son conventionnement, leurs revenus.”

L’expression “ingratitude corporatiste” avait ulcéré la profession, provoquant harcèlement des députés sur les réseaux sociaux, vidéos de Youtubers médecins, coup de téléphone courroucé reçu, par un député, de son propre généraliste et même impression de t-shirt estampillés “ingrats corporatistes” par certains syndicats. La levée de bouclier avait entraîné le retrait de l’amendement par la France Insoumise et les excuses de la députée cheffe de fil sur le texte. 

Jean-Eudes, jeune médecin et Youtuber, veut pouvoir s’installer à Arcachon s’il le souhaite. La campagne c’est pas son truc.

“N’’allez plus vous installer là où les besoins sont déjà pourvus, mais allez là où vos patients vous attendent”

La proposition du député Garot, présentée en séance publique de l’Assemblée Nationale le 14 juin dernier, avait ses chances, car elle avait été conçue par un groupe de députés transpartisan, issus de groupes de gauche, centristes et de droite. Elle était la suivante : “n’allez plus vous installer là où les besoins sont déjà pourvus, mais allez là où vos patients vous attendent” résumait le député au moment de l’examen de ses amendements. Concrètement, il s’agit de rendre possible le conventionnement par la sécurité sociale des médecins dans les zones sous-dotées et, dans les zones déjà bien dotées en offre de soin, de le conditionner à un avis des Agences Régionales de Santé qui pourraient donner leur feu vert si, par exemple, un collègue de la même spécialité prenait sa retraite. 

Le conventionnement sélectif est une mesure qui est imposée aux infirmières et infirmiers libéraux depuis 2009, et qui permet aux malades et personnes âgées des petits villages autour de chez moi d’avoir du personnel médical qui continue de leur rendre visite : “Conformément à l’accord signé en septembre 2008 entre les quatre syndicats de la profession, Convergence infirmière, FNI, Onsil, Sniil, et l’assurance-maladie, une infirmière ne pourra s’installer dans zone qui compte déjà beaucoup de confrères que si une professionnelle cesse son activité. A l’inverse, une infirmière qui souhaitera travailler dans une zone « sous-dotée » recevra des aides financières pendant trois ans.” nous expliquait le Figaro en 2009.

Bien que leur statut ne soit pas le même, c’est aussi ainsi que vivent les profs en France : ils ne peuvent pas s’installer où bon leur semble car on a besoin d’enseignants partout pour assurer l’égalité éducative sur l’ensemble du territoire. Mais les médecins sont libéraux, me direz-vous ! Sauf que ce statut libéral est issu d’un compromis historique lié à des pressions corporatistes énormes, comme le raconte notre contributeur régulier et historien Nicolas Da Silva dans son livre La Bataille de la sécu. Les revenus des médecins libéraux viennent de la Sécurité sociale. Qu’ils le veuillent ou non, ils sont une main d’œuvre socialisée, au service de notre système de santé. Actuellement, leur égoïsme corporatiste et la défense de ce qu’ils appellent leur “liberté d’installation” conduit à la réduction du droit à la santé dans de très nombreuses régions. Leur seule action politique du moment est de revendiquer le doublement du tarif de la consultation de 25 à 50€ alors que la durée moyenne d’une consultation chez un généraliste est de 17 minutes… 

Être médecin en France ce n’est pas simplement “sauver des vies” c’est devenir un notable, obtenir une reconnaissance sociale forte, accéder à un train de vie et à des capitaux et il est plus intéressant d’en disposer à l’Île de Ré, à Bordeaux ou Saint-Jean-de-Luz que dans la Creuse ou à Jonzac….

Il y a beaucoup d’explications possibles au blocage total que la corporation médicale met en place contre ce qu’elle appelle la “coercition”. Le recrutement des écoles de médecine est extrêmement élitiste (à peine 5% d’enfants d’ouvriers et d’employés et concentre des jeunes gens issus des métropoles et dont le rapport à la “province” est celui des villégiatures côtières. Être médecin en France ce n’est pas simplement “sauver des vies” c’est devenir un notable, obtenir une reconnaissance sociale forte, accéder à un train de vie et à des capitaux et il est plus intéressant d’en disposer à l’Île de Ré, à Bordeaux ou Saint-Jean-de-Luz que dans la Creuse ou à Jonzac…. Hélas, en attendant de transformer de fond en comble la sociologie des étudiants en médecine, il y a des mesures d’urgence à mettre en place. 

Soi-disant défenseurs de la ruralité, les députés RN ont maintenu le statu quo qui tue nos campagnes

Le gouvernement et ses députés ont rejeté les amendements de bon sens du député Garot. Rien de surprenant à ça : les médecins font partie du socle électoral de Macron et, dans une période d’intense popularité, il a tout intérêt à les choyer, en cohérence avec ses mesures toujours favorables aux mieux lotis. Mais pourquoi les députés Rassemblement National ont-ils voté contre cette mesure ? C’est d’autant plus surprenant que le RN a connu, par exemple en Nouvelle-Aquitaine, des succès électoraux dans les zones délaissées par les services publics et qui sont des déserts médicaux : la pointe nord de la Gironde, à la fois pauvre et enclavée et le sud de la Charente-maritime sont des zones où le RN a énormément progressé lors de la dernière présidentielle.

C’est d’ailleurs ainsi que le Rassemblement National a introduit son explication de vote dans l’hémicycle : la carte des déserts médicaux et du vote RN serait la même… Avant que son orateur n’égrène un à un les arguments de la corporations médicales : il n’y aurait pas de zones bien dotées en médecins, contraindre ce serait décourager les médecins et, projet hallucinant, il faudrait, pour le RN, augmenter le tarif des consultations dans les déserts médicaux pour inciter les médecins à s’y rendre et gagner mieux (comme si la tripotée d’aides existantes ne suffisaient pas)

La brillante intervention de l’orateur RN peut être visionnée ici :

https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13590827_6489b65c76aec?timecode=8688070

Bref, le groupe RN a défendu les arguments et les revendications des syndicats de médecins les plus corporatistes, au détriment des habitants. On peut expliquer une telle indifférence par le fait que le discours du RN sur la ruralité est avant tout une façon d’y trouver la figure du “petit blanc” frustré par son statut de d’habitant de la “France périphérique”, concept très piégeux forgé il y a plusieurs années et dont les défenseurs se contrefoutent en réalité des questions matérielles et des rapports de force qui s’y jouent. L’habitant de la France périphérique est avant tout une victime muette dont on peut se servir pour accabler le citadin “bobo déconnecté” et l’étranger. Ses problèmes concrets, le RN s’en fout. 

Le RN propose d’augmenter le tarif des consultations dans les déserts médicaux pour inciter les médecins à s’y rendre et gagner mieux

Il est désormais clair qu’en rejetant les amendements visant à mettre fin aux déserts médicaux, les députés RN ont trahi leurs électeurs. Ils viennent confirmer qu’ils ne sont pas le parti du peuple mais bien celui de la petite bourgeoisie, dans le cas présent médicale, toujours prête à sauvegarder ses mesquins petits intérêts et plus encline au chaos capitaliste qu’à la justice spatiale et sociale.


Nicolas Framont


Je m'abonne pour que tout le monde ait accès à Frustration Magazine
Je m’abonne pour que tout le monde ait accès à Frustration Magazine