logo_frustration
U

Nous ne sommes plus majoritairement dans une situation de petits patrons, autour d’une famille ou d’un petit groupe de partenaires, se faisant concurrence. Marx lui-même avait anticipé « la tendance du capital à s’agglomérer en unités énormes », c’est-à-dire la situation de l’entreprise moderne.

Ces grosses entreprises sont donc possédées et dirigées d’une manière différente d’autrefois. Alors qu’auparavant la propriété et la direction de l’entreprise était le fait d’un même individu (le capitaliste), ces activités sont désormais séparées : la propriété de l’entreprise et la fonction de direction peuvent être le fait d’individus différents. Elles sont donc maintenant prises en charge par une classe entière qui regroupe les propriétaires de capitaux et les chefs d’entreprises. Bien sûr cette séparation est à relativiser dans le sens où les chefs d’entreprise possèdent souvent des capitaux et les propriétaires de capitaux interviennent souvent dans la direction des entreprises, mais « le capital » a « dépassé sa forme personnelle limitée » pour prendre « une forme institutionnelle ».

“Le capitalisme a transformé toute la société en un gigantesque marché”

Harry Braverman – Travail et capitalisme monopoliste (1976)

Cela fait qu’il y a maintenant deux manières d’appartenir à la classe capitaliste, soit en étant assez riche pour posséder des capitaux (la propriété – directe ou indirecte, via des banques ou des fonds d’investissement par exemple,  de l’entreprise), soit en disposant des qualités requises pour l’intégrer dans ses aspects d’organisation et de direction des entreprises (être agressif, impitoyable, disposer des connaissances techniques et être bon en gestion commerciale…). C’est ce qui fait que dans des cas très rares, on peut parfois voir arriver à la direction des entreprises des personnes non directement issues de la classe capitaliste, et pour qui la possession du capital arrive après leur accession au poste et non pas en amont : on peut par exemple penser au cas médiatisé de la patronne de 28 ans de Leroy Merlin. Cela reste bien évidemment exceptionnel car les chefs d’entreprises sont issus la grande majorité du temps de la classe dirigeante et parce que l’on parle d’une couche sociale très peu nombreuse.

Les fonctions de direction de l’entreprise, autrefois exercées par le capitaliste, sont donc maintenant le fait d’ « un complexe de départements, dont chacun a pris en charge sous une forme élargie, une seule tâche qu’exerçait sans beaucoup d’aide, dans le passé, le chef d’entreprise lui-même. (…) La fonction particulière de direction n’est plus seulement exercée par un seul directeur, et même pas par un groupe de directeurs, mais par une organisation de travailleurs sous le contrôle de directeurs, de sous-directeurs, de superviseurs ».

« En fin de compte, chacun se retrouve, bon gré mal gré, incapable de faire quoi que ce soit par lui même aussi facilement qu’en ayant recours aux services du marché »

Harry Braverman – Travail et capitalisme monopoliste (1976)

Dans le même temps que le capitalisme a muté vers ces grosses structures, il a également contaminé tous les aspects de notre vie : « le capitalisme a transformé toute la société en un gigantesque marché ». Au début du capitalisme industriel il y avait quelques produits de consommation courante (grains, nourriture pour animaux, poisson, viande, produits laitiers, alcools, pain, tabac, charbon, bougies, savon, papier, imprimés, bottes, chaussures…) mais cela n’avait rien avoir avec aujourd’hui. Concrètement cela signifie que la famille était encore au « au centre des processus de production de la société » : dans les fermes on construisait par exemple, le plus souvent, sans recourir au marché, de même pour le mobilier. La famille paysanne s’occupait de la production de nourriture (cultures, élevage…) et souvent de la fabrication des vêtements. Les fermiers et leurs enfants participaient à « la fabrication des balais, du matelas, du savon, les travaux de menuiserie ou de forge (…) la fabrication des fromages (…), taillaient le bois pour les clôtures, faisant la cuisine, les conserves (…). ». Mais le capitalisme industriel a entraîné l’urbanisation massive et le marché s’est approprié une très grande partie de ces activités. En retirant ces travailleuses et travailleurs des campagnes vers les villes, en les confinant dans de petits espaces, en industrialisant la production alimentaire et les produits élémentaires, le capitalisme a créé les conditions d’une dépendance totale vis-à-vis du marché pour tous les aspects de la vie courante : c’est ce qui rend débile l’accusation courante contre les anticapitalistes de contribuer aussi, par leurs achats (téléphone, chaussures, fast food…) à la “société de consommation” – un terme pas si intéressant, comme nous le montrions ici – comme s’ils avaient le choix. Le capitalisme a d’abord transformé en marchandise (une chose produite, vendue et achetée) toute la production de biens, puis des services, avant d’inventer de nouveaux produits et nouveaux services qui ont fini par devenir indispensables détruisant nos possibilités de choix (on peut penser à la voiture, au téléphone portable…).

Pour satisfaire nos besoins (nourriture, vêtements, maison, loisirs, sécurité, prendre soin des enfants, des vieux, des malades et des handicapés) nous ne pouvons souvent plus faire appel aux « organisations sociales telles que la famille, les amis, les voisins, la communauté, les vieux, les enfants » mais devons nous tourner vers le marché. Le marché tente de s’immiscer dans tous les rapports entre individus et groupes sociaux. C’est ce que nous expliquions par exemple dans notre article sur la start-up qui tente de transformer le tricot des grand-mères en production marchande sur laquelle prélever de la plus-value. « En fin de compte, chacun se retrouve, bon gré mal gré, incapable de faire quoi que ce soit par lui même aussi facilement qu’en ayant recours aux services du marché. »

Comme dans notre société, on vend son travail à une entreprise, il ne nous appartient pas, il est donc nécessairement opposé au « temps de non-travail », c’est pourquoi on attache généralement « une valeur extraordinaire à ce temps « libre » alors que le temps passé au travail est considéré comme perdu et gâché ». On touche à l’absurdité des personnalités « de gauche » façon Roussel qui vantent le travail comme une valeur en soi : pourquoi, fondamentalement, quelqu’un serait heureux et fier de travailler à l’accroissement du capital de la classe dominante ? Le temps libre, de loisir, devient donc absolument précieux, mais la séparation d’avec l’environnement naturel a laissé un gros vide sur savoir comment occuper ce temps. De nouveau le marché intervient en développant « à un degré énorme les amusements passifs, les distractions et les spectacles, qui conviennent à l’espace étroit disponible dans les villes et que l’on propose comme substitut à la vie elle-même ». Harry Braverman semble ici rejoindre les analyses de Guy Debord sur la société du spectacle dont nous avions parlé dans un précédent article. Il poursuit : « Puisque ce sont là les moyens de remplir toutes les heures « libres » , ils sont offerts à profusion par des institutions de type industrielles, qui ont transformé tous les moyens de distraction et les « sports » en un processus de reproduction élargie du capital. A cause de leur surabondance, ils ne peuvent que tendre à la médiocrité et à la vulgarité, dégradant le goût populaire, résultat garanti de plus par le fait que le marché de masse a un puissant effet de réduction au plus bas dénominateur comme du fait de la recherche du profit maximum. Le capitalisme est si entreprenant que, même quand des efforts sont faits par tel ou tel groupe pour trouver un chemin vers la vraie nature, le vrai sport, ou l’art, au travers d’une activité personnelle ou par une invention « underground » ou d’amateur, ces activités sont rapidement récupérées, autant que faire se peut, par le marché ».
Et Braverman écrit tout ça avant l’invention des smartphones, de Netflix, Tinder etc et de tout un ensemble de technologies cherchant à créer de la valeur en captant notre attention passive…
À partir du moment où toute notre consommation devient dépendante du marché, cela signifie aussi que tout notre travail « est fait sous l’égide du capital et est soumis au prélèvement d’une part de profit qui augmente encore le capital ». Cela n’a rien à voir avec la nature de l’activité, du travail : le travail, les biens ou services que vous faites chez vous pour vous ou votre famille ne sont pas considérés comme du travail car ils n’enrichissent pas les capitalistes. C’est pourquoi ils ne sont pas comptés dans le produit national. Si vous faites exactement la même activité dans un hôtel, dans un restaurant, dans une entreprise, vous devenez un travailleur productif car votre travail enrichit le capital. D’où l’intérêt pour le marché de conquérir chacun des aspects de notre vie.

Quatrième article de la série à venir sur les convergences de situations entre employés de bureau, employés des services et ouvriers. 

capitalisme science

Harry Braverman, Travail et capitalisme monopoliste (1976, réédition 2023), Editions Sociales, coll. Les essentielles, 416 pages

Troisième article d’une série de cinq sur l’analyse d’Harry Braverman, celui-ci consacré à la manière dont le marché a envahi tous les aspects de notre vie au point de nous rendre entièrement dépendant de lui. 

Alors que la technologie transforme en profondeur nos manières de travailler, que la souffrance au travail s’étend et détruit chaque jour des masses de plus en plus nombreuses, que les interrogations sur le sens des boulots que nous occupons deviennent de plus en plus obsédantes – car nous comprenons souvent qu’ils n’en ont pas (les fameux « bullshit jobs »), se plonger dans le travail d’Harry Braverman peut être éclairant. Harry Braverman n’est pas un intellectuel distant et déconnecté typique, un énième sociologue du travail n’ayant jamais exercé les boulots dont il parle, mais un ancien ouvrier de l’industrie : chaudronnier sur les chantiers de construction navales, puis ouvrier dans les ateliers de réparation des chemins de fer, les ateliers de métallurgie et les usines de fabrications de plaques d’acier… Partant de cette base et d’un très gros travail théorique et analytique, il a étudié, dans Travail et capitalisme monopoliste publié la première fois en 1976 et réédité par Les Editions Sociales cette année, la forme particulière dont le travail est organisé dans le capitalisme, pour nous exploiter au max. Ce livre nous donne l’occasion de réfléchir en profondeur à notre rapport au travail, en tant que société mais aussi en tant qu’individu, et à ses évolutions récentes.


Rob Grams

Photo d’illustration de Mike Erskine sur Unsplash


abonnement capitalisme science