En France, un mouvement social très suivi, très populaire mais sans blocage réussi de l’économie n’est pas parvenu – pour le moment – à stopper la machine infernale du duo Macron-extrême-droite. Aux Etats-Unis, une grève très préparée, très massive et très offensive est en train d’avoir une influence bien au-delà de son secteur d’origine. Elle pourrait constituer un point de bascule pour le pays… et pour le reste du monde ? Deuxième partie de notre analyse de cet évènement historique. La première partie est à lire ici.
Ce que demandent les grévistes
L’UAW réclame 40 % d’augmentation sur quatre ans, en pointant les hausses de salaires “des PDG du “Big 3”, dont Shawn Fain dénonce la “cupidité” à chaque passage médiatique. À cette revendication phare s’ajoute la semaine de 32 heures, la hausse des pensions de retraites, le rétablissement d’aides indexés sur le coût de la vie et la fin du système de “second tiers” qui force les nouveaux embauchés à attendre 4 à 8 ans avant de bénéficier de l’ensemble des conditions négociées dans l’accord salarial. Ce système n’est pas seulement une plaie pour les employés qui le subissent, mais un poison du point de vue du syndicat, puisqu’il divise les travailleurs. L’UAW propose également un nouveau système d’intéressement (chaque salarié toucherait deux dollars pour chaque million dépensé par l’employeur dans le rachat d’action) et diverses mesures pour protéger l’emploi et compliquer les fermetures d’usines.
Car l’ombre du bouleversement apporté par la voiture électrique plane sur le conflit. Ces véhicules contiennent beaucoup moins de pièces, du fait du principe de fonctionnement du moteur, ce qui nécessiterait moins de main d’oeuvre pour les assembler. Le risque de paupérisation du secteur est grand, pour des raisons liées au droit du travail américain, qu’il nous faut expliciter brièvement.
Pourquoi la transition énergétique est un enjeu majeur de la grève
Aux États-Unis, la représentation syndicale n’est pas automatique. Pour jouir de cette structure indispensable à la négociation d’un accord salarial, les employés doivent déposer une pétition signée par au moins un quart de l’effectif. En cas de succès, l’entreprise doit organiser un référendum portant sur la création d’un syndicat. Si une majorité d’employés votent favorablement, le syndicat est créé. Il faut répéter cette procédure sur tous les sites. Ainsi, chaque café Starbucks ou entrepôt Amazon est le terrain d’une lutte impitoyable, le patronat dépensant chaque année des centaines de millions de dollars en consultants anti-syndicats (“union busters”) pour empêcher leur formation. Les tactiques vont du licenciement abusif des salariés jugés trop militants en amont des pétitions jusqu’à l’influence des campagnes électorales en aval, à l’aide d’un savant mélange de menaces, chantage à l’emploi et promesses diverses. Dans environ un cas sur deux, la création d’une antenne syndicale est rejetée.
Pourtant, les employés syndiqués bénéficient de bien meilleurs salaires, conditions de travail, retraites et assurances maladies que les employés des mêmes secteurs où aucun syndicat n’est présent. Ces effets se réverbèrent également sur les emplois des mêmes zones géographiques, les entreprises locales étant souvent contraintes d’offrir de meilleures conditions aux salariés non-syndiqués pour éviter qu’ils partent chez la concurrence.
Quel rapport avec la voiture électrique ? l’UAW a depuis longtemps obtenu le fait que chaque site de production accueille automatiquement une antenne du syndicat. Pour contourner ce problème, le “Big 3” ouvre de nombreuses usines de batteries de voitures en partenariat avec des firmes étrangères non couvertes par cet accord salarial, souvent dans le Sud des États-Unis, où les salaires, la protection sociale et le droit syndical sont plus faibles que dans les États industriels du Nord.
Ces nouvelles usines instaurent des conditions de travail particulièrement difficiles, les ouvriers étant exposés quotidiennement à des produits hautement toxiques et des températures élevées tout en subissant des cadences infernales. Un peu comme si les emplois délocalisés dans le tiers monde à partir des années 1980 revenaient aux États-Unis en important les conditions de travail qui sévissent là-bas, au lieu de se conformer aux standards américains arrachés par les syndicats. Pour l’UAW, ce combat est une question de vie ou de mort.
C’est pourquoi il se bat aussi pour la sauvegarde de l’emploi, avec un message clair : la transition énergétique doit être juste et se faire avec les travailleurs de l’automobile, pas contre eux.
La grève s’invite déjà dans la présidentielle américaine
En faisant voter son “Inflation Reduction Act”, un vaste plan d’investissement dans la transition énergétique financé par des hausses d’impôts sur les entreprises et les plus riches, Joe Biden a provoqué un véritable “boom” de la voiture électrique. Pour favoriser la relocalisation de l’emploi, le texte conditionne les subventions octroyées à l’achat des véhicules au “Made in America”. Des aides importantes ciblent également les entreprises implantant des usines sur le sol américain, pour un total dépassant les 200 milliards de dollars. Une manne que le Big 3 ne compte pas laisser à Tesla et Toyota. Du point de vue du climat, c’est un succès. Les ventes d’EV explosent et les usines poussent comme des champignons. Les États-Unis devraient ainsi être en mesure de refaire leur retard sur la Chine en termes de production de véhicules électriques (reléguant au passage l’Europe et la France du stratège Emmanuel Macron au rang de pays du quart monde).
Du point de vue social, l’opportunité de rebâtir la classe moyenne semblait presque inespérée. En étendant les protections et conditions salariales acquises par les ouvriers de l’automobile à ces nouveaux acteurs, Biden pouvait remplir sa promesse de restaurer l’âme de l’Amérique tout en coupant l’herbe sous le pied d’un autocrate aux tendances putschistes comme Donald Trump. Mais c’était sans compter sur les lobbies et une poignée de sénateurs démocrates acquis au patronat, qui ont supprimé la clause conditionnant les subventions à la présence d’emplois syndiqués.
La paupérisation des nouveaux emplois pourrait avoir deux conséquences dramatiques : une hostilité de l’opinion aux politiques de soutien à la transition écologique, et un basculement des États industriels du Nord et des électeurs syndiqués vers l’extrême droite Trumpiste. Car les élections américaines se jouent au Collège électoral (État par État). Et il n’est pas certain que la démocratie américaine ou la transition écologique survivent à une seconde présidence de Donald Trump et ses amis putschistes.
“What side are you on ?” : la classe dirigeante quelque peu déboussolée par la détermination des grévistes
Le journaliste économique Jim Cramer, sorte d’icône commentant quotidiennement les cours boursiers, a failli s’étrangler à l’annonce de la grève. Son conseil pour “The Big 3” ? Virez tous les grévistes et délocalisez les usines au Mexique !
Si cette réaction épidermique a choqué ses collègues, elle s’inscrit dans une tendance de fond. Du “progressiste” New York Times au JT de la chaîne nationale NBC, les médias ont d’abord eu tendance à reprendre les éléments de langage du “Big 3”: la grève menacerait l’économie du pays, risque d’empirer l’inflation, de causer des licenciements chez les très nombreux sous-traitants et, si les demandes des salariés étaient écoutées, de provoquer une perte de compétitivité des entreprises risquant de les conduire à la faillite. Le but était clairement de monter l’opinion publique contre les grévistes.
Mais face au soutien massif de la population, les médias commencent à nuancer ce discours, au point d’adopter parfois le point de vue des grévistes. Les journalistes de CNN acculent les patrons sur leurs niveaux de salaires et somment les élus du Parti républicain, Trump compris, de répondre à une question simple : “de quel côté êtes-vous, les grévistes ou les PDG” ?
De même, la classe politique marche sur des œufs. Joe Biden et les élus démocrates ont clairement pris position en faveur des grévistes. Bernie Sanders a livré un discours enflammé devant une foule rassemblée par l’UAW à Détroit, profitant de l’occasion pour encourager l’ensemble des travailleurs américains à soutenir la grève car “ils se battent pour nous tous”. L’UAW a repris les déclarations de John Fetterman, sénateur progressiste et iconoclaste de l’État industriel de Pennsylvanie depuis le piquet de grève : “Ils ont gagné 74 millions de dollars à eux trois, vous savez ? De combien de yachts ont-ils besoin pour faire du ski nautique ? C’est absurde, faites ce qui est juste pour les travailleurs !” Fait rarissime, élus progressistes comme centristes se déplacent les uns après les autres sur les piquets de grève.
Côté républicain, les éléments de langage employés par Trump et les élus plus “respectables” consistent à accuser Biden d’avoir provoqué l’inflation et la transition vers la voiture électrique. Sans soutenir la direction syndicale pour autant. Le sénateur Tim Scott est allé jusqu’à évoquer Ronald Reagan pour appeler au licenciement de tous les grévistes. Mais Trump, sentant le vent tourner, à prévu de se rendre à Détroit pour s’adresser aux ouvriers.
Biden n’avait pas prévu de franchir cette ligne symbolique pour un président en exercice. Même si, contrairement à Trump, il a défendu les grévistes en reprenant leur slogan “des profits records doivent entraîner un accord record pour les travailleurs”, il risquait de se faire déborder par ce dernier.
Le président de l’UAW lui a sauvé la mise. Après avoir critiqué la venue de Donald Trump (“Toutes les fibres qui constituent notre syndicat se mobilisent pour combattre la classe des milliardaires et un système qui enrichit des gens comme Donald Trump sur le dos des travailleurs. On ne peut pas continuer d’élire des milliardaires et millionnaires qui ne savent pas ce que lutter pour boucler ses fins de mois veut dire et sont incapables de comprendre ou résoudre les problèmes de la classe laborieuse”), il a explicitement invité Joe Biden à venir sur le piquet de grève. La Maison-Blanche s’est empressée de saisir cette perche et Biden s’y est rendu, une grande première pour un président du paradis capitaliste que sont les Etats-Unis.
C’est la première fois qu’un président américain en exercice vient soutenir aussi clairement des ouvriers en grève. L’enjeu est politique, les syndicats ouvriers restant déterminants dans la capacité à mobiliser les électeurs en faveur des démocrates. Mais ce soutien opportuniste est apprécié des militants de l’UAW, qui y voient une manière supplémentaire de mettre la pression sur les directions patronales. Il en faudra davantage pour faire plier le “Big 3”, qui a répliqué à la mise à l’arrêt des premières usines par des licenciements massifs dans d’autres sites de production, pour l’exemple.
Fired up, ready to go ! (Surmotivé, prêt à y aller !)
“Vous avez vu la vidéo faite par les ouvriers mexicains pour nous soutenir ? Ils ont un nouveau syndicat, c’est génial.” expliquait Jennifer Ryan, ouvrière chez General Motors.
La solidarité s’organise. Le puissant syndicat des Teamsters (chauffeurs routiers) à déjà annoncé que ces membres ne livreront pas les usines en grève. En août, il avait obtenu de la société UPS des hausses de salaires à deux chiffres et une nette amélioration des conditions de travail pour ses 340 000 membres. D’autres gros syndicats du pays affichent leur solidarité, à l’image de celui des pilotes de ligne, qui a obtenu une hausse de salaire de 40 % plus tôt dans l’année, et des nombreuses délégations syndicales qui se rendent sur les piquets de grève en soutien. Et la grève semble déjà contagieuse : les 200 employés d’un sous-traitant de Mercedes viennent de se mettre en grève dans l’Alabama.
L’enjeu nécessite un tel déploiement de solidarité. En 2019, GM avait été frappé par une grève de 40 000 membres du UAW pendant six semaines et perdu quelques 3 milliards de dollars de chiffre d’affaires avant de concéder de modestes avancées : 10 % d’augmentation de salaire et une réduction de la durée des contrats de “second tiers” de 8 à 4 ans.
Cette fois, la direction du syndicat UAW n’entend pas lâcher le morceau aussi facilement et compte sur sa nouvelle stratégie de montée en pression pour faire durer le conflit aussi longtemps que nécessaire, alors que sa caisse de grève paye 500 dollars par semaine chaque gréviste et employé licencié pendant le conflit. En parallèle, les ouvriers qui n’ont pas encore été appelés à faire grève entrent en résistance passive à travers le refus de faire des heures supplémentaires ou d’accepter des tâches ne figurant pas sur leur fiche de poste. Le “Big 3” dépend beaucoup des heures supplémentaires et a ainsi été contraint de suspendre la production dans plusieurs usines et ateliers n’étant pas encore en grève.
En tentant d’anticiper quelles usines seraient mises à l’arrêt par l’UAW dans un véritable jeu de chat et de la souris, les directions patronales ont modifié leurs chaînes d’approvisionnement et fait bouger des stocks dans les mauvaises usines, désorganisant tout seul leur production.
Tout n’est pas rose pour autant. Les employés sont confrontés à de multiples pressions de la part de leurs superviseurs directs dans les usines et des directions patronales depuis Détroit. Ces dernières sont rompues aux épreuves de force et conscientes que chaque dollar lâché aux grévistes n’ira pas dans leurs primes et stock-options. Et pour de nombreux salariés, la nécessité de conserver leurs emplois et joindre les deux bouts prime sur la responsabilité historique que ressentent une partie des délégués syndicaux.
Le prolongement du conflit pourrait fragiliser cette solidarité. Après Ford, GM vient de licencier temporairement 2000 salariés d’une usine qui n’était pas en grève, citant le manque de pièces détachées. Et Stellantis envisageait de faire de même avec quelque 300 ouvriers.
“Nous prendrons soin de tous nos membres, et nous allons continuer de nous organiser pour rester mobilisés un jour de plus que le patronat” a prévenu Shawn Fain. Vendredi, il annonçait via un live stream sur les réseaux sociaux que l’ensemble des centres de distribution de pièces détachées de GM et Stellantis, soit 38 sites répartis dans 20 États, allaient se mettre à l’arrêt. Cinq mille travailleurs vont rejoindre les treize milles déjà en grève. Un choix éminemment stratégique : les plus grosses marges sont réalisées sur les pièces détachées et mettre cette activité à l’arrêt nécessite peu de grévistes.
Ford échappe au durcissement du conflit car “des progrès significatifs ont été réalisés à la table des négociations”. Le géant américain a déjà accepté de nombreuses revendications majeures de l’UAW, qui précise “ne pas en avoir fini avec Ford”. Signe que le rapport de force porte déjà des fruits. Marcelina, électricienne à l’usine de Chicago, se disait impatiente de rejoindre la lutte : “Nous sommes unis, fired up and ready to go !”.
Christophe est l’auteur de Les Illusions perdues de l’Amérique démocrate (Vendémiaire, 2021). On peut le suivre via sa newsletter ici, et sur Twitter : @PoliticoboyTX