Nous accueillons régulièrement l’écrivain Joseph Andras pour une chronique d’actualité qui affûte nos armes et donne du style à nos frustrations.
Être français, par les temps qui courent, vous recouvre de crasse. Que le gouvernement d’extrême droite israélien s’adonne au nettoyage ethnique, c’est une chose ; que le gouvernement français lui fasse les yeux doux, c’en est une autre. Nous l’avons dit : nul ne doit attenter à la vie des civils. Nous l’avons dit : la mort des civils israéliens nous plonge dans la peine. Nous l’avons dit : les actes antisémites qui s’ensuivent, en France comme ailleurs, sont pure saloperie. Et nous le disons sans la moindre intention rhétorique. Car l’heure n’est plus qu’au parler net.
La journaliste israélienne Amira Hass vient de confier que le sentiment de désespoir qui la saisit, de désespoir et de colère, « grandit de jour en jour, de minute en minute ». Nous ne dirons pas mieux. La journaliste voit son pays massacrer une population civile au grand jour – plus de 7 000 assassinats, dont près de 3 000 enfants, en ce 27 octobre 2023. Et nous, ici, voyons le nôtre s’en satisfaire. La présidente de l’Assemblée nationale, escortée d’un député suprémaciste, a fait savoir lors de son escapade israélienne que « rien ne doit empêcher Israël de se défendre ». Rien, donc pas même une épuration de masse mondialement condamnée. Quelques jours plus tard, le président Macron redonnait à Jérusalem du « Cher Bibi » au messianique Netanyahu et, tout à cette incompétence dont lui seul a le secret, priait la coalition internationale contre Daech de venir à sa rescousse.
Pendant ce temps, la France chasse ses sorcières. Le bûcher pour qui appelle à la justice. Les manifestations en soutien aux Palestiniens sont interdites en nombre et le ministre de l’Intérieur se plaît à remplir les tribunaux. Borne s’élève contre le « déchaînement de barbarie du Hamas » mais semble s’accommoder fort bien de celle de l’occupant. Et Bergé n’a pas les moyens de faire mieux que du Bergé : « Le massacre, c’est celui perpétré par le Hamas ». Chacun goûtera le singulier. Car, après tout, comme le note l’ancien ambassadeur israélien à l’ONU, les Palestiniens sont d’« horribles animaux inhumains ». La métaphore était peu auparavant mobilisée par le ministre israélien de la Défense en personne : « Nous combattons des animaux humains et nous agirons en conséquence. »
Les animaux, jusqu’à preuve du contraire, ne brûlent pas la peau des gosses au phosphore blanc. Nous avons toutes les raisons de les aimer pour ça. Mais on sait quel usage les colonisateurs en ont toujours fait. Juan de Matienzo, juriste espagnol de passage au Pérou, assurait des Amérindiens qu’ils étaient « des animaux qui ne ressentent même pas la raison ». C’était au XVIe siècle. John Ovington, aumônier pour la Compagnie britannique des Indes orientales, jurait que les Hottentots étaient « le moyen terme entre un animal rationnel et une bête ». C’était au XVIIe siècle. Lyman Frank Baum, auteur étasunien du Magicien d’Oz, expliquait que les « Peaux-Rouges » avaient tout l’air « de cabots pleurnichards » seulement bons pour l’extermination. C’était au XIXe siècle. William Westmoreland, général engagé dans la guerre du Vietnam, qualifiait les Vietnamiens de « termites ». C’était au XXe siècle. Et, durant la guerre du Golfe, des pilotes du même pays décrivaient leur action à l’encontre des Irakiens comme une « chasse à la dinde sauvage » et les civils en fuite comme autant de « cafards ». Nous pourrions poursuivre à l’envi. Les colonisateurs n’ont pas affaire à leurs semblables : ils ont dès lors tout loisir de les décimer comme on aime à décimer les animaux.
C’est là, bien sûr, un des piliers idéologiques historiques du racisme. C’est en toute logique qu’un pouvoir d’extrême droite, israélien en l’occurrence, reconduit l’analogie. Il n’a toutefois pas fallu attendre Netanyahu et les siens pour ça. En 2000, Ehud Barak avait comparé les Palestiniens à des « crocodiles ». Ovadia Yossef à des « serpents » (2001). Menahem Begin à un « animal à deux pattes » (1982). Yitzhak Shamir, évoquant les insurgés palestiniens, à « des sauterelles » (1988). N’oublions pas Rafael Eitan, chef d’État-major, déclarant à la Knesset le 12 avril 1983 : « Lorsque nous aurons colonisé le pays, il ne restera plus aux Arabes que de tourner en rond comme des cafards drogués dans une bouteille. »
L’actuelle croisade raciste contre Gaza ne devrait susciter que la condamnation la plus totale. Et un « soutien inconditionnel » aux civils palestiniens. Or nos croisés français tapent des mains. C’est qu’ils en redemandent. Christophe Barbier, paré d’une écharpe rouge de circonstance, a invité le 24 octobre dernier à l’« éradication de Gaza ». L’éditorialiste s’est aussitôt repris : « de… de Gaza… du Hamas ». Saluons ce lapsus comme symptôme, celui, bien connu, de l’émergence de désirs inconscients. Mais sa conscience n’a rien signifié d’autre quelques secondes plus tôt : on ne saurait « mettre dans ce fourre-tout » que serait la notion de « crime de guerre » des actes qui sont « consubstantiellement différents » – entendre les crimes du Hamas et ceux du pouvoir israélien. L’animateur Olivier Truchot, au palmarès déjà certain, s’est porté à son secours : d’un côté, en effet, il y a « des actes de barbarie » et, de l’autre, « il y a des victimes civiles, certes, mais qui sont des dommages collatéraux ». Certes. Or non : il n’y a pas de morts « collatérales » à Gaza. Juste des êtres vivants sciemment abattus. Quelle différence entre l’exécution d’un civil à bout portant et par voie aérienne ? La logistique. Prétendre le contraire atteste uniquement d’une certaine vision du monde, laquelle hiérarchise la valeur de la vie. Il est des civils qui peuvent crever car il faut mériter son statut de civil. N’être pas arabe, par exemple, est un motif de qualification apprécié. Et Barbier de préciser : « parce que la guerre, c’est ça ». Notre éditorialiste devrait savoir que la guerre a ses lois. Et qu’un massacre d’État, voulu tel, se ravit de les fouler une à une.
L’ancien pilote israélien Yonathan Shapira, devenu partisan du mouvement de boycott pacifiste BDS, a avoué en 2018 : « [P]etit à petit, j’ai pris conscience que je faisais partie d’une organisation terroriste. Très difficile de réaliser que ce que j’aimais faire était en réalité lié à ce que je détestais : tuer des innocents. » Voilà du parler net. Mais nos croisés ont les oreilles farcies de merde. Ils font même profession d’elle, des sommets de l’État à leurs annexes télévisées. L’important, c’est de lutter contre le terrorisme. Ou l’islamisme. Ou l’islam. On ne sait plus bien. On se convainc à certaines occasions qu’il en existe quand même de bons, des musulmans : quand l’État français livre en 2021 pour près de 780 millions d’euros de matériel de guerre à l’Arabie saoudite, on est à deux doigts de réciter la profession de foi. Va pour les milliers de civils tués au Yémen et le journaliste Jamal Khashoggi démembré à la scie. « Le terrorisme », disions-nous. On chérit décidément le singulier sous les cieux de l’Occident. C’est commode : ça ne veut rien dire. Les juristes spécialisés en droit international le savent mieux que personne. Dans Face à la guerre, Ilan Halevi, responsable de l’OLP, dénonçait dès 2003 l’inanité de ce gros concept. S’en prendre aux civils ? Très bien. Mais il faut dans ce cas reconnaître qu’il existe également un terrorisme d’État, « infiniment plus meurtrier, en termes de quantités, que les autres ». Ne l’annoncez pas à nos croisés, qui, de Bush à Netanyahu, n’avisent que le Bien et le Mal, la Lumière et les Ténèbres. Ils sont droits dans leurs bottes car les « terroristes » qu’ils écrasent sont d’une autre espèce. Oseriez-vous hasarder que leurs politiques successives fabriquent, précisément, des « terroristes » qu’ils s’empresseraient de vous nommer « apologiste ». Daech est né dans un camp de prisonniers irakien sous contrôle nord-américain : simple hasard.
Anéantir le Hamas (après que l’État israélien a à plusieurs reprises « autoris[é] l’arrivée d’un jet privé [qatari] avec des dollars en liquide pour le Hamas », comme vient de le rappeler le journaliste franco-israélien Charles Enderlin) ne résoudra rien au mal nommé « conflit ». D’autres groupes, plus radicaux encore, émergeront. Ils existent d’ailleurs déjà. Les Palestiniens ont très longtemps lutté sous la bannière du nationalisme laïc : leur situation n’a fait qu’empirer. Ils n’ont aujourd’hui d’autre choix que l’exil ou la servitude. De cet échec voulu les militants islamistes se sont multipliés. Yasser Arafat était en son temps un sosie de Ben Laden – foi d’Ariel Sharon. Arafat n’est plus et le Hamas tient désormais la bande de Gaza après avoir passé le Fatah par les armes. La seule façon de préserver les vies humaines, toutes les vies humaines, est d’anéantir le système d’occupation et d’apartheid. La paix est à cette condition. Un mot que nos croisés contemplent sous les ruines. L’ONU s’époumone à exiger un cessez-le-feu immédiat ; l’État français a quant à lui préféré refuser de voter, le 16 octobre, une résolution examinée par le Conseil de sécurité qui allait en ce sens. Le portrait de Macron est brûlé lors de rassemblements palestiniens. C’est la moindre des choses. Mais c’est aussi notre déshonneur.
Joseph Andras
La chronique de Joseph Andras :