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Comme le dit Harry Braverman « la science est la dernière propriété sociale – et après le travail la plus importante – à être convertie en un accessoire du capital ». Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Autrefois le fait d’amateurs, de philosophes, de passionnés, de personnalités brillantes, la science a été par la suite organisée et mise sous le joug des capitalistes à travers la formation scientifique, la recherche, les laboratoires etc. De ce point de vue, Harry Braverman distingue les différentes révolutions industrielles : dans la révolution industrielle (seconde moitié du XVIIIe siècle et premier tiers du XIXe siècle) le rôle de la science fût central mais celle-ci était encore une « propriété générale de la société ». Quand la révolution scientifique et technique débute dans les dernières décennies du XIXe siècle, la science est déjà « propriété du capitaliste ».

“La science est la dernière propriété sociale – et après le travail la plus importante – à être convertie en un accessoire du capital

Harry Braverman – Travail et capitalisme monopoliste (1976)

Dans ce processus de mise sous domination de la science par les capitalistes, les machines tiennent un rôle particulier : « la machine vient au monde non comme la servante de « l’humanité », mais comme l’instrument de ceux à qui l’accumulation du capital donne la possession des machines ». Comme les machines sont possédées par les capitalistes et non pas par les travailleurs, elles ne sont pas neutres ou utilisées pour le bien commun de l’humanité mais dans des buts bien spécifiques : augmenter la productivité et dépouiller les travailleurs du contrôle sur leur propre travail. De ce fait, plus les machines progressent, plus la servitude, l’impuissance, la servilité des travailleurs augmentent.

“La machine vient au monde non comme la servante de « l’humanité », mais comme l’instrument de ceux à qui l’accumulation du capital donne la possession des machines

Harry Braverman – Travail et capitalisme monopoliste (1976)

Dans l’absolu, une machine augmente nécessairement la productivité, ce n’est pas lié au capitalisme en soi – mais dans ce système de production, la croissance de la productivité n’est pas visée pour mieux satisfaire les besoins humains mais pour accumuler du capital. La rationalité apparente de la science et des machines utilisées dans la production n’est donc que partielle, elle ne fait sens que par rapport aux besoins du patronat sans égard pour une rationalité réelle où l’économie servirait la société et non l’inverse. Comme le dit l’auteur, on est pas loin de la « folie sociale généralisée » car « les méthodes les plus modernes de la science et du calcul rationnel, entre les mains d’un système social qui est aux antipodes des besoins humains ne produisent que de l’irrationnel (…). Comme le capitaine Achab, le capitaliste peut dire « tous mes moyens sont bons, ce sont mes buts et mes objectifs qui sont mauvais » ».

Les méthodes les plus modernes de la science et du calcul rationnel, entre les mains d’un système social qui est aux antipodes des besoins humains ne produisent que de l’irrationnel

Harry Braverman – Travail et capitalisme monopoliste (1976)

La machine a aussi pour effet de masquer les relations de pouvoir à l’œuvre dans l’entreprise capitaliste. Alors qu’elle est là, du fait des capitalistes, pour accroître la productivité et le contrôle du travail, elle semble indépendante de la volonté humaine : « c’est la réification d’un rapport social », c’est-à-dire transformer une situation de domination en une chose abstraite. C’est aussi ce qu’on appelle un « fétichisme », l’idée que des choses auraient une forme d’autonomie et volonté propre : on pense ainsi qu’il faut s’adapter aux « caractéristiques de la machine », aux « besoins techniques », aux « exigences de l’efficacité » et on oublie que « cette exigence est celle du capital et non de la technique ».  Il y a mille choses qu’on pourrait faire avec des machines. Comme le pense également Murray Bookchin (lui aussi intellectuel ouvrier), elles pourraient permettre aux travailleurs de contrôler réellement les usines et leur travail. Malheureusement « les ouvriers, tant qu’ils resteront les serviteurs du capital au lieu d’être des producteurs associés librement, qui contrôlent leur propre travail et leur propre destinée, travaillent chaque jour à construire ces prisons plus « modernes », plus scientifiques, plus déshumanisées où ils travailleront le lendemain ».

Troisième article de la série à venir sur l’extension du capitalisme à tous les domaines de notre vie. 

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Harry Braverman, Travail et capitalisme monopoliste (1976, réédition 2023), Editions Sociales, coll. Les essentielles, 416 pages

Deuxième article d’une série de cinq sur l’analyse d’Harry Braverman, celui-ci consacré à la manière dont la science et les machines ont été utilisées dans les processus de travail pour dévaluer le travail et ôter du contrôle aux travailleuses et travailleurs.  
Alors que la technologie transforme en profondeur nos manières de travailler, que la souffrance au travail s’étend et détruit chaque jour des masses de plus en plus nombreuses, que les interrogations sur le sens des boulots que nous occupons deviennent de plus en plus obsédantes – car nous comprenons souvent qu’ils n’en ont pas (les fameux « bullshit jobs »), se plonger dans le travail d’Harry Braverman peut être éclairant. Harry Braverman n’est pas un intellectuel distant et déconnecté typique, un énième sociologue du travail n’ayant jamais exercé les boulots dont il parle, mais un ancien ouvrier de l’industrie : chaudronnier sur les chantiers de construction navales, puis ouvrier dans les ateliers de réparation des chemins de fer, les ateliers de métallurgie et les usines de fabrications de plaques d’acier… Partant de cette base et d’un très gros travail théorique et analytique, il a étudié, dans Travail et capitalisme monopoliste publié la première fois en 1976 et réédité par Les Editions Sociales cette année, la forme particulière dont le travail est organisé dans le capitalisme, pour nous exploiter au max. Ce livre nous donne l’occasion de réfléchir en profondeur à notre rapport au travail, en tant que société mais aussi en tant qu’individu, et à ses évolutions récentes.


Rob Grams


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