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Dans un certain discours, notamment journalistiques, la notion de luttes des classes serait en grande partie obsolète en raison de l’existence d’une sorte de grande classe moyenne dans laquelle on calerait les « employés de bureau ». C’est passer à côté que ce terme désigne aujourd’hui quelque chose de tout autre qu’au début du capitalisme, quand ces derniers occupaient des fonctions de semi-direction.

Dans la réalité, le salaire médian d’un employé de bureau est désormais en général inférieur aux emplois d’ouvriers. La raison en est que, contrairement à une croyance commune liée à sa supposée complexité, le travail de bureau est aussi facile à « rationaliser » que le travail à l’usine. À Frustration nous pensons que cela est aussi lié aux batailles syndicales dans les bastions ouvriers qui ont permis énormément d’avancées sociales ce qui n’est pas tant le cas dans le tertiaire privé.

Cette vieille opposition « cols blancs », « cols bleus » qui continue d’être utilisée n’a en fait plus vraiment de sens aujourd’hui.

Il faut aussi aborder la fausse opposition entre travail intellectuel qui caractériserait les employés de bureau et travail manuel qui caractériserait les ouvriers.
Cette distinction avait du sens juste après la mise en place de l’organisation scientifique du travail de Taylor, puisqu’elle consistait à donner aux bureaux « le monopole de la conception, de l’organisation, du jugement, de l’estimation des résultats, alors que rien ne devait se faire dans les ateliers en dehors de l’exécution matérielle de tout ce qui avait été pensé dans les bureaux ».

Sauf que depuis, le bureau lui même a été soumis au même processus de rationalisation, si bien que le contraste s’est très largement atténué : le travail de direction et d’organisation est lui aussi parcellisé, divisé, si bien qu’il devient un « processus de travail administratif » et prend une forme très similaire à un travail dit manuel. L’employé de bureau voit la réflexion progressivement éliminée de son travail, qui est réduit « à une simple répétition d’un petit nombre de fonctions ». Certes on se sert de son « cerveau » mais on s’en sert pour faire indéfiniment la même chose, comme on utiliserait sa main dans la production.

L’évolution apparente vers une grande « classe moyenne » non prolétarienne s’est transformée en la création d’un grand prolétariat sous une autre forme

Harry Braverman – Travail et capitalisme monopoliste (1976)

Cette vieille opposition « cols blancs », « cols bleus » qui continue d’être utilisée n’a en fait plus vraiment de sens aujourd’hui. Même la mécanisation a fait son immersion dans ces jobs. Les progrès de l’intelligence artificielle de ce point de vue ont de quoi en inquiéter plus d’un : même des emplois aussi qualifiés et bien rémunérés que développeurs se voient menacer.

En termes d’origines sociales, les employés de bureau sont souvent issus de familles ouvrières et vice versa. La différence qui subsiste est sur le genre : les emplois de bureau sont souvent féminins, le sexisme permettant d’ailleurs d’expliquer pourquoi ils sont aussi mal payés.
Comme le résume Harry Braverman : « l’évolution apparente vers une grande « classe moyenne » non prolétarienne s’est transformée en la création d’un grand prolétariat sous une autre forme ».

Autre fausse opposition : comme les économies occidentales se sont « tertiarisées » c’est-à-dire qu’elles proposent plutôt des services que de la production de biens matériels, elles n’auraient plus grand chose à voir avec le travail ouvrier. Sauf que quand l’on regarde la nature réelle des emplois de service, il arrive souvent qu’il s’agisse de travaux très ressemblants. Si l’on prend par exemple les employés d’hôtels ou les aides soignantes, qui vont faire des lits, cela est considéré comme du « service » mais concrètement cela va consister en une « opération d’assemblage » qui n’est pas forcément si différente que ce en quoi consisterait une opération d’assemblage dans une usine.

Dernier article de la série à venir sur les évolutions de la classe ouvrière

capitalisme science

Harry Braverman, Travail et capitalisme monopoliste (1976, réédition 2023), Editions Sociales, coll. Les essentielles, 416 pages

Quatrième article d’une série de cinq sur l’analyse d’Harry Braverman, celui-ci consacré à la manière dont l’organisation du travail mise en place par les capitalistes a fait converger les conditions de travail des employés de bureaux, des employés du tertiaire et des ouvriers. 

Alors que la technologie transforme en profondeur nos manières de travailler, que la souffrance au travail s’étend et détruit chaque jour des masses de plus en plus nombreuses, que les interrogations sur le sens des boulots que nous occupons deviennent de plus en plus obsédantes – car nous comprenons souvent qu’ils n’en ont pas (les fameux « bullshit jobs »), se plonger dans le travail d’Harry Braverman peut être éclairant. Harry Braverman n’est pas un intellectuel distant et déconnecté typique, un énième sociologue du travail n’ayant jamais exercé les boulots dont il parle, mais un ancien ouvrier de l’industrie : chaudronnier sur les chantiers de construction navales, puis ouvrier dans les ateliers de réparation des chemins de fer, les ateliers de métallurgie et les usines de fabrications de plaques d’acier… Partant de cette base et d’un très gros travail théorique et analytique, il a étudié, dans Travail et capitalisme monopoliste publié la première fois en 1976 et réédité par Les Editions Sociales cette année, la forme particulière dont le travail est organisé dans le capitalisme, pour nous exploiter au max. Ce livre nous donne l’occasion de réfléchir en profondeur à notre rapport au travail, en tant que société mais aussi en tant qu’individu, et à ses évolutions récentes.



Rob Grams

Photo d’illustration de Alex Kotliarskyi sur Unsplash


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