logo_frustration
U

Les “transfuges de classe” sont des personnes qui ont changé de classe sociale au cours de leur vie, le plus souvent entre leur enfance et leur âge adulte. Cela produit en eux des sentiments parfois brutaux, puisque ce déplacement social fait connaître la honte, la culpabilité et met à jour certains mécanismes de reproduction sociale, telle que la violence du système éducatif et le snobisme culturel et social des milieux privilégiés. Le récit de cette traversée entre deux mondes sociaux est devenu un thème littéraire à succès, en particulier depuis les années 2010. Des écrivain.e.s comme Annie Ernaux (prix Nobel de littérature en 2022), Edouard Louis et, dans une certaine mesure, Nicolas Mathieu (prix Goncourt 2018), mais aussi des journalistes, des chercheurs et des politiques ont publié des livres qui racontent cette transition de classe. Le thème du transfuge est parfois mobilisé dans des interviews de célébrités, qui n’hésitent pas à mettre en scène, en exagérant souvent leur ampleur, un parcours social mouvementé. Les chercheuses Laélia Véron et Karine Abiven publient ce mois-ci un essai sur le sujet, qui s’intitule Trahir et venger : paradoxes des récits de transfuges de classe. C’est un livre à la fois très documenté et très clair, qui permet d’éclairer cette question : finalement, à quoi servent ces récits de “transfuge de classe” ? Ont-ils le potentiel politique “émancipateur” que ses partisans, notamment à gauche, lui prêtent ?

La prétention à être “transfuge de classe” 

Trahir et venger s’appuie sur un corpus de textes – romans, autobiographies, interviews – se revendiquant du “récit de transfuge de classe” et commence par relever une première ambiguïté : la définition du transfuge de classe n’est pas claire, et la prétention à en être mobilise des caractéristiques sociales qui diffèrent d’une personne à l’autre. C’était déjà un problème relevé par Adrien Naselli, journaliste auteur d’une enquête sur les parents de transfuge de classe : il est très courant, notamment dans la bourgeoisie culturelle (les journalistes, écrivains, artistes etc.) de s’inventer une vie en exagérant la modestie de ses origines sociales : on va par exemple évoquer ses grands-parents voire ses arrière grands-parents pour prouver ses origines modestes (Emmanuel Macron est ainsi souvent présenté comme un “petit-fils d’instituteurs” alors que ses parents sont médecins et universitaires et que lui-même est millionnaire), on va insister sur le déplacement géographique plutôt que social (on a grandi en province puis on est “monté à Paris”, schéma pourtant extrêmement courant) ou en rajouter sur la pauvreté de sa famille en montant en épingle quelques évènements isolés.

Le “transfuge de classe de service” serait le pendant social de “l’arabe de service” : celui ou celle dont le parcours montre qu’après tout, la société française n’est pas si raciste, la preuve “j’ai réussi / j’ai été accepté / je vais bien”.

Le livre relève quelques perles que j’avais oublié, par exemple le chanteur Chris qui approuve quand un journaliste le qualifie de “transfuge de classe” et ajoute qu’il a dans son corps «une mémoire des muscles de la classe ouvrière». Sauf que son père est professeur d’université et sa mère enseignante au lycée. Mais Laélia Véron et Karine Abiven ne se moquent pas de ces exagérations (contrairement à moi, je l’avoue) : elles insistent sur le flou qui entoure ce concept de transfuge et surtout le caractère ressenti de cette caractérisation. Il s’agirait moins, en somme, d’un concept sociologique ayant une définition stable qu’une revendication identitaire mobilisée à travers la littérature.

Le livre insiste sur la façon dont le concept s’est popularisé dans les rédactions, au point que ce sont désormais les journalistes qui plaquent cette caractéristique sur n’importe qui, comme par exemple l’écrivain Nicolas Mathieu qui, pourtant, la rejette. Dans un entretien avec le web magazine l’ADN, il juge qu’“une société se raconte toujours beaucoup de mensonges sur elle-même pour se rendre supportable à ses propres yeux. Ce goût pour les parcours de transfuges est le dernier mensonge en date avec lequel notre société profondément reproductrice des inégalités s’automystifie.” et que par conséquent il essaie “d’esquiver, de ne pas devenir le transfuge de classe de service.” Le “transfuge de classe de service” serait le pendant social de “l’arabe de service” : celui ou celle dont le parcours montre qu’après tout, la société française n’est pas si raciste, la preuve “j’ai réussi / j’ai été accepté / je vais bien”. Cette expression a des racines qui remontent à la colonisation, où l’arabe de service est littéralement au service des colons, contre les siens.

Des transfuges de classe qui légitiment la société bourgeoise

Le jour de sa nomination comme ministre des comptes publics en mai 2017, Gérald Darmanin, désormais ministre de l’intérieur, a eu des mots qui ont ému toute la bourgeoisie médiatique. Evoquant sa mère femme de ménage et son propre parcours, il a conclu, l’air pénétré “la République est belle”. Il est revenu quelques jours plus tard sur ce message, face à un Jean-Pierre Elkabbach conquis : “C’est vrai la République est belle, elle est belle et c’est autant de promesses pour tous ceux qui aujourd’hui connaissent des difficultés sociales, connaissent des parents en difficulté, des parents en surendettement, des problèmes dans leur quartier, des problèmes dans leur milieu rural et qui se disent que voilà leurs enfants peuvent réussir, j’espère que je peux incarner un petit bout de cette promesse.”

C’est un horizon qui rend tenable la vie sous le capitalisme, pour beaucoup de citoyennes et de citoyens : certes, la vie est galère quand on fait partie des classes laborieuses mais peut-être qu’on pourra changer de classe, ou “s’élever socialement”. Et si on ne le peut pas, nos enfants, peut-être, le pourront. Cela peut arriver de plusieurs manières : en gagnant au Loto – les récits de gagnants du Loto sont toujours vertigineux, permettent de se demander “et si c’était moi ?” – en obtenant des succès professionnels, par exemple en lançant sa propre entreprise ou encore en obtenant de bons résultats scolaires permettant d’atteindre les grandes écoles habituellement réservés aux enfants de bourgeois. Chacune de ses possibilités est improbable : la première est aussi peu fréquente que de se faire foudroyer ou être frappé par une chute d’astéroïde. La seconde nécessite un capital de départ, ou bien c’est la faillite probable ou une vie de galère. La troisième se heurte à un gros problème : le système éducatif français est précisément fait pour éviter ce cas de figure. Les grandes écoles, en particulier, sont conçues pour accueillir des enfants de bourgeois. Polytechnique, qui forme les cadres dirigeants du public comme du privé, compte un peu plus d’1% d’enfants d’ouvriers. 

Pretty Woman (1990) est un récit très conservateur de transfuge de classe : le personnage incarné par Julia Roberts accède à une forme d’émancipation grâce à l’argent de son amant, elle quitte sa classe sociale d’origine et, en échange, apporte un peu de fraîcheur et de vitalité à l’univers un poil plombant de la bourgeoisie financière

C’est un horizon qui rend tenable la vie sous le capitalisme, pour beaucoup de citoyennes et de citoyens : certes, la vie est galère quand on fait partie des classes laborieuses mais peut-être qu’on pourra changer de classe, ou “s’élever socialement”.

L’existence des transfuges de classe, comme celle des gagnants du Loto, nous montre pourtant que tout n’est pas joué. Qu’il existe une marge pour s’introduire dans les flux de la “mobilité sociale ascendante” comme disent les sociologues et laisser derrière soi misère financière et honte sociale. Et de fait, c’est le cas : il existe des ministres (comme Gérald Darmanin ou Olivier Dussopt) qui viennent de milieux populaires. Mais aussi des PDG (comme Jean-Charles Naouri (Casino) ou Philippe Ginestet (Gifi)). Et enfin des artistes, journalistes et écrivains, qui sont ceux qui couchent cette formidable ascension sur le papier. Comme le relèvent Laélia Véron et Karine Abiven, citant l’ex-ministre sarkozyste Azouz Begag ou l’ex-ministre de Hollande Najat Vallaud-Belkacem, tout deux auteurs de biographies consacrées à leur parcours de transfuge, ces récits viennent légitimer la société bourgeoise, en montrant sa fluidité verticale. Il serait possible, par du travail, du mérite et, admettons, un peu de chance, de changer de classe sociale : la preuve. Les classes ne sont donc plus si insupportables et il n’est pas nécessaire de prendre des mesures radicales pour établir davantage d’égalité sociale voire, soyons fou, de mettre en place une société sans classe.

Des récits qui émancipent, vraiment ?

Les transfuges de classe de gauche, comme Didier Eribon (Retour à Reims), Edouard Louis (En finir avec Eddy Bellegueule) ou Annie Ernaux (Les Armoires vides) se situent dans une posture nettement plus ambiguë vis-à-vis des parcours qu’ils racontent. Contrairement aux transfuges de classe défenseurs de la méritocratie républicaine, ils ne disent  pas, comme Gérald Darmanin, “la République est belle”. Ou du moins, pas celle-ci. Par leurs engagements politiques, pour le coup sans ambiguïtés, ils prouvent leur attachement à un idéal de justice social qui passe par une réforme profonde, voire une destruction, de la société de classe actuelle. Mais que faire de leur parcours qui traduisent des exceptions aux règles qu’ils critiquent ?

Dans la série Succession (2018-2023), le cousin Greg expérimente douloureusement un changement radical de milieu social

Invité sur la matinale de France Inter pour parler de son roman autobiographique Changer : méthode où il décrit de façon détaillée toute l’énergie déployée pour intégrer la classe dominante, Edouard Louis se retrouve face à une Léa Salamé en grande forme. Si Louis met de sérieux taquets à la classe bourgeoise, expliquant par exemple à quelle point c’est une classe assistée, Salamé a cette réplique audacieuse « Elle est aussi très accueillante la bourgeoisie,  elle vous a accueilli, la classe dominante elle ouvre ses portes. ». Dur. Car c’est finalement, en filigrane, ce que raconte Louis dans une partie de son œuvre, notamment la plus connue, En finir avec Eddy Bellegueule. A la fin de ce roman, son intégration dans la bourgeoisie intellectuelle apparaît comme un sauvetage, loin de la haine et de l’homophobie de son milieu d’origine. Véron et Abiven décrivent bien la façon dont Louis, dans le reste de son œuvre, tente de se corriger, de se rattraper et s’emploie d’ailleurs à reformer une alliance avec son milieu d’origine contre la bourgeoisie qu’il espère toujours combattre. Mais il se retrouve tout de même pris dans un sacré paradoxe dont la bourgeoisie se joue : il est la preuve qu’elle sait repérer, parmi les gueux, quelques talents, et leur donner la chance de l’intégrer. 

« Elle est aussi très accueillante la bourgeoisie,  elle vous a accueilli, la classe dominante elle ouvre ses portes. ».

Léa Salamé à Édouard Louis

Et c’est vrai : la société bourgeoise n’est pas une société entièrement fermée, comme l’était la société d’Ancien Régime. Sous le règne de la noblesse, on accédait à la classe dominante que par naissance. Ce n’est plus le cas. Certes, le plus probable est la reproduction sociale, mais une part de chaque génération change de classe. C’est d’ailleurs nécessaire au bon fonctionnement du capitalisme : les besoins en main d’oeuvre changent avec le temps, et il est par exemple devenu nécessaire, pour le capitalisme du XXIe siècle, de disposer d’une part croissante de jeunes diplômés, pour former un nouveau prolétariat des bureaux, des petits cadres exploités, en burn out, comme le montrait déjà le sociologue marxiste Henry Braverman dans les années 70. Il n’y a rien d’exceptionnel ni de spécialement émancipateur, quand on a 30 ou 40 ans dans les années 2020, à être plus diplômé que ses parents : c’est conforme aux nécessités de la production capitaliste contemporaine, rien de plus. Tout comme il est nécessaire, pour son image de classe sociale ouverte dont la légitimité reposerait sur le travail, le talent et le mérite, que la bourgeoisie laisse entrer, chaque année, un petit quota d’enfants de prolétaires pour devenir ministre, journaliste ou écrivain à succès.

Des récits révolutionnaires, vraiment ?

Notre camarade Hamana Boulet avait écrit il y a deux ans, dans nos colonnes, un texte bien senti sur l’overdose ressentie des récits de transfuge de classe. Cela nous avait valu une réponse publique cinglante de l’écrivain Edouard Louis sur son compte Facebook (texte depuis inaccessible), qui nous reprochait, en publiant cet article, de réduire au silence tous les autres transfuges et de les condamner, dans un sens, à rester à leur place. Dans Trahir et venger, les autrices remarquent qu’une partie des récits de transfuge visent à donner de la force aux lectrices et lecteurs pour les pousser à croire en leur destin. C’est le cas dans un livre autobiographique de Rokhaya Diallo dont le titre est une injonction : Ne reste pas à ta place. Véron et Abiven relèvent aussi que sa préface à la réédition de Retour à Reims, écrit par son mentor Didier Eribon, Edouard Louis estime que c’est un livre qui peut “changer la vie”. Il va jusqu’à le comparer au Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir et même au Manifeste du parti communiste de Karl Marx et Friedrich Engels.

Le grand mérite du livre de Laélia Véron et Karine Abiven est d’interroger cette prétention à faire du récit de transfuge de classe une littérature politique de gauche. Car s’il est facile, disent-elle, de percevoir en quoi elle peut être mise au service d’un ordre bourgeois (en montrant que la volonté, le travail et le talent permettent de “réussir”), il est plus compliqué de percevoir ce qui, en elle, sape les rouages du système capitaliste. La première réponse pourrait être de relever que, dans ces livres, ses rouages sont clairement exposés : la honte qui maintient à sa place, les dettes qui enchaînent, le mépris culturel qui complexe sont mis en lumière. Et le registre affectif et émotionnel d’un récit à la première personne donne de la force à ces descriptions, elles s’imposent à nous, on peut en faire l’expérience par procuration. Les bourgeois et sous-bourgeois eux, ne connaissent peut-être pas les dégâts que leur règne inflige aux membres des classes subalternes et lire la réalité du monde social à travers les yeux des transfuges sera sans doute un moment instructif pour eux. Mais les membres des classes laborieuses savent déjà tout ça, ils le vivent. Quel intérêt de recevoir ce que l’on sait déjà, ce que l’on éprouve largement ?  Qui plus est pour n’obtenir souvent pour seule résolution des problèmes décrits une élévation sociale qui reste inaccessible pour l’écrasante majorité des gens ?

Les bourgeois et sous-bourgeois eux, ne connaissent peut-être pas les dégâts que leur règne inflige aux membres des classes subalternes et lire la réalité du monde social à travers les yeux des transfuges sera sans doute un moment instructif pour eux.

La comparaison que fait Louis entre Retour à Reims et le Manifeste du parti communiste est totalement abusive. Le premier est un livre, instructif et documenté, certes, mais déprimant à bien des égards : l’auteur y décrit la fin de la classe ouvrière organisée et sa récupération par le Front National. Dans le second, la classe ouvrière est valorisée tandis que la bourgeoisie est décrite et critiquée pour ce qu’elle est : exploitatrice, parasite et voleuse. Les récits de transfuge de classe mettent en avant des parcours et des affects individuels tandis qu’un livre comme le manifeste propose une perspective et un dénouement collectif : non pas le passage d’une classe à l’autre mais la fin du système des classes.

Dans Billy Elliot (2000), le père choisit de trahir la grève à laquelle il participe pour permettre à son fils d’accéder à une prestigieuse école de danse et quitter la classe ouvrière massacrée par Margaret Tatcher.

Les récits de transfuges sont-ils si politiques que ça ? Ne parlent-ils pas d’autre chose, finalement, par exemple de la distance qui se crée nécessairement entre soi et ses parents ? Trahir et Venger ose dire que, peut-être, cette littérature qui se revendique comme politique ne le serait en fait pas du tout. Ce qui n’est pas grave après tout. On peut aimer cette littérature pour ce qu’elle, pour son style si particulier, pour l’exposé sincère des atermoiements des narrateurs, pour les échos qu’elle donne à notre propre vécu…

Pas pour certains militants de gauche, pour qui on serait carrément dans de la littérature révolutionnaire : “affronter le déterminisme social, c’est aussi donner des clés à d’autres personnes pour affronter ces déterminismes, osent nos camarades de Contre Attaque en commentant le dernier documentaire consacré au parcours d’Edouard Louis. Ainsi, ça n’est pas seulement l’individu qui parvient à être un peu plus libre, c’est toute la société.” Franchement, rien n’est moins sûr. On aurait beau vivre dans une société où chacun aurait les “clés” pour “affronter les déterminismes”, il y aurait toujours des dominés et des dominants. Car c’est ainsi que la société capitaliste fonctionne, et tant qu’on ne fait pas péter ses rouages, on aura beau mieux les comprendre, ça ne changera strictement rien.

Faut-il vouloir changer de classe sociale ?

Le dernier grand mérite du livre de Véron et Abiven est de relever le fait que les transfuges écrivent toujours au passé. Ce qu’ils décrivent de leur classe d’origine est daté, car c’est le récit de leur enfance et de leur adolescence, 10, 20 ou 30 ans auparavant. Il y est souvent question de fermetures d’usines dans les années 80-90, on y parle constamment de la “fin de classe ouvrière”, un thème qui est une vraie marotte de nombreuses autrices et auteurs, notamment Nicolas Mathieu. Il en ressort un tragique nostalgique qui invisibilise totalement le fait que près de 20% de la population fait encore partie de la catégorie INSEE “ouvriers” et que plus de la moitié de la population occupe des postes d’exécutants, mal payés et mal considérés. Aucun de ces récits nostalgiques ne lui donnera la force nécessaire pour se soulever. 

Dans Martin Eden (1909), Jack London raconte son propre parcours de transfuge de classe… déçu et écoeuré par la vacuité de la bourgeoisie qui l’accueille

On aimerait parfois davantage que ces transfuges nous parlent du présent, comme le faisait Jack London dans Martin Eden, un roman de transfuge réellement subversif : en effet, son héros, après avoir gravi avec peine les échelons de la bourgeoisie intellectuelle, se retrouve reconnu, adulé, entouré… et fait alors l’expérience de la nullité, de la futilité et de la vacuité de cet univers qu’il avait tant espéré rejoindre. Ce faisant, il dégomme réellement les sources de la légitimité intellectuelle bourgeoise. J’aimerais tant, pour ma part, que les transfuges adulés par la critique littéraire nous parlent de leur situation présente, racontent avec les lunettes héritées de leur passé prolétaire la futilité des remises de prix littéraires, des dîners mondains, des pièces de théâtre, des réseaux artistiques… Cela aiderait davantage les classes laborieuses à s’émanciper de la tutelle bourgeoise qu’une énième description tragique d’une réalité qu’elles vivent au quotidien.

“Tant que notre triomphe ne sera pas en même temps celui de tous, ayons la chance de ne jamais réussir !”

Elisée Reclus

On se doute cependant que ce n’est pas si simple. Car, comme le disait tragiquement Léa Salamé, la bourgeoisie est “accueillante” avec les quelques prolos qu’elle choisit chaque année. Elle les traite bien, les valorise, leur garantit une aisance financière et une reconnaissance sociale. Ce doit être difficile d’y renoncer. C’est pour cette raison qu’au début du XXe siècle, les militants ouvriers étaient très critiques de toute envie “d’élévation sociale”. Devenir chef ou contremaître, dans une usine, c’était très mal vu. On prônait, dans les cercles révolutionnaires, un “refus de parvenir” : “Tant que notre triomphe ne sera pas en même temps celui de tous, ayons la chance de ne jamais réussir !” disait ainsi le militant anarchiste Elisée Reclus. Mais “ne pas réussir”, n’est-ce pas une injonction carrément impossible à formuler auprès de personnes qui vivent au SMIC ou moins, galèrent dans des métiers pénibles et ingrats ? Evidemment. Obtenir des augmentations de salaires, davantage de temps libre, ne plus être sous la coupe de petits chefs agressifs et tatillons sont des revendications parfaitement légitimes : mais alors que la “réussite sociale” s’obtient seul – et parfois au dépend de son entourage de classe, comme le montre bien Edouard Louis dans ses derniers livres – les revendications de ce type se gagnent plus facilement en collectif. 

Abolir les classes plutôt que de changer de classe. Voici un projet littéraire et politique qui charmera nettement moins la bourgeoisie. 


Nicolas Framont


abonnement palestine israel