Dans l’esprit moutonnier qui leur sert d’éthique professionnelle, la plupart des journalistes ont relayé la dépêche AFP qui reprenait complaisamment les derniers éléments de langage du gouvernement : la Sécurité sociale serait « à nouveau » en déficit. « C’est un coup dur pour les finances publiques », nous explique Le Monde.
Vraiment ? 5,4 milliards d’euros, ce chiffre assené à coup de titres alarmistes (cf le petit smiley effrayé du community manager de France Info) n’est jamais accompagné du chiffre auquel il se rapporte : 440 milliards, c’est le budget annuel de la Sécurité sociale. 5,4 milliards « ça fait beaucoup », mais un déficit de 5,4 milliards sur un total de 440 milliards c’est aussi dramatique qu’un découvert de quelques dizaines d’euros si vous gagnez 2000 euros par mois.
Les articles les plus mauvais présentent le déficit comme une sorte de coup du destin, comme il est d’usage quand on parle de la dette publique ou sociale, souvent décrite comme un fléau d’instabilité, alors qu’en terme d’instabilité, c’est bien la dette privée (endettement des ménages et des entreprises auprès des banques, entre autres) qui menace de nous péter à la gueule. Selon la Banque de France, la dette privée en France équivaut à 133,2 % du PIB, en très forte augmentation depuis dix ans. La dette publique (de l’Etat et de la Sécurité sociale) est estimée un peu moins de 100%. De quelle dette parle-t-on le plus ?
Accuser les gilets jaunes, ça ne mange pas de pain
Les articles les plus « poussés » font remonter la causalité de cette « explosion » du déficit (quand on parle dette publique, toute modération disparaît) aux mesures dites « gilets jaunes », c’est-à-dire l’annulation d’une partie de l’augmentation de la CSG pour les retraités, l’avancée dans le temps d’une partie des exonérations de cotisations sociales sur les salaires, et l’exonération de cotisations des heures supplémentaires. Parmi ces mesures, chiffrées effectivement à plusieurs milliards, seule l’exonération des heures supplémentaires a été créé uniquement du fait du mouvement des gilets jaunes. Dans les deux autres cas il s’agit d’une annulation de hausse et d’une avancée de 6 mois par rapport à une mesure déjà prévue. Ce qui fait grandement relativiser le discours « les gilets jaunes ont ruiné la sécu ».
Mais le vrai scandale médiatique n’est pas là. Les articles couvrant cette actualité, en particulier celui du Monde, sont mensongers par omission : ils oublient de dire que si le gouvernement ne l’avait pas décidé à l’automne 2018, c’est-à-dire avant même que le mouvement social ne débute, les mesures précédemment décrites n’auraient pas couté un centimes à la Sécurité sociale. Autrement dit, c’est parce que le gouvernement l’a décidé que son déficit est à la hausse. Explications.
Remettre la Sécurité sociale en déficit, rien de plus facile
A l’origine, la Sécurité sociale, fondée par le mouvement ouvrier de l’après-guerre, a été instaurée par la loi en 1946 (non pas « par de Gaulle », mais par les communistes). Il s’agissait alors d’un système autonome de l’Etat, géré par les travailleurs eux-mêmes et financé par une ponction du capital (les cotisations patronales) et des cotisations sociales des salariés. Organisée en différentes branches (maladie, vieillesse, accident du travail, famille), la Sécu a été progressivement privée de son autonomie dès 1958 (co-gestion avec le patronat, c’est à dire paritarisme) puis en 1991 avec l’instauration de la Contribution Sociale Généralisée (CSG) : devenue financée en partie par l’impôt, la sécu a perdu son autonomie face à l’Etat qui a pu mettre son nez dedans, via une loi de financement annuelle. Chaque année depuis lors, les gouvernements successifs serrent la vis sur le plan des dépenses, réduisant les remboursements, les prises en charge, le financement hospitalier etc, faisant chuter la France de sa première place au classement des systèmes de santé en 2000.
Mais chaque année aussi, les gouvernements interviennent sur les recettes de la Sécurité sociale, notamment en exonérant les uns et les autres de leurs cotisations sociales. Moins de « charges » pour les patrons, moins de salaire brut pour les salariés, et « tout le monde est content ». Ce faisant, la Sécurité sociale continue à perdre en autonomie et en ampleur : les libéraux rêvent d’une santé et d’une retraite financée par des assurances privées pour les uns, et par un socle minimaliste publique pour les pauvres. La loi forçait pourtant l’Etat a compenser les mesures d’exonérations prises. Ainsi, pour tant d’euros de cotisations exonérés, l’Etat versait tant à la sécu. Ces mesurettes étaient toujours neutres pour le budget social.
Cette règle a pris fin en octobre 2018, dans l’indifférence générale. L’article 19 de la loi de financement de la Sécurité sociale a prévu la fin de la compensation par l’Etat des exonérations nouvelles. Dont acte : dès le début de l’année 2019, les milliards concédés sous forme d’exonérations de cotisations sur les heures supplémentaires n’ont pas été compensés. Ils sont passés directement à la charge de la Sécurité sociale. Son déficit actuel est donc du à une décision claire et identifiable. Quand l’AFP explique « La Sécu paie aussi la facture des « mesures d’urgence » adoptées en réponse à la crise des « gilets jaunes » », elle ment, donc, au moins par omission.
Le déficit, une aubaine politique
Ce qui est traité comme un aléa technique est en fait un matériau politique précieux. Car ce déficit, qu’il a lui-même créé, est une aubaine pour le gouvernement, à plus d’un titre. Les urgentistes sont en grève et réclament plus de moyens ? Comment leur répondre « les caisses sont vides » alors que le déficit était sur le point de se résorber ? Hop, recréez du déficit !
Vous avez une réforme des retraites à faire, qui va faire perdre tout le monde, et vous devez la justifier envers et contre tous ? Hop, créez du déficit afin de montrer que « nous n’avons pas les moyens de financer le système actuel » !
Cette information n’est pas difficile à obtenir. Il ne s’agit pas d’un complot ou de quelques décrets pris dans l’ombre. Elle ne se trouve pas dans « Crépuscule » ou dans une fuite de Wikileaks. Mais pour y remonter, il faut avoir de la mémoire et de l’esprit critique. Deux qualités dont certains journalistes semblent systématiquement dépourvus.