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En 2004, la musique pop-rock vivait une nouvelle heure de gloire avec le retour de groupes anglo-saxons à succès comme The Strokes, Arctic Monkeys ou encore The Libertines. Avec leur premier album « Hopes and Fears », les anglais du groupe Keane détonnent dans ce paysage musical, puisque leur musique est particulièrement mélancolique.

Le tube principal de l’album, “Somewhere Only We Know”, est rapidement devenu un classique de la pop, encore diffusé sur la plupart des radios en France comme ailleurs en Europe. Cette chanson ne parle ni de rupture amoureuse, ni de passion contrariée, ni d’amour impossible. Et pourtant elle prend aux tripes. Car elle raconte la nostalgie universelle pour un endroit perdu ou éloigné, un endroit que nous seul connaissons (“Only We Know”), un endroit dont on n’est pas certain, en écoutant les paroles, qu’il existe vraiment, mais qui paraît si nécessaire de rejoindre pour faire face à la dureté de la vie. Cet endroit évoque l’enfance, la douceur – réelle ou fantasmée – du passé face à la rigueur du présent et l’incertitude de l’avenir.

La mélancolie du déracinement…

Cette chanson fait particulièrement écho à un sentiment partagé dans le monde capitaliste du XXIe siècle : celui d’être déraciné, de ne plus savoir où l’on vit et de ne plus avoir d’endroit où se replier en cas de besoin. C’est un sentiment particulièrement contemporain car durant des siècles, les individus appartenaient à un lieu, village puis ville, qu’ils quittaient rarement au cours de leur vie. On partageait plus facilement sa maison avec les membres de sa famille et il était impossible ou très difficile de partir. C’est avec l’exode rural et l’industrialisation du monde que la vie de la majorité des individus d’un pays comme la France s’est transformée. D’autres chansons ont évoqué cette évolution et la perte qu’elle contient : « la montagne » de Jean Ferrat raconte la nouvelle vie de ceux qui « quittent un à un le pays / Pour s’en aller gagner leur vie, loin de la terre où ils sont nés » et pour rentrer, après une journée de travail, « dans son HLM, manger du poulet aux hormones ». Oui mais « Que la montagne est belle, comment peut-on s’imaginer / En voyant un vol d’hirondelles, que l’automne vient d’arriver ? ». On vit une vie moderne, coupée des saisons et de ses rigueurs, mais on perd aussi ce contact intime avec le paysage et ses variations.

La chanson de Ferrat date de 1964. Quarante ans plus tard, au moment où la chanson des Keane sort, le processus est déjà entièrement accompli. Plus personne ou presque n’a un endroit à la campagne où se replier, « un endroit connu de nous seul » ou « qui n’appartient qu’à nous », selon la façon dont on traduit le titre et le refrain de la chanson. Ce rêve n’existe que pour ceux qui ont grandi à la campagne ou ceux qui ont les moyens d’avoir une « maison de famille », c’est-à-dire une résidence secondaire où se rendre et reconstituer, de façon un poil artificielle, le type de confort nostalgique que l’on attend d’un foyer originel. Les résidences secondaires les plus prisées imitent souvent le style du bâti traditionnel : maison normande, longère charentaise, maison basque à colombage… En achetant (ou en rêvant d’) une résidence secondaire, on espère pouvoir redonner à ses enfants la continuité historique dont on a été privé. Pour la bourgeoisie, contrairement aux autres classes sociales, cette continuité n’a pas été brisée : ils se sentent propriétaires du pays, ont des liens avec l’aristocratie, sont maîtres du marché immobilier et ne souffrent donc pas de ce sentiment de perte.

… Contre L’injonction à la “mobilité”

Mais pour la plupart des gens, le domicile quitté à 16, 18 ou 20 ans n’est plus : le marché immobilier encourage les propriétaires à vendre régulièrement leur maison pour espérer une plus-value, tandis que le tarif exorbitant des maisons de retraite rend incontournable la vente du domicile parental. Pour les jeunes générations, l’accès à la propriété se referme. Or, la condition de locataire crée un lien éphémère avec les lieux que l’on habite. Plus on est pauvre, moins on a le droit d’habiter quelque part : dans les quartiers populaires ciblés par la rénovation urbaine depuis les années 2005, les organismes HLM se moquent pas mal d’où les personnes seront relogés après la destruction de leur tour. Quand on est pauvre, on n’a pas le luxe de choisir.

Plus on est pauvre, moins on a le droit d’habiter quelque part : dans les quartiers populaires ciblés par la rénovation urbaine depuis les années 2005, les organismes HLM se moquent pas mal d’où les personnes seront relogés après la destruction de leur tour.

Le capitalisme contemporain nous pousse à la « mobilité », qui est l’un de ses termes phares. Il faut désormais changer de ville pour trouver un emploi et Pôle Emploi devenu « France Travail » peut de plus en plus vous y contraindre. L’attachement à un lieu est mal perçu. Pour la gauche, il apparaît comme une revendication un peu rance, nimbée du pétainisme de la formule « la terre ne ment pas ».

Il y a évidemment quelque chose d’ambigu dans ce désir d’appartenir à un lieu. Car la fuite de la campagne vers les villes a représenté, pour beaucoup, une émancipation individuelle forte. Pour les personnes LGBT par exemple. Revenir dans son village, dans son département d’origine, c’est être aussi confronté à l’assignation à une seule identité, celle de notre famille, de sa réputation, de la personne que nous étions adolescente et cela peut parfois étouffer. Nicolas Mathieu, à la fin de son roman Leurs enfants après eux, qui se situe dans une petite ville de l’est de la France, parle de « l’effroyable douceur d’appartenir ». Cette expression résume bien pour moi l’ambiguïté des endroits « connus de nous seuls » : ils offrent une certaine stabilité identitaire dont les grandes villes nous privent mais ils nous assignent aussi à une place. C’est bien pour cela que la plupart des gens préfèrent fuir leurs villages qui, dans les régions les plus attractives, se remplissent de résidences secondaires, pour vivre leur meilleure vie en ville.

Nicolas Mathieu, à la fin de son roman Leurs enfants après eux, qui se situe dans une petite ville de l’est de la France, parle de « l’effroyable douceur d’appartenir ».

Mais à quel prix ? La vie en ville est-elle toujours aussi désirable qu’elle l’était dans les années 60 ? Mais la quitter, pour aller où, quand nos racines paysannes ont disparu ?

C’est ce questionnement intime et politique que remue la chanson « Somewhere Only We Know » depuis le début des années 2000. Elle nous rappelle que le sentiment de nostalgie et de désir d’appartenir ne peuvent être résumés à leurs versions réactionnaires. Nous avons tous l’envie d’un « endroit connu de nous seuls » et si le marché immobilier nous en prive – de ce bout de jardin, de cette vue sur la mer, de cette terrasse, de la vie de ce village, de la connaissance intime de ce quartier – il est toujours possible d’imaginer un monde où habiter quelque part ne sera ni un luxe, ni une prison.


Nicolas Framont


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