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Silvio Berlusconi, milliardaire et chef du gouvernement italien à trois reprises (1994-1995, 2001-2006, 2008-2011) est décédé à l’âge de 86 ans le 12 juin dernier. En France, le personnage est souvent présenté comme folklorique, vulgaire et macho, et est davantage connu pour ses orgies que pour le rôle qu’il a eu dans la restructuration de l’extrême droite italienne. 

Pourtant dans l’exacte continuité de l’analyse du processus d’extrême droitisation et de dérive dictatoriale du pouvoir en France que nous faisons depuis plusieurs années, notre article intitulé, avec une pointe de provocation, « Arrêter de craindre le danger fasciste, craindre le danger Macron » a suscité de vifs débats. Ces derniers ont notamment porté sur l’idée d’un continuum entre droite et extrême droite – c’était le propos de l’article – qui permettrait d’anticiper, en France, une alliance des droites à venir entre ces deux forces politiques.

C’est là que le cas Berlusconi est intéressant en ce qu’il fût une des incarnations et un précurseur de cette alliance entre droite des affaires et extrême droite, qui, dans le pays qui a donné naissance au fascisme, a permis l’accession de la seconde au pouvoir, d’abord comme force d’appui, puis comme force centrale. Analyse et retour sur une situation italienne pas toujours si facile à comprendre depuis la France.

Qui était Silvio Berlusconi ?

Avant d’être un homme politique, mais on connaît la porosité de ces deux mondes en régime capitaliste, Silvio Berlusconi était un milliardaire, fils de banquier, issu de la bourgeoisie milanaise, ayant fait fortune dans l’immobilier, le sport et les médias. En 2004 Forbes le considérait comme l’homme le plus riche d’Italie avec une fortune estimée à 12 milliards de dollars.

Berlusconi réussit dans l’immobilier grâce à des investissements massifs dont on ne connaît pas l’origine. Selon Le Monde, certaines thèses suggèrent que c’est la Mafia qui l’y aurait aidé. Puis, à partir des années 1970, il bâtit un véritable empire médiatique, lance des chaînes de télé privées, en rachète d’autres. Son influence s’étend à l’Europe, c’est d’ailleurs lui qui lance « La Cinq » en France en 1986. En 2017 il tente de s’allier avec son équivalent français, Vincent Bolloré, mais les deux milliardaires se brouillent. Côté sport il sera propriétaire pendant de nombreuses années du club de foot le Milan Ac.  

En 2004, le magazine Forbes le considérait comme l’homme le plus riche d’Italie avec une fortune estimée à 12 milliards de dollars.

Il est également membre la loge maçonnique Propaganda Due (P2) fondée par le fasciste Licio Gelli, qui fût décoré par Mussolini dans sa jeunesse, et dont Le Monde nous apprend que son organisation secrète fût citée dans des affaires de financement illicite des partis politiques, dans la violence terroriste d’extrême droite (1970-1980) et qu’il aurait pû être financé par la CIA.

Cité et accusé dans une vingtaine d’affaires judiciaires (corruptions judiciaires, pots-de-vins, détournements de fonds, trafic de drogue, liens avec la mafia, corruption de sénateurs, blanchiment d’argent…) Berlusconi est innocenté de quasi tous les chefs d’accusation, parfois grâce à la modification de lois qu’il initie, d’autres fois par prescriptions, amnisties ou acquittements. Il est toutefois condamné pour fraude fiscale en 2013. Du côté de sa vie “privée”, sa femme Veronica Berlusconi l’accuse de fréquenter des mineures tandis que la presse italienne dévoile ses relations avec des prostituées.

Première élection en 1994, première alliance avec l’extrême droite

Après son succès dans les affaires, Berlusconi décide d’étendre son pouvoir, déjà immense, à la sphère politique, se définissant d’abord comme « anticommuniste ». Sa première incursion dans la politique est son soutien à Gianfranco Fini, candidat d’extrême droite à la mairie de Rome en 1993 et membre du Mouvement Social Italien, héritier direct du parti fasciste de Mussolini.

En 1990 ce dernier, qui occupera de nombreux postes par la suite grâce à Berlusconi (avant de se brouiller avec lui), déclare : « Mussolini a été le plus grand homme d’État du XXe siècle ». 2 ans plus tard Gianfranco Fini réitère : «Celui qui a été vaincu par les armes mais non par l’histoire est destiné à goûter à la douce saveur de la revanche… Après presque un demi-siècle, le fascisme est idéalement vivant».

Gianfranco Fini, soutenu par Berlusconi à la Mairie de Rome en 1993
Gianfranco Fini, en 1992, à une assemblée du Mouvement Social Italien, héritier du parti fasciste de Mussolini. 

Berlusconi fonde en 1994 le parti Forza Italia (« Allez l’Italie »), libéral sur le plan économique, conservateur sur les autres dimensions, et se présente à la présidence du conseil. La présidence du conseil est l’équivalent du poste de premier ministre en France, c’est-à-dire de dirigeant du gouvernement. L’Italie étant un régime plus parlementaire que la France, le président du conseil a un pouvoir bien plus important que le président de la République.

Pour être élu il s’allie avec la Ligue du Nord d’Umberto Bossi (fondée en 1984, qui défend l’autonomie de l’Italie du Nord sur des critères ethno-culturels et le rejet des « parasites » du Sud de l’Italie), l’Alliance nationale de Gianfranco Fini, successeur du Mouvement Social Italien, le parti fasciste, et le Centre-chrétien démocrate. Il s’agit donc d’une alliance qui associe l’extrême droite néo-fasciste, la bourgeoisie d’affaires et le centre droit. Si on devait faire une comparaison française, ce serait une alliance qui irait de Zemmour aux macronistes.

L'Alliance Nationale, parti néofasciste et membre de l'alliance gouvernementale de Berlusconi
Si le logo de l’Alliance Nationale/MSI, héritier du parti fasciste italien et allié de Berlusconi, vous rappelle quelque chose, c’est normal, ce fut la source d’inspiration pour le logo du FN des Le Pen…

Berlusconi axe une grande partie de sa campagne sur la lutte contre le crime organisé, un problème endémique en Italie (ce qui n’est pas sans ironie vu les soupçons pesant contre ce dernier…) Il est élu notamment grâce à une forte mobilisation de la petite bourgeoisie.

Il donne la présidence de la Chambre des députés (l’équivalent de l’Assemblée nationale en France) à Irène Pivetti, militante d’extrême droite, catholique traditionaliste, et membre de La Ligue du Nord. 
Roberto Maroni, lui aussi membre et co-fondateur de la Ligue du Nord, devient vice-président du conseil et ministre de l’Intérieur.  

Sur le plan économique, Berlusconi fera le programme de la droite d’affaires classiques : privatisations, plans de rigueurs, allègements fiscaux pour le patronat… Le gouvernement tombera après que La Ligue du Nord fera défection.

2001 : deuxième alliance avec l’extrême droite

7 ans plus tard, Il renoue avec la Ligue du Nord sur un programme de lutte contre les immigrés. Mais lors de sa campagne il déclare, alors même qu’il est un milliardaire issu de la bourgeoisie milanaise, vouloir être « un président du conseil ouvrier », vouloir augmenter les pensions de retraites, lancer des grands travaux pour donner du travail aux chômeurs.

En 2004, Berlusconi défend Mussolini, le dictateur fasciste, déclarant que ce dernier n’a jamais « tué personne », s’est contenté d’« envoyer des gens en vacances » et qu’il était « inoffensif ».

Son alliance « La Maison des libertés » (La Casa delle libertà) regroupe cette fois son parti, Forza Italia, les partis d’extrême droite (l’Alliance nationale et la Ligue du Nord), les chrétiens démocrates, le Nouveau Parti socialiste Italien et d’autres petits partis. Ici l’alliance comparable en France irait de Zemmour au Parti socialiste…

Sa ligne politique continue d’être très claire :

En 2006, Berlusconi perd les élections face à l’opposition de centre gauche, mais, comme Trump plus tard, refuse de reconnaître sa défaite et demande un recomptage des voix.

2008 : discours et alliance d’extrême droite, programme bourgeois et corruption

En 2008, il est réélu, toujours avec le soutien de la Ligue du Nord et de l’Alliance nationale, en faisant campagne sur ses thèmes : lutte contre les communistes (le Parti communiste italien n’existant plus depuis 17 ans…) contre les juges « rouges » qui lui voudraient du mal et sur un programme bourgeois de baisse des taxes et de libéralisation.

Il donne cette fois la présidence de la Chambre des députés au “post-fasciste” Gianfranco Fini, et le ministère de l’Intérieur à Roberto Maroni de la Ligue du Nord au moment où celle-ci tient un discours très radical sur l’immigration.

Berlusconi et Roberto Maroni (Ligue du Nord)
En 2008, Berlusconi donne le ministère de l’Intérieur à Roberto Maroni de La Ligue du Nord, parti régionaliste d’extrême droite, au moment où celle-ci tient un discours extrêmement violent vis-à-vis de l’immigration. 

Il applique un programme en faveur de la bourgeoisie d’affaires corrompue : raccourcissement des délais de prescription pour les délits financiers, suppression des droits de succession, peines de prison ou amandes pour les médias diffusant des écoutes ou enregistrements pendant une enquête judiciaire… Ces lois ont l’avantage de lui bénéficier personnellement dans les multiples affaires dans lesquelles il est lui-même trempé.

On apprendra plus tard qu’Umberto Bossi, fondateur de La Ligue du Nord, membre de la coalition gouvernementale, utilisait, durant cette période, à des fins privées (rénovation de maisons, voitures de luxes, soins dentaires…), 49 millions d’euros de fonds publics destinés aux remboursements des frais électoraux.
En 2010, un de ses très proches, Marcello Dell’Utri, qui faisait partie de Fininvest, la holding de Berlusconi, avant de devenir un des fondateurs de Forza Italia, son parti, est condamné à sept ans de prison pour complicité d’association mafieuse, pour ses liens avec la Cosa Nostra sicilienne.

Berlusconi et le mafieux Marcello Dell'Utri
Berlusconi avec son fidèle compagnon, Marcello Dell’Utri, qui fût arrêté pour sa complicité avec la Cosa Nostra. 

Il fait ensuite, la même année, un énième plan d’austérité : gel des salaires des fonctionnaires, réduction des budgets, diminution du soutien aux collectivités locales, relèvement de l’âge de départ à la retraite (alors même que le système des retraites est à l’équilibre…). Puis deux autres en 2011 soi-disant pour faire face à la crise de la zone euro : hausse des frais de santé, baisse des pensions de retraites, augmentation de l’âge de départ à la retraite pour les femmes, privatisations de groupes publics, baisse du nombre de jours fériés…

Il continuera en parallèle ses propos outranciers, comme cette déclaration homophobe en novembre 2010 : « Mieux vaux aimer les belles filles qu’être gay ».

2022 : alliance avec les néofascistes, au profit des seconds

Dix ans plus tard, âgé de 85 ans et plus ou moins mourant, il tente de se présenter à l’élection présidentielle mais échoue.

Il participe toutefois à la coalition qui permet l’accession au pouvoir de la néofasciste Giorgia Meloni en 2022. Cette coalition est composée des Frères d’Italie, héritier du parti fasciste Italien, de La Ligue de Matteo Salvini (le nouveau nom de la Ligue du Nord, qui s’en prend désormais davantage aux « immigrés profiteurs » et aux “frontières-passoires” qu’aux « Calabrais fainéants ») et de Forza Italia de Berlusconi. Elle avait déjà été mise en place, sans succès, lors des élections de 2018.

Cette coalition, cette-fois dirigée par Giorgia Meloni, est élue sur un programme promettant « la défense de la patrie », le soutien à l’OTAN, la défense « des racines historiques et culturelles classiques et judéo-chrétiennes de l’Europe », l’arrêt de l’immigration, une politique nataliste et une réforme judiciaire pour protéger Silvio Berlusconi.

Pour la première fois ce n’est pas la droite d’affaires incarnée par Berlusconi qui est la force centrale de la coalition, mais bien l’extrême droite néofasciste. Giorgia Meloni incarnant, via Les Frères d’Italie, ce courant très radical, là où l’Alliance Nationale avait fini par tenter de se recentrer pour des raisons électorales. En comparaison, elle correspond davantage à Zemmour qui tente de se distinguer de Le Pen par une ligne extrêmement dure, qu’au RN qui tente de se “dédiaboliser”.

L’extrême droite gagne en légitimité en participant de manière minoritaire aux gouvernements, elle rassure la bourgeoisie, tout en pestant sur le fait qu’elle n’a pas vraiment les mains libres. Ce qui lui permet d’à la fois participer aux politiques publiques, de gagner en influence et en moyens, tout en apparaissant comme une force d’opposition.

Cette dynamique était prévisible : l’extrême droite gagne en légitimité en participant de manière minoritaire aux gouvernements, elle rassure la bourgeoisie, tout en pestant sur le fait qu’elle n’a pas vraiment les mains libres. Ce qui lui permet d’à la fois participer aux politiques publiques, de gagner en influence et en moyens, tout en apparaissant comme une force d’opposition. Dans le cas précis de Giorgia Meloni, Les Frères d’Italie avaient précédemment refusé la participation à divers gouvernements techniques rassemblant la plupart des partis politiques importants, lui permettant de se présenter comme la seule force d’alternance – bien qu’alliée, comme on vient de le voir, avec des mouvements politiques aux affaires depuis trente ans. 

Berlusconi , Meloni et Salvini
Silvio Berlusconi et la nouvelle présidente du conseil, la néofasciste Giorgia Meloni, élue grâce à une alliance avec le premier et la Ligue (Matteo Salvini à droite). 

Silvio Berlusconi est la démonstration que dans le pays même dans lequel est né le fascisme, il existe une continuité entre bourgeoisie d’affaires, droite classique et néofascistes, que les deux premières n’hésitent pas une seconde à s’allier aux derniers si cela est dans leurs intérêts, quand bien même ils deviendraient majoritaires.

Jusqu’à lors la situation avec l’Italie était difficilement comparable : l’Italie est un régime parlementaire qui oblige aux alliances, alors que le système présidentiel majoritaire à deux tours français permet plus facilement des majorités absolues pour un parti. Mais ces alliances démontrent que le refus qui existait, pendant un temps, dans la droite française d’une alliance avec l’extrême droite n’était pas le fait d’une rigueur morale et républicaine mais simplement conjoncturel et opportuniste.

Avec le macronisme, une des formes de l’extrême droite est déjà au pouvoir, mais c’est aussi lui qui permettra l’accession du RN aux commandes.

De plus, la situation en France a changé : autrefois presque bipartisan (droite vs gauche, PS vs UMP), la scène politique est désormais extrêmement fragmentée et n’importe quelle force politique peinerait à trouver seule une majorité. La droite française (macronistes, RN, zemmouriens, républicains) va être contrainte de trouver des compromis et de s’allier – ce qui ne devrait pas être difficile étant donné les convergences objectives.
Avec le macronisme, une des formes de l’extrême droite est déjà au pouvoir, mais c’est aussi lui qui permettra l’accession du RN aux commandes.


Rob Grams


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