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Annoncée il y a quelques semaines, l’activité forcée de 15 à 20h par semaine pour les allocataires du RSA a suscité de nombreuses questions : concrètement, comment cela va-t-il fonctionner ? Comment le gouvernement compte-t-il s’y prendre pour mettre en œuvre une telle mesure ? Elle s’inscrit dans un projet de loi plus vaste portant sur la création de “France Travail”, qui remplacera Pôle Emploi et poursuivra l’œuvre amorcée au début du premier quinquennat de Macron : faire du chômage un enfer pour nous pousser à travailler à n’importe quel prix et dans n’importe quelle condition et surtout pour stigmatiser les pauvres. Le rapport de préfiguration de la réforme, publié en avril, ainsi que les premières annonces faites à la presse nous permettent de faire le tour d’horizon de ce que l’on sait de cette loi, qui sera certainement la plus violente depuis le début du second quinquennat.

1 – “France Travail” : des droits multiples transformés en aumônes, gérés par un seul opérateur

En France, ce que l’on appelle globalement les “allocations” recoupent des prestations très différentes selon le public visé et le mode de financement : 

  • Créée en 1958, l’Assurance-chômage est initialement un système paritaire, c’est-à-dire gouverné conjointement par des représentants des travailleurs et du patronat, qui distribue aux salariés chômeurs une prestation correspondant à un pourcentage de leur dernier salaire. Jusqu’en 1982, il s’agissait de 90 % du salaire brut pendant deux ans. Mais progressivement, le montant et la qualité de cette prestation a diminué jusqu’à 57 % du salaire brut. Se sont ajoutés des contrôles et de nombreuses pénalités possibles. La dernière réforme de l’Assurance-chômage a réduit de 25 % la durée maximale d’indemnisation. Les mesures d’extension de l’Assurance-chômage aux indépendants et aux démissionnaires, inscrites dans le programme de Macron en 2017, ont été en grande partie abandonnées. En moyenne, les chômeurs indemnisés perçoivent 960 € net par mois, versés sous conditions par Pôle Emploi, créé en 2008.
  • L’évolution majeure qu’a connue l’Assurance-chômage, en particulier sous Macron, est la fin de sa gestion paritaire : l’Unédic, l’association qui gère le financement de l’assurance-chômage, était cogérée par le patronat et les syndicats à sa création. Mais d’un côté, les cotisations patronales ont baissé, dans le cadre des politiques de “réduction de charges” menées depuis Sarkozy. De l’autre, Macron a supprimé, en 2017, les cotisations salariales pour l’assurance-chômage. Ce qui signifie qu’on ne cotise plus pour le chômage, c’est désormais pour une part l’État, via les impôts, qui finance cette prestation. Cela veut dire que même les retraités, qui n’ont plus besoin du chômage, le financent via la CSG qu’ils payent. Ces évolutions ont permis à l’État de faire passer en force la réduction des prestations d’Assurance-chômage : c’est lui qui finance, donc c’est lui qui décide. Cela a aussi permis aux macronistes d’en finir avec la logique assurantielle du chômage en France. On ne s’assure plus collectivement contre les risques de la vie, c’est l’État qui vient nous fournir une aumône pour y survivre.
  • Le RSA, quant à lui, a été créé – sous le nom de RMI – en décembre 1988, pour les personnes de plus de 25 ans privées de ressources, notamment les chômeuses et chômeurs qui ne peuvent bénéficier de l’Assurance-chômage. Le RSA est venu élargir certains critères et ajouter des obligations en termes de recherche d’emploi. Le RSA est financé et attribué par les départements. Le RSA s’élève en théorie à 607,75 € pour une personne seule ou 1 276,29 € pour un couple avec deux enfants. Selon le Secours Catholique, entre 29 et 39 % des personnes éligibles au RSA n’y ont pas recours. Les personnes au RSA sont suivis par le département ou par Pôle Emploi et, dans ce cadre, subissent déjà de l’infantilisation et des contrôles.
  • La prime d’activité a été créée en 2016, en remplacement du “RSA activité” : son objectif est de compléter les revenus d’une personne qui travaille, mais qui est faiblement rémunérée (personnes à temps partiel, indépendants, etc.) afin de motiver à prendre un emploi, malgré tout. Ce dispositif permet aux entreprises de ne pas avoir à payer davantage, l’État s’en charge. Le mouvement des gilets jaunes a obtenu en 2019 l’augmentation de cette prime.
  • Des allocations liées aux handicaps. Parmi celles-ci, on retrouve l’Allocation Adulte Handicapé (AAH) qui est à la fois financée par l’État et gérée par les Caisses d’Allocations Familiales (CAF). Le montant de l’AAH, à taux plein pour une personne seule, est de 971,96 €.
  • Des allocations destinées aux jeunes, notamment le Contrat Engagement Jeune qui permet aux moins de 25 ans d’obtenir une allocation pouvant aller jusqu’à 528 € et un accompagnement assez strict, comprenant 15 à 20 h d’activités obligatoires (formations, stages, etc.).

Le projet du gouvernement est de regrouper l’ensemble de ces allocations au sein d’un même organisme nommé France Travail, nouveau nom de Pôle Emploi, qui verra ses compétences élargies aux allocataires du RSA. Il s’agirait davantage, nous dit le rapport de préfiguration de France Travail, d’un “réseau d’opérateurs” que d’une seule structure, mais il y aurait un guichet unique d’inscription. On pourrait imaginer que cette réorganisation permettrait, avant tout, de faciliter les démarches. Mais en mettant dans le même pot des allocations qui n’ont pas grand-chose à voir, c’est plutôt l’installation d’une aumône d’État, fortement contrôlée et conditionnée, qui semble se préparer. 

La lecture de ce rapport nécéssite un doctorat en bullshit macroniste. Plusieurs passages semblent avoir été écrit par le Chat GPT de McKinsey

France Travail va achever la logique déjà largement mise en œuvre par les macronistes depuis 2017 : en finir avec la logique assurantielle des allocations chômage et sortir les syndicats de leurs gestions. Le rapport de préfiguration ne mentionne plus les “partenaires sociaux” et affirme que France Travail va permettre “l’affirmation de la place de l’État (préfet, DREETS-DDETS, rectorat) et des collectivités pour assumer la gouvernance politique, stratégique et financière du réseau”. À première vue, il n’y a rien de choquant à cela. Mais il faut se rappeler que c’est parce que les syndicats ont été progressivement écartés de la gestion de l’Assurance-chômage que toutes les réformes régressives de ces dernières années ont été rendues possibles. Macron le disait devant les parlementaires réunis en Congrès à Versailles, en juillet 2018 : « La solidarité nationale est de plus en plus financée par l’impôt, cela conduit à repenser le fond de notre solidarité. C’est de moins en moins un droit individuel, elle implique des droits (…) par la réforme que vous avez votée. L’Assurance-chômage n’est plus du tout financée par les cotisations des salariés (…), il n’y a donc plus un droit au chômage, mais un droit garanti par la société. »

C’est cette évolution qui lui permet désormais de mettre en place…

2 – … Des activités forcées pour les allocataires du RSA 

Derrière une multiplicité d’annonces plus ou moins bullshit avec tout le jargon habituel (“plus d’accompagnements”, “une gouvernance partagée”, “des dispositifs ciblées”, etc.), la véritable mesure du projet de loi est l’intensification sans précédent du contrôle des allocataires du RSA, rendue possible par la création de “France Travail” et la centralisation des données qu’elle permet. Il semble, en effet, que le gouvernement espère se servir du flicage augmenté par Pôle Emploi ces dernières années pour l’étendre aux allocataires du RSA. 

Jusqu’à présent, pour toucher le RSA, il fallait signer un “contrat d’engagement réciproque” visant à prouver sa volonté de recherche d’emploi, en échange d’une promesse, de la part des institutions, de vous aider à en trouver un. Tout le monde ne signe cependant pas ces contrats et l’essentiel du flicage des allocataires du RSA porte sur la fraude, c’est-à-dire le fait de toucher un peu d’argent par ailleurs sans le déclarer. Les allocataires du RSA doivent donc régulièrement montrer patte blanche. Dans un témoignage publiée il y a un an, une lectrice au RSA nous confiait son sentiment sur cet “accompagnement” : “Être au RSA, c’est constater que le sort de sa vie est remis entre les mains de gens extérieurs à soi (…) C’est très violent de devoir parler à une personne inconnue de ses traumatismes et de ses difficultés sociales, à plus forte raison quand ils toujours brûlants, lors d’un rendez-vous qui vous a été imposé et qui va décider de si votre vie connaîtra un soulagement très précaire ou si l’on va vous pousser encore plus à bout”.

Être au RSA, c’est constater que le sort de sa vie est remis entre les mains de gens extérieurs à soi”

Léa B. , allocataire du RSA

Contrairement aux chômeurs indemnisés par Pôle Emploi, les allocataires du RSA ne risquent pas de voir leur allocation amputée s’ils n’acceptent pas un job. Cette logique va désormais leur être étendue, en pire. En effet, le projet de loi prévoit l’inscription de tous les allocataires du RSA à Pôle Emploi, devenu France Travail, et surtout l’obligation d’effectuer 15 à 20 heures d’insertion par semaine, sous forme de formation, d’atelier CV ou de stage en entreprise. Le rapport ne précise pas en quoi consisteront précisément les tâches au sein de ce “parcours intensif” destiné aux personnes “qui en ont besoin”. Ni les critères d’inscription dans ce parcours, ni sa nature ne sont réellement dévoilés. Une chose est sûre : cela semble complètement discrétionnaire, et aucune règle uniforme ne semble posée, comme le confirme le haut-commissaire à l’emploi, Thibaut Guilluy, auteur du rapport de préfiguration. On ne sait pas encore où ces activités devront se dérouler. Le rapport évoque toutefois “les besoins du territoire” ainsi que l’implication des “agences de placement et d’intérim”. Peut-on imaginer que ce travail – non indemnisé – pourra s’effectuer pour le compte d’une agence d’intérim ?

Il y a de sérieuses raisons de craindre la mise au travail forcé, dans des conditions lamentables, des allocataires de minima sociaux : 

  • Le rapport de préfiguration évoque, dès son introduction, les difficultés de recrutement des entreprises comme étant un “paradoxe” qu’il faut résoudre en leur amenant de la main d’œuvre. 
  • En France, la confusion entre stage et travail, entre formation et emploi, est de plus en plus répandue. Les stages servent de fait à offrir de la main d’œuvre gratuite.

3 – Des sanctions discrétionnaires et renforcées 

C’est lorsque l’on arrive au registre des sanctions que l’on comprend la nature ultra répressive et profondément anti-pauvre de cette loi. Le rapport de préfiguration propose la création d’un nouveau type de sanction nommée “suspension remobilisation” (en gros : “on vous coupe les vivres, vous vous bougez le cul”) : plus souple, activable par France Travail ou par les conseils départements sans procédure disciplinaire préalable, ce coup de fouet financier pourrait avoir lieu, préconise le rapport, “avant la signature du contrat d’engagement, si la personne ne se présente pas à ses deux rendez-vous de diagnostic initial sans motif légitime et tout au long du parcours, en cas de détection de la non-tenue des engagements dans le cadre d’un contrôle”. Auditionné à l’Assemblée nationale, le ministre du travail, Olivier Dussopt, a repris le projet de “sanctions remobilisations”. 

Derrière cette notion de “sanction remobilisation”, il y a l’idée que les allocataires sont des gens qui ne fonctionnent qu’à la contrainte, qu’à la punition, et que c’est les aider que de les sanctionner, pour les “remobiliser”

Le rapport propose, pour rendre ces sanctions possibles, un contrat d’engagement unique pour tous les allocataires mentionnés précédemment, qu’ils soient chômeurs et donc bénéficiaires de l’Assurance-chômage, ou en Contrat Engagement Jeune, financé par l’État : les pauvres sont désormais tous les mêmes et ils doivent être traités aussi durement. Derrière cette notion de “sanction remobilisation”, il y a l’idée que les allocataires sont des gens qui ne fonctionnent qu’à la contrainte, qu’à la punition, et que c’est les aider que de les sanctionner, pour les “remobiliser”. C’est ne rien comprendre à la très grande pluralité et diversité de situations des allocataires du RSA. 

La solidarité entre citoyens remplacée par la charité au service des entreprises

Là où la protection sociale a, pendant des décennies, proposé à chacun des solutions en fonction de ses besoins et de ses difficultés (chômage, handicap, isolement, etc.), le projet de loi du gouvernement entérine une logique où ce sont aux individus de s’adapter aux besoins des entreprises privées et aux contraintes des administrations. En regroupant tous les allocataires de prestations sociales dans le même sac, et sous couvert de simplification, le gouvernement valide l’idée dégueulasse selon laquelle les pauvres sont tous les mêmes.

La création de “France Travail” met au même endroit des gens dont les prestations proviennent de problèmes différents. Elle va mettre fin, pour de bon, à la présence des syndicats dans la gouvernance de l’Assurance-chômage. Ainsi, on change totalement de logique : nos droits sociaux ne sont plus une assurance collective que nous avons assurée ensemble, par notre travail, pour nous et nos concitoyens, mais des minima fournis par l’État et fortement conditionnés. Cette aumône qu’on nous distribue et sur laquelle nous perdons collectivement toute maîtrise n’est plus de la solidarité, c’est de la charité venue d’en haut.

Le haut commissaire à l’emploi pense que l’activité obligatoire va “rapprocher la personne de l’autonomie par le travail” : qu’est-ce que cela veut dire, au juste ? Que sans travail, on n’est pas autonome ?

Cette vision charitable de l’aide sociale imprègne ce projet de loi : pour recevoir de l’aide, nous devons la mériter. C’est pourquoi le projet de loi “France Travail” comporte un “accompagnement” totalement infantilisant et déresponsabilisant où des organismes vont s’occuper de vous, jusqu’à vous faire travailler gratuitement. La langue macroniste en la matière est effrayante : le haut commissaire à l’emploi pense que l’activité obligatoire va “rapprocher la personne de l’autonomie par le travail” : qu’est-ce que cela veut dire, au juste ? Que sans travail, on n’est pas autonome ? Qu’on est “assisté”, comme dit le RN ? Et attention, si vous n’êtes pas sages, “sanction remobilisation” : on vous coupe les vivres jusqu’à ce que vous courbiez l’échine. Ce projet de loi détruit la solidarité au sein de la société. Il entérine l’idée selon laquelle les pauvres sont des boulets ingérables et irresponsables, qui ne veulent pas s’en sortir et qu’il faut forcer à agir. 

Ce projet de loi vise à fournir au patronat français une main-d’œuvre docile, “insérée”, “adaptée au marché de l’emploi”. Comme la réforme du lycée professionnel, elle fait des besoins en main-d’œuvre des entreprises l’alpha et l’oméga de l’action publique d’insertion et de formation.

Face à cette attaque monstrueuse, entièrement inspirée de la rhétorique d’extrême-droite sur “l’assistanat”, il va falloir que nous restions fermes sur nos bases : oui, dans un pays riche comme le nôtre, la solidarité est entièrement possible et nous pourrions garantir à quiconque de vivre avec un revenu décent, sans craindre l’avenir. Non, nous n’avons pas à forcer les gens à travailler à tout prix. Oui, il est délirant, violent et particulièrement dégueulasse de menacer quelqu’un, qui touche à peine 600 € pour survivre, de lui couper les vivres pour le pousser à suivre les consignes de l’administration. Cette loi n’est pas seulement injuste : elle est liberticide. Elle fait des pauvres des citoyens de seconde zone, entièrement soumis à des contrôleurs tatillons, pour le plus grand bonheur des patrons. Ne les laissons pas (encore) gagner.


Nicolas Framont


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