Nous accueillons régulièrement l’écrivain Joseph Andras pour une chronique d’actualité qui affûte nos armes et donne du style à nos frustrations.
Tout est cul par-dessus tête. Voici que la lutte contre l’antisémitisme est revendiquée par des antisémites. La marche nationale du 12 novembre, organisée par les présidents du Sénat et de l’Assemblée nationale, a vu Philippe Vardon – tour à tour membre de « la Zyklon Army, l’armée des skinheads », du Bloc identitaire, du Rassemblement national et de Reconquête – parader aux couleurs de la région Paca et Frédéric Boccaletti – ancien gérant d’une librairie négationniste, éditeur de Maurras et député RN – claironner sur les réseaux sociaux « Partout en France / Unis, contre l’antisémitisme ! ». Depuis la capitale, Marine Le Pen a pesé chaque mot au micro d’une journaliste : « Nous sommes exactement là où nous devons être. » Derrière elle se tenait Jordan Bardella, président du parti ; non loin défilaient Éric Zemmour et Marion Maréchal, acclamés. Le premier, sectateur de Pétain et dernier des anti-dreyfusards, en a profité pour se poser en prophète : « [Nous] avons alerté, depuis 20 ans, des dangers de cette immigration [musulmane]. » On peut toujours se réveiller d’un mauvais rêve, moins d’un cauchemar bâti au grand jour.
Le néofascisme sympa
L’ancien vice-président du RN, Louis Aliot, révélait en décembre 2013 la stratégie de son organisation : « C’est l’antisémitisme qui empêche les gens de voter pour nous. Il n’y a que cela. À partir du moment où vous faites sauter le verrou de l’antisémitisme, vous libérez le reste. » Le verrou vient donc de sauter. Pareil mérite ne leur revient pas : il a pour ça fallu l’assistance de la bourgeoisie française.
La mise en conformité politique et médiatique du RN n’est pas chose nouvelle. Personne, par exemple, n’a oublié la chatonisation du néofascisme : en 2018, Paris Match rencontrait Marine Le Pen et titrait « Les chats me consolent » ; en 2021, M6 la recevait afin de causer félins et de « lui trouver un mec ». 89 députés RN arrivaient quelques mois plus tard à l’Assemblée nationale puis un sondage publié par le JDD indiquait que La France insoumise représentait désormais, pour le pays, un « danger » supérieur au parti raciste. Une opération adroitement menée. Plus de questions qui vaillent, la République lui ouvre les bras. Marine Le Pen a confié à Frédéric Chatillon le soin de lui obtenir des parrainages lors de sa dernière campagne présidentielle ? Bricole. La même a nommé Axel Loustau à la direction de ses finances ? Bagatelle. Le premier, adorateur du collaborateur Léon Degrelle décoré par Hitler en personne, s’est un jour rendu en Belgique à l’occasion du 50e anniversaire de la Légion SS Wallonie ; le second, ancien cadre du GUD, nourrissait en privé quelque sympathie pour « tonton Adolf » et diffusait publiquement, en 2011, la photo d’une croix gammée : des chatons, on vous dit. Et puis voyez un peu le beau minois de Bardella, ce « fin gourmet » (Paris Match). Qu’il ait déclaré quelques jours avant ladite marche qu’il « ne cro[yait] pas » que Jean-Marie Le Pen soit antisémite n’y change rien : il aime les pâtes all’amatriciana.
Un parti dont les statuts ont été déposés par un caporal de la 33e division de grenadiers SS Charlemagne amène à lui ce genre d’individus : c’est dans l’ordre des choses. On se demande cependant pourquoi la lutte contre l’antisémitisme devrait désormais se conduire à leurs côtés. Demande rejetée. « Ce n’est pas le Rassemblement national qui marche qui est un problème en soi », a tranché l’ancien contributeur de Politique magazine, organe du mouvement royaliste Restauration nationale, et auteur, en 2021, d’une ode au Napoléon disant devoir trouver, à propos des Juifs, un « remède au mal auquel beaucoup d’entre eux se livrent au détriment de nos sujets » – tout le monde aura identifié Darmanin.
Après la normalisation, la marche forcée. Il aura suffi d’une semaine pour convier les disciples du caporal SS au grand bal de la notabilité. Ils ont sorti les napperons brodés, les verres à pied et les jolis couverts. Olivier Faure, premier secrétaire du PS, a invité l’ensemble des formations politiques à marcher contre l’antisémitisme (5 novembre) ; Serge Klarsfeld, président de l’association Fils et filles de déportés juifs de France, s’est « réjou[i] » de la présence de l’extrême droite (9 novembre) ; Pierre Moscovici, premier président de la Cour des comptes, a juré que Marine Le Pen n’était nullement antisémite (11 novembre) ; Édouard Philippe a quant à lui assuré que la participation du RN ne posait « aucun problème » (13 novembre). Louis Aliot fait des roulades dans son salon : il n’en demandait pas tant.
L’appel ou le ver dans le fruit
Les disciples du caporal SS ont donc répondu présents. Comment aurait-il pu en être autrement ? L’appel à la « marche civique », paru dans les colonnes du groupe Dassault, était fait pour ça. Il n’excluait personne, donc invitait tout le monde, et, mieux, lançait : « Notre laïcité doit être protégée, elle est un rempart contre l’islamisme. » On se demande ce que la laïcité vient faire dans cette affaire. L’augmentation des délits antisémites, consécutive à la dernière poussée sanglante d’une guerre longue d’un siècle, n’a pas le début d’un lien avec la séparation des Églises et de l’État. Quant à l’islamisme, on peut raisonnablement se demander si avoir livré, en 2021, quelque 5 hélicoptères de combat, 18 canons, 4 lanceurs de missiles, 28 lance-missile antichar et 100 fusils à l’Arabie Saoudite était le meilleur moyen de le contrer.
En ne ciblant que l’islamisme comme lieu de production de l’antisémitisme, l’appel a blanchi l’extrême droite. C’est pourtant peu dire qu’elle continue de montrer sa sale gueule. Voyez plutôt. Janvier 2014 : en ce « Jour de colère », des dizaines de milliers de manifestants d’extrême droite défilent dans Paris ; on entend : « Juif, la France n’est pas à toi ! » Juillet 2015 : sur Radio Courtoisie, un porte-parole de Génération identitaire déclare que « toute personne a à se réenraciner dans son pays, y compris les Juifs » (comprendre : « remigrer »). Mai 2020 : Aurélien Chapeau, ancien militaire membre de Génération identitaire, est arrêté après avoir effectué des recherches sur les lieux fréquentés par la communauté juive ; des explosifs ont été retrouvés à son domicile. Novembre 2021 : on apprend par voie de presse que des sympathisants d’Éric Zemmour s’entraînent au tir sur les portraits d’un Juif, d’un musulman et d’un Noir. Mai 2023 : un demi-millier de fascistes cagoulés arpentent tranquillement les rues de Paris. Juin 2023 : quatre membres du « projet WaffenKraft » sont jugés ; ils projetaient de passer à l’action armée et de « plonger la République juive de France dans les flammes de l’enfer ». Octobre 2023 : le GUD tonne sur X (Twitter) : « Ni kippa ni kippa. » Novembre 2023 : un certain Angel B., électeur du RN porteur d’un tatouage « SS », est condamné à neuf ans de prison pour avoir envisagé de commettre un « nettoyage ethnique ». Demain matin : vous pourrez acheter Rivarol, torchon négationniste, dans la première gare venue.
Mais de ça, l’appel ne dit mot. Nos fascistes sont lavés à grandes eaux. La marche, lisait-on, se tiendra également « pour la libération des otages dont huit de nos compatriotes ». Il va de soi que toute personne sensée la souhaite, comme elle souhaite celle des 1 264 otages palestiniens incarcérés sans jugement en Israël. Mais parler des otages dans un texte consacré à l’antisémitisme, c’est corréler politique intérieure et politique extérieure ; c’est s’engager dans l’actuel champ de bataille à Gaza ; c’est lier le combat antiraciste français aux négociations entre le Hamas et Israël. Pourquoi pas. Mais pourquoi, alors, s’en tenir à cet unique mot d’ordre ? Pourquoi, après avoir interdit les marches de soutien aux Gazaouis exterminés, ne pas suivre l’ONU et appeler au cessez-le-feu, condition sine qua non à la libération des captifs (dont Netanyahu paraît se moquer tout à fait) ?
La réponse est à chercher auprès des signataires de l’appel, Gérard Larcher (LR) et Yaël Braun-Pivet (Renaissance). Le sénateur assurait le 11 octobre : « Israël est en état de légitime défense. Israël doit protéger les siens. » Il ajoutait que le RN compte au nombre « des remparts » contre l’antisémitisme et que La France insoumise a, elle, « quitté les valeurs de la démocratie ». Pas un mot sur les civils gazaouis, ni alors, ni depuis. 12 000 assassinats, dont 5 000 gamins, et 27 500 blessés : tout juste des confettis. Après avoir apporté un « soutien inconditionnel » à l’État d’Israël, la présidente de l’Assemblée nationale a insisté de passage à Tel-Aviv : « La France soutient pleinement Israël, seule démocratie du Moyen-Orient ». Et s’il faut « bien sûr » préserver la vie des civils gazaouis, « rien ne doit empêcher » l’entreprise dudit État. Pas même, donc, une nouvelle Nakba, pour citer l’actuel ministre israélien de l’Agriculture – c’est-à-dire le « nettoyage ethnique » de 1948. Car on nettoie démocratiquement.
Désireux de « ne pas laisser la rue aux fascistes », le collectif Golem, composé de militants juifs de gauche, a décidé d’y prendre part pour s’opposer au détournement de la lutte contre l’antisémitisme. La police s’est interposée aussitôt qu’ils ont brandi des pancartes « RN/Reconquête = antisémites ». Bilan : les racistes ont gardé la rue, les élus de la gauche libérale ont été hués, les Juifs de gauche ont été malmenés par la force publique et le service d’ordre de Marine Le Pen – la Ligue de défense juive – a roué de coups un petit-fils de déporté opposé au racisme. On ne trouble pas le bal impunément. D’autres militants juifs de gauche ont refusé de s’y joindre, à l’instar du collectif décolonial Tsedek, actant l’impossibilité de défiler dans ce cadre et préférant se rendre, le même jour, au rassemblement contre l’antisémitisme et le racisme organisé par diverses formations de gauche. Celui-ci excluait nommément l’extrême droite : le rassemblement a été interdit par le préfet de police de Paris puis perturbé par des manifestants hostiles. Au sortir de la marche, l’un des porte-parole de Golem a reconnu, tout en saluant leur tentative d’opposition : « J’ai vu des slogans racistes, énormément. […] Moi, si j’avais été musulman, je me serais vraiment senti mal en allant à cette manif. »
Haro sur les musulmans
Tout député LR qu’il soit, le conseiller régional Aurélien Pradié paraît conserver quelque lucidité : « Ce qui amène notamment le Rassemblement national à se mobiliser contre l’antisémitisme, c’est la haine indifférenciée des musulmans. » Le RN joue de fait au billard : pour frapper l’islam il faut parfois ruser. Face à deux ennemis on hiérarchise au besoin. On a le racisme tactique. S’ériger, ici, en bouclier contre l’islamisme, entendre l’islam, en planquant pour la photo ses nazillons ; saluer Tsahal pour sa contribution, là-bas, à la baisse du nombre d’Arabes. Rien de bien nouveau. L’écrivain fasciste Lucien Rebatet rusait déjà en 1967 : l’antisémite maniaque qu’il n’a jamais cessé d’être encensa Israël car sa cause était « celle de tous les Occidentaux ». Un demi-siècle plus tard, la présidente de l’organisation identitaire Némésis précisait : « Ce qu’il se passe en Israël n’est que l’extension lointaine de ce qui arrivera chez nous. »
L’absence de la communauté musulmane à la marche a été estimée, semble-t-il au doigt mouillé. Mettons. Le Conseil français du culte musulman annonçait d’ailleurs le 8 octobre « comprend[re] la réticence des Français de confession musulmane à défiler aujourd’hui aux côtés de racistes anti-musulmans déclarés et assumés ». C’est que l’extrême droite n’est pas seule, tant s’en faut, à faire problème en la matière : les partis de nos deux signataires se sont mis en quatre pour piétiner la communauté musulmane. L’investissement des Républicains fut tel qu’il choqua même Christophe Castaner. Évoquant leur président Éric Ciotti, accessoirement porte-voix de la théorie du Grand remplacement, l’ancien ministre de l’Intérieur regretta qu’il « mène un combat contre les musulmans avec un amalgame totalement scandaleux entre les musulmans et les terroristes ». On reconnaît là le génie macroniste : brasser le chaud et le froid ; conspuer son aile droite et canoniser Darmanin, lequel, on s’en souvient, jugeait quatre mois plus tôt Marine Le Pen par trop « molle » à l’encontre des musulmans. Quant à Braun-Pivet, elle a fait sienne, en cette année, la lutte contre le port de la jupe longue à l’école. Énième manœuvre séparatiste au nom d’une « laïcité » falsifiée : Macron, citateur de Maurras, a pu expliquer début septembre qu’arborer une jupe longue c’est « défier la République », et que la République, elle a déjà fait face à l’assassinat de Samuel Paty. Tirez un fil, le reste suit.
Des mobilisations spécifiques font sens en certaines circonstances. Comme, à l’heure qu’il est, contre l’antisémitisme. La France, régulièrement défigurée par le racisme anti-arabes, l’est aujourd’hui par l’antisémitisme en des proportions rares. Morceaux choisis de la saloperie : un homme a appelé à brûler deux synagogues ; un autre a uriné sur un mur de la Fondation Rothschild en criant « Le Hamas a eu raison » ; une femme a craché sur une kippa ; un couple a vu sa porte incendiée au motif que son logement affichait une mezouzah. Etc. Dans semblable contexte, on ne peut que marcher, et marcher tant qu’il le faudra. Seulement : pas à l’appel de ces gens. La déraison régnant à présent sans partage, reste à revenir aux évidences : le racisme, s’il se structure autour de formes historiques et singulières, est un bloc. Ferrailler contre l’antisémitisme est une affaire sérieuse ; la bourgeoisie et les fascistes ne sont pas qualifiés. On prête à Fanon la phrase « Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous » ; elle n’est pas de lui mais de son professeur de philosophie antillais. Fanon l’a commentée dans Peaux noires, masques blancs : « Depuis lors, j’ai compris qu’il voulait tout simplement dire : un antisémite est forcément négrophobe. » L’unité de l’espèce humaine a pour conclusion l’unité du combat antiraciste : s’opposer à la haine des Juifs oblige à s’opposer à celle des Arabes et des musulmans – et inversement.
Les idéologues du Grand remplacement savent mieux que personne qu’un racisme en compte plusieurs. En France, ils visent d’abord les musulmans. Mais d’abord seulement. Son théoricien en chef, Renaud Camus, souffrait ainsi, dans son livre Campagne de France, de la « nette surreprésentation d’un groupe ethnique » au sein d’une émission de France Culture. « Cinq participants, et quelle proportion de non-juifs, parmi eux ? », demandait l’écrivain avant d’ajouter que la pensée juive « n’est pas au cœur de la culture française ». Ses cousins étasuniens bataillent, mêmement, contre le white genocide. Robert Bowers, un temps trumpiste, a abattu une dizaine de Juifs en novembre 2018 : hostile à l’existence des Afro-Américains, il tenait les Juifs pour les responsables organisés de l’extinction des Blancs. Quelques mois plus tard, John Earnest ouvrait le feu dans une synagogue californienne. Même accusation, au mot près. Il se référait à Brenton Tarrant – ce lecteur de Renaud Camus, désespéré par la défaite de Marine Le Pen en 2017, venait de massacrer des fidèles musulmans en Nouvelle-Zélande – et avait tenté d’incendier une mosquée.
Renaud Camus peut bien continuer de plaider la non-violence et l’état-major journalistique de deviser démocratiquement avec Wauquiez, Houellebecq, Pécresse ou Zemmour. Les relais du Grand remplacement sont autant de complices. Leur salive a comme un goût de sang.
Pour la Civilisation
Dans L’État juif, Theodor Herzl, fondateur du sionisme politique, écrivait : « Pour l’Europe, nous constituerions là-bas un morceau du rempart contre l’Asie, nous serions la sentinelle avancée de la civilisation contre la barbarie. » Énoncé cardinal. Sans lui nul ne saisit rien à la situation présente. Le propos de Herzl forme une doctrine cohérente, fût-elle composite. Elle n’a rien d’insolite : elle est fille de son temps. Sauf que le temps semble s’être arrêté. Jabotinsky, figure de son aile droite, expliquait dans son article « L’Orient » en 1926 : « Le Juif civilisé émigre vers l’Asie tout comme l’Anglais civilisé vers l’Australie. » Ehud Barak, figure de son aile gauche, comparait en 1996 Israël à « une villa dans la jungle », puis, au cours d’un entretien paru en 2002 dans The New York Review of Books, affirmait que les Palestiniens « sont le produit d’une culture pour laquelle dire un mensonge ne crée pas de dissonance ». Il ajoutait : « Ils n’ont pas les problèmes à énoncer des mensonges que connaît la culture judéo-chrétienne. La vérité est perçue comme une catégorie sans pertinence. » La barbarie. La civilisation. La culture. Parce qu’Israël est « un État colonial de peuplement » – selon la désignation factuelle fournie par le militant de gauche israélien Moshé Machover –, Israël est du bon côté du monde. Commettre un nettoyage ethnique est dès lors un signe certain de Civilisation.
Le Sud le sait, qui appuie d’une seule voix le peuple palestinien. Les Premières Nations le savent, qui dansent dans les rues du Nouveau monde en l’honneur des Gazaouis. Les Kanak le savent, qui disent s’être « toujours reconnus dans la lutte de [leurs] frères palestiniens ». Les Black Panthers le savaient, qui s’élevaient contre leur spoliation. Les Vietnamiens le savaient, qui par la voix de Giap disaient souffrir « de la même maladie » – l’impérialisme. Israël est un pan de l’Occident en terres sauvages : les États-Unis s’admirent dans leur miroir de poche. Biden : « Si Israël n’existait pas, il faudrait l’inventer. » La « guerre contre le terrorisme » a coupé la Terre en deux : il y a le Bien, il y a le Mal. L’anéantissement présent de Gaza offre un vernis de poésie : il y a la Lumière, il y a les Ténèbres (c’est Netanyahu qui parle). Deux images pour une seule ligne, vieille comme l’histoire impériale.
Il ne s’agit pas, au vrai, d’éliminer le Hamas après l’avoir soutenu et financé. Il ne s’agit pas de mettre à bas une organisation islamiste et antisémite coupable des atrocités que l’on sait. Il s’agit d’épouser une certaine vision du monde. Le député franco-israélien Meyer Habib, compagnon de voyage de la présidente de l’Assemblée nationale, est d’une honnêteté remarquable : « C’est une guerre entre la Civilisation et la Barbarie ! Pas une guerre de territoires. » Les majuscules sont de sortie avec les tanks. Le ministre israélien des Affaires étrangères l’est lui aussi, honnête : il a fait savoir à Bruxelles que son gouvernement d’extrême droite mène « la guerre du monde libre ».
Jamais nous ne marcherons avec le monde libre. Nous savons ses forfaits ; nous écoutons ses serviteurs. Les zélés et les coquets. Les seconds se plaisent à trier les enfants morts (les petits Palestiniens ont le privilège de mourir sans que l’humanité ne les trahisse). À se draper dans les adverbes (Pujadas, interviewant Rony Brauman : « Est-ce que vous faites néanmoins une différence entre le Hamas qui vise délibérément et Israël qui tue, certes, des civils, l’armée israélienne, mais qui ne les vise pas délibérément ? »). À se piquer parfois de paix – mais leur paix n’est qu’une guerre costumée tant qu’elle n’appelle pas au cessez-le-feu immédiat. Et qui n’y appelle pas lustre seulement la bombe qui a décapité Ahmad. Leur drapeau blanc n’épongera pas les larmes de son père.
Saluons Raymond Aron pour la clairvoyance dont il fit une fois preuve : parmi les laudateurs du jeune État, certains « continuaient au Proche-Orient la guerre d’Algérie et prenaient une vengeance par l’intermédiaire des Israéliens ». Nos médias du monde libre ne font rien d’autre. Ils frétillent. Ils se trémoussent. Ils écoulent les mêmes gros titres. Le Figaro : « Du Hamas à Arras : une guerre de civilisation ? » ; Public Sénat, discutant avec Hortefeux : « Le combat du Hamas est un combat contre la civilisation » ; Sud Radio, par la grâce d’Élisabeth Lévy : « Guerre Israël-Hamas : le choc des civilisations » ; CNews, recevant Michel Onfray : « C’est une guerre de civilisation » ; L’Express, accueillant Bergeaud-Blackler : « Le conflit israélo-palestinien est aussi un conflit de civilisations » ; Le Point : « l’Occident fait face à un “choc des civilisations” ». Le message est passé.
Les coordonnées générales sont des plus limpides : à l’extérieur, mater les Arabes (foi du porte-parole francophone de Tsahal : « Au Moyen-Orient, les Arabes comprennent la force, eh bien nous allons utiliser le langage qu’ils comprennent ») ; à l’intérieur, reconfigurer « l’arc républicain » en intégrant l’extrême droite contre la social-démocratie historique, aujourd’hui incarnée par LFI, force motrice à gauche. « Plutôt Hitler que le Front populaire », clamaient jadis tous nos bourgeois. Ils ne changent pas. Des députés LFI sont menacés de radiation et d’aucuns réclament que Mélenchon, psychiatrisé et menacé de mort, soit fiché S. Que l’intéressé ne soit pas de toute blancheur est un fait, et celui d’avoir rabattu le racisme de Zemmour sur des « scénarios culturels liés au judaïsme », une faute. « Si un jour, un jour un seul dans sa vie, parce qu’il est juif, quelqu’un venait ou à l’insulter, ou à l’offenser, ou à le menacer, alors il nous trouverait tous, comme un seul corps, un seul bloc, à ses côtés. En un instant, nous oublierons tout ! », déclarait le même Mélenchon il y a 10 ans à propos de Moscovici. Cette voix sans confusion gagnerait à résonner en ces jours confus. N’étant pas sociaux-démocrates, nous parlons sans attaches mais avec inquiétude : qu’une banale formation réformiste soit devenue le nom maudit n’annonce rien de bon quand, parallèlement, le pouvoir attire les fascistes à sa table.
Faire front
« Qu’on ne me dise pas que, d’un côté, on vise délibérément des civils et que, de l’autre, on s’excuse de faire quelques dégâts au passage. » Mais avant de répondre à Pujadas, Rony Brauman a eu un rire. Un tout petit. Un si petit que le mot « rire » paraît presque inadéquat. Il lui est visiblement venu du fond du cœur. Pujadas a parlé mais, en retour, ce qui s’est emparé de son interlocuteur ne fut pas la parole mais un réflexe. Car devant cette question, combien hideuse, peut-être n’avait-il plus que ça. Un rire de protection – pareille demande ça vous salit. Mais aussi un rire de lutte. Par lui l’humanité a ce jour-là tenu bon face au monde libre. Ce monde qui dit « certes » quand l’ONU alerte contre un « grave risque de génocide ». Ce monde qui, quand il ne s’appelle pas Pujadas, s’appelle Caroline Fourest. Ou Christophe Barbier. Ou Raphaël Enthoven. Ou Julien Dray. Ou Laurent Joffrin. Ou Céline Pina. Ou Manuel Valls. Ou Philippe Val. Ou Truc. Ou Machin. Leurs personnes n’importent en rien : ce monde est un système. Sitôt qu’on bouscule un peu sa fraction libérale, elle pérore comme Zemmour : « Il y a une grande différence », indiquait ce dernier à propos des morts civils palestiniens et israéliens. « Je ne mets pas sur un même pied d’égalité », ajoutait-il pour ceux qui n’avaient pas compris. Ce monde pourri, nous leur laissons.
La lutte contre l’antisémitisme doit être prioritairement portée par le mouvement le mieux disposé à ça, celui de l’émancipation. Les raisons sont nombreuses – l’une d’elles doit à l’histoire même de ce mouvement : l’imaginer sans toutes ses figures juives, parfois fondatrices et toujours fidèles à la tradition diasporique rétive et frondeuse, n’est pas imaginable. Après le meurtre d’Ilan Hallimi, l’exécution d’écoliers dans l’école Ozar Hatorah par Mohammed Merah et l’attaque de l’Hyper Cacher – qui, en 2015, favorisèrent le départ d’environ 7 800 Français juifs vers Israël –, la gauche anticapitaliste aurait dû, la première, mettre cette marche en place. C’est une erreur ; elle est réparable. Aussi cette gauche doit-elle, la première, s’élever contre l’islamisme sans craindre de « faire le jeu » de ses ennemis. Car nous avons réponse à tout. Des réponses socialistes et anticolonialistes. Les théocraties sont par nature contre-révolutionnaires : les nôtres finissent toujours par tomber sous leurs balles.
Le mouvement de l’émancipation, aussi divers soit-il, pourrait aujourd’hui se rassembler autour de quelques points fondamentaux : la lutte contre l’antisémitisme ; la lutte contre l’islamophobie ; l’appel à un cessez-le-feu immédiat à Gaza (qui signifiera la libération des otages) ; la mise en accusation de la colonisation, l’occupation et l’apartheid israéliens, documentés jusqu’en Israël, comme préalable à toute discussion concrète à moyen terme ; la promotion d’une issue future, en appui aux forces démocratiques moyen-orientales, laquelle passera par la création d’institutions à même de garantir l’égale et digne vie des peuples palestinien et israélien sur cette terre cent fois saccagée. C’est beaucoup et c’est la moindre des choses. En 2001, le journal Al-Ahram publiait la nécrologie de Chéhata Haroun, communiste juif égyptien alors disparu. On y lisait l’un de ses écrits : « Je suis égyptien lorsque les Égyptiens sont opprimés. Je suis noir lorsque les Noirs sont opprimés. Je suis juif lorsque les Juifs sont opprimés et je suis palestinien lorsque les Palestiniens sont opprimés. » Là sont les contours du seul appel qui vaille.
Joseph Andras
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