Les allocataires du revenu de solidarité active (RSA) doivent toujours, sous peine de menaces de suspension de leur allocation, faire acte de recherche d’emploi, ne pas oublier la moindre pièce dans leur dossier ou se rendre à des rendez-vous nullement nécessaires. Un dispositif de flicage qui a toujours été injuste des plus pauvres mais qui ne connaît aucune trêve en période pandémique et de crise économique et sociale.
Pour une simple feuille d’imposition oubliée dans son dossier annuel, Christine, âgée de 60 ans, a vu son RSA et ses APL suspendus (environ 700 euros au total) début octobre, et réactivés seulement le 24 novembre. Pendant tout ce temps, qui a vu s’enchaîner couvre-feu et deuxième confinement, elle a dû solliciter l’aide de son entourage pour subvenir à ses besoins et à ceux de ses deux enfants : internet, quasiment tout étant numérisé aujourd’hui, nourriture, soins divers… Épidémie, confinement, ou hausse du taux de pauvreté en France, peu importe : on a toujours injustement fliqué les plus pauvres. Alors, pourquoi s’arrêter en si bon chemin ?
Au regard du contexte social et économique désastreux en France cette année, le nombre de foyers bénéficiaires, comme celui de Christine, devrait augmenter de 164 000 cette année (une croissance de 9 %, contre 0,4 % l’an dernier). Davantage en 2021, car de nombreuses personnes, nouvellement au chômage ou qui le sont encore, termineront leurs droits à l’allocation. S’ils ne retrouvent pas de travail, ils devront ainsi solliciter leur droit au RSA, géré par les Caisses d’Allocation Familiales (CAF) à l’échelle départementale. Le 16 octobre dernier, on apprend par Matignon que seuls les bénéficiaires du RSA et de l’Allocation de solidarité spécifique (ASS) toucheront une infime aide d’urgence de 150 euros, pour surmonter la crise économique et sociale en cours dans le pays… Et dans le plan de relance de 100 mds, seulement 0,8 ont été attribués à l’aide aux plus démunis.
Le revenu de solidarité active assure aux personnes sans ressources d’au moins 25 ans un niveau minimum de revenu, en fonction de la composition du foyer, qui représente environ 564 € pour une personne seule. Dans certaines situations, la loi oblige le ou la bénéficiaire du RSA à “rechercher un emploi, entreprendre les démarches nécessaires à la création de sa propre activité ou entreprendre les actions nécessaires à une meilleure insertion sociale ou professionnelle”, indique le ministère des Solidarités et de la Santé sur son site. En temps normal, cette forme de flicage permanent des plus pauvres responsables de leurs maux, est déjà en soi un problème qui mérite d’être soulevé, connu et combattu. Mais alors que les bénéficiaires sont déjà très en dessous du seuil de pauvreté et que le marché du travail reste caduque en cette période pandémique, si ce n’est complètement bouché, l’indécence est ici maximale. “Certains départements demandent à être chaque mois inscrit. Si tu es désinscrit, parfois, cela peut passer et tu ne reçois pas de lettre de menace, mais dans d’autres départements, ce n’est pas le cas…”, complète un membre de la CGT précaires.
“Je leur ai dit : vous avez conscience que des gens se suicident pour des suspensions (ou des menaces) de RSA ?”
Kévin, 31 ans, a reçu cette menace d’être radié, fin octobre. Il est arrivé en Ardèche il y a un an environ et vit avec 450 euros de RSA. Rentré dans le dispositif d’insertion, il doit assister à des rendez-vous tous les trois mois, où “tu dois aller au CCAS voir un référent, qui travaille pour une structure privatisée, et est en relation avec le conseil départemental”, précise t-il, bien renseigné. L’idée, c’est d’orienter Kévin vers une formation en forge, dans la mesure où il se destine à cette profession. Hélas, la seule formation proposée est loin et en internat, d’autant plus qu’il dépend des transports en commun, n’ayant pas le permis. Il part ensuite effectuer une formation de soudure, en formation. Six mois se passent et en septembre arrive la réunion d’information au Greta, le groupement d’établissements publics locaux qui organise des actions de formation continue pour adultes.“Sur place, je ne me voyais pas remplacer ces gens qui attendaient désespérément depuis plusieurs années parfois”, confie t-il, sincèrement affligé, “et je n’ai finalement pas été retenu”.
Quelques jours plus tard, fin octobre, Kévin reçoit une lettre du département. Elle indique qu’il n’a pas assez fait preuve de motivation lors de la formation et doit ainsi, pendant un mois, justifier des démarches professionnelles, sous peine de baisse ou de suspension de son RSA. “Nous vous demandons une forte mobilisation pour faire aboutir vos recherches d’emploi”, ordonne, froidement, le courrier. “A partir de là, c’est tout qui s’accélère”, confie Kévin, encore sidéré et en colère.
Contacté par le site 20 minutes, le conseil départemental d’Ardèche s’en justifie ainsi, sur un ton très procédurier : “L’allocataire dispose d’un mois pour “justifier des démarches engagées” pour trouver un emploi sous peine d’une éventuelle “réduction ou […] suspension” de son RSA. Le département de l’Ardèche confirme à 20 Minutes l’authenticité de ce document envoyé pendant le confinement qui, malgré sa formulation “un peu abrupte”, ne vise pas à supprimer ou faire baisser l’allocation, assure le conseil départemental.” Et se défend de couper des aides pendant le confinement. Une formulation un peu “abrupte” et… C’est tout, rien de plus.
Kévin a dû, lors d’un rendez-vous, prendre sur lui et ne pas fléchir, ce qui est psychologiquement loin d’être aisé lorsque l’on reçoit une lettre si menaçante et anxiogène. “Je leur ai dit : “vous avez conscience que des gens se suicident pour des suspensions (ou des menaces) de RSA ?”, et ils ont nié les problèmes de suicide, du déni honnête car eux n’ont pas eu vent d’exemples de ce type, et moi je vise les structures, pas les individus”, raconte-t-il. Il leur suffirait pourtant de circuler sur internet, pour s’apercevoir que des témoignages de ce type existent. Les rapports sur le sujet se font rares, voire inexistants. On documente encore trop peu toute cette misère sociale au travers le RSA, ces courriers menaçants et ses conséquences. Pourtant, lorsque l’on sait qu’environ 14 000 personnes meurent du chômage chaque année en France, selon un rapport du Cese, cela ne demande pas d’effort intellectuel particulièrement important pour se l’imaginer (sans oublier également que parmi les articles ajoutés au budget 2021, un “droit de communication” pour Pôle emploi, qui pourra demander des documents aux banques ou relevés téléphoniques des chômeurs…) Le taux de dépression est passé de 10 à 21% dans la population en six semaines, et 20% des Français auraient des pensées suicidaires selon l’institut Jean-Jaurès.
On te flique, même si t’es covid “à risques”
Les démarches et motivations de recherche d’emploi rares ou précaires à prouver ne sont pas les seules contraintes. Les personnes titulaires du RSA doivent également venir impérativement à des rendez-vous avec leur assistante sociale, afin de faire un point sur leur situation. Celle-ci peut proposer un rendez-vous tous les ans, avec l’accord de sa hiérarchie, ou bien dans six mois, motivée par une raison précise. Raison que les allocataires ignorent dans la plupart des cas.
S’ils ne viennent pas à ce rendez-vous, ou le ratent pour n’importe quelle raison, ils peuvent également recevoir un courrier qui menace de suspendre leur allocation. En période pandémique et confinée avec sa fille de 23 ans, Nassira*, divorcée, cheveux noirs et grisonnants car âgée de bientôt 60 ans et atteinte d’un handicap au bras, en a reçu un fin octobre. Ces rendez-vous, elle doit les effectuer tous les six mois. Vulnérable, elle multiplie les facteurs à risques : asthme sévère, problèmes respiratoires systématiques, apnées du sommeil, toux très régulières… Atteinte également d’un handicap au bras, il est ainsi préférable qu’elle reste confinée, tandis que le lieu de rendez-vous est fixé à plus de trois kilomètres (40 minutes à pied ou 20 minutes dans des transports bondés, surtout entre 13h et 14h, heure du rendez-vous). Etonnant, alors que l’Etat et le gouvernement ne cessent d’appeler à la responsabilité individuelle (sauf celle de Macron, contaminé lui-même), à coup de spots publicitaires infantilisants, notamment pour les “plus fragiles”. Mais le conseil départemental ne lui propose aucun de rendez-vous téléphonique ou par Skype, alors qu’ils connaissent parfaitement sa situation personnelle et sa santé fragile depuis maintenant plusieurs années.
Cette lettre a été envoyée le vendredi 29 octobre, le lendemain de l’annonce télévisée par le chef de l’Etat du deuxième confinement national, et reçue le trois novembre. “L’imprévu” mentionné ici, accompagné d’aucune explication, était un rendez-vous fixé pour le 15 octobre. Il prouve bien que ce “renouvellement d’engagements réciproques” (comme s’il y avait une réelle réciprocité ici) n’est absolument pas urgent, et pourrait encore attendre au moins début décembre, confinement levé.
“Autant signer votre contrat de RSA, car on n’est pas à l’abri que ces menaces se renforcent encore”
Nassira, qui se sent humiliée, décide, déterminée, d’appeler le conseil départemental de chez elle, dans son petit appartement d’une banlieue dans le nord de la France. Elle a enregistré l’appel, que j’ai pu consulter. La secrétaire du conseil départemental lui explique ainsi, au ton pédago légèrement surplombant, que “pour un CER [ndlr : contrat d’engagement réciproque] il vaut mieux que vous le signiez et il sera transmis le plus rapidement possible au service insertion”. Nassira insiste : “Malgré mon âge de 60 ans, en plein confinement, je n’ai pas le choix ?”. “Oui mais madame, nous aussi on est au travail, on a des masques et du gel, vous pouvez venir sans crainte au rendez-vous et c’est à vous de faire attention en venant et de respecter les gestes barrières”, répond la secrétaire, sûre d’elle. “Je tenais à poser cette question : dans tous les cas, peu importe l’âge, peu importe les risques, on doit se déplacer pour ces contrats, bien sûr”, rétorque Nassira, faussement naïve. “Voilà”, lui répond-on, sans l’ombre d’une explication ou d’un simple “désolé”.
L’Assistante sociale explicite également, lors de l’entretien sur place que Nassira a courageusement enregistré, qu’ils ont eu des directives qui les obligent à faire signer ces contrats dans leurs bureaux : “On est à 70% en télétravail, rassurez-vous”, indique-t-elle. Dans ce cas, pourquoi faire venir les titulaires au RSA ? Pour le “maintien du service public pendant le confinement”, argumente-t-elle, fièrement. Depuis quand le flicage peut-il être considéré comme un “service public”, en France, alors que la précarité ne cesse d’augmenter et de s’aggraver, en particulier cette année ? Aurait-elle suspendu le RSA si la personne avait manqué ce rendez-vous ? “Je vous connais bien, donc avec moi, non. Mais autant signer, car on n’est pas à l’abri que demain les menaces se renforcent encore et encore…”, avoue, à demi-mots, l’Assistante sociale. A ce sujet, le conseil départemental n’a toujours pas répondu à nos sollicitations.
“Ils m’ont suspendu le RSA un mois et demi, d’octobre à novembre, pour un document oublié. Si je n’avais pas eu des amis, on aurait rien eu du tout avec mes enfants”
On ne peut pas dire que Christine ait eu la même chance, si l’on peut parler de “chance”. Elle n’a jamais reçu, à proprement parler, de menaces de leur part, car son RSA et même ses APL ont tout bonnement été suspendus pour octobre, et restitués seulement le 24 novembre. La raison ? Un avis d’imposition oublié, qu’elle n’a en réalité jamais reçu, dans son dossier de contrôle de situation, à remettre chaque année. En septembre, elle reçoit une relance. Elle recontacte le service des impôts, qui étudie encore leur dossier, mais n’a toujours pas de retour de son attestation demandée envoyée. Heureusement, son propriétaire a été “sympa pour le loyer”, lui permettant de les payer une fois ses prestations dûment reçues. Sans aucune ressource avec ses deux enfants à charge, de 20 et 21 ans, elle a pu compter sur l’aide de ses amis, pour lui avancer ses besoins essentiels, ou même internet, outil devenu indispensable pour effectuer des démarches administratives. “Camille avait un contrat intérim, suspendu suite Covid, puisque la société qui l’employait se retrouve en difficulté”, ajoute Christine, qui garde le sourire et une certaine joie de vivre spontanée, malgré tout.
Christine vit dans la Meuse, dans un petit village particulièrement isolé. La soixantaine et divorcée, elle a été mère au foyer pendant de très nombreuses années. Début janvier 2011, tandis qu’elle ne l’est plus, Pôle emploi lui indique qu’elle doit obligatoirement solliciter le RSA. Il est encore trop tôt pour prétendre à la retraite. D’autant plus qu’à l’image de nombreuses mères aux foyers, son activité ne lui permet malheureusement pas de prétendre à suffisamment de points retraites. L’égalité entre les hommes et les femmes, grande cause du quinquennat, disait-il. Parmi Kévin, Nassira et Christine, deux femmes divorcées avec enfants, dont une d’origine maghrébine, ce qui reflète bien cette réalité sociale.
“Je leur ai dit que c’était pas normal de couper les vivres comme ça, juste pour un document, d’autant plus en période pandémique de couvre feu puis de confinement”, s’insurge-t-elle. D’une froideur bureaucratique troublante, voici ce que lui répond le conseil départemental, par mail : “Les allocataires ont certes des droits, mais aussi des devoirs”.
Aujourd’hui, Christine, qui se déclare elle-même un peu “militante”, souhaite aider des bénéficiaires dans la Meuse. Isolé(e)s, ils ne disposent d’aucune structure pour les accompagner dans ce type de situation qu’elle estime “injuste”.
“La France franchira la barre des dix millions de pauvres en 2020”, selon le Secours catholique. Les associations d’aides alimentaires débordent de monde depuis le début de l’épidémie. Le seuil de pauvreté, en France, est de 1063€/mois, et le seuil d’extrême pauvreté, de 716€. Le RSA (que l’on peut également appeler le “revenu sans argent”) de Nassira, avec à sa charge une fille âgée de 23 ans, est de 564€/mois. Et à quoi assiste-t-on dans le pays des droits de l’homme ? Une répression administrative, doublée d’une infantilisation croissante des plus pauvres, que l’on porte responsables de leur situation. A défaut de responsabiliser l’Etat et le gouvernement, qui mettent en place une véritable oligarchie sanitaire depuis le début de l’épidémie, on accuse et flique une forme de sous-citoyens qui se doivent d’être exemplaires, sous peine de sanctions au conseil de discipline départemental.
Avec Audrey “Votre Technicien-conseil”, encore une belle trouvaille managériale et impersonnelle (ils ne prennent même pas la peine de féminiser technicien en “technicienne”, tellement tout est automatisé et robotique), vous avez le droit d’être pauvre, ça d’accord, mais surtout le devoir de le justifier, de faire des efforts de motivation et d’accepter n’importe quel poste sous n’importe quelle condition, tant que vous rentrez dans leurs cases attribuées.
La suppression de l’ISF, ô surprise, nous a fait perdre des millions d’euros. Grâce au crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), créé sous le quinquennat de François Hollande, on n’est pas loin des milliards d’euros de perte. A cela s’ajoutent les 100 milliards d’évasion fiscale par an. Que font l’Etat et le gouvernement ? Ils traquent les plus pauvres, qu’ils maintiennent dans la précarité, les rendent apathiques, pour effectuer des économies sur 500 euros par ci, 500 euros par là… Une forme de bureaucratie autoritaire et comptable, un “apartheid social”, s’est installée en France. Elle s’intensifie et s’affirme en période épidémique, où la précarité s’envole dans l’indifférence générale. Qu’attendons-nous pour lancer notre propre chasse à courre des plus riches et renverser la donne ?
* Le prénom a été modifié.
Selim Derkaoui