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Nous accueillons régulièrement l’écrivain Joseph Andras pour une chronique d’actualité qui affûte nos armes et donne du style à nos frustrations.

Il y a, là-bas, les épurateurs ethniques ; il y a, ici, leurs associés. Nous savons tout d’eux : les premiers épurent à visage découvert et les seconds assurent le suivi dans nos grands médias.
Là-bas, ça rase les villes, affame les civils, démembre les gosses, torture en langue française, roule sur les corps et jette les cadavres aux chiens. Ici, ça prononce des mots comme « guerre », « terrorisme » ou « droit de se défendre ». Or les mots sont des armes quand les armes parlent.

« Guerre »

La guerre n’existe pas. On ment volontiers, dans ces médias-là, mais on a rarement autant menti qu’en titrant « Guerre Hamas-Israël ». Tout un tas de mots existent pourtant pour désigner ce qui est : un « anéantissement », un « nettoyage ethnique », un « “risque réel et imminent” de génocide » (Cour internationale de Justice). Le vice-président de Médecins du monde a, ce 2 avril, fait cas d’une « intention génocidaire ». Mais « guerre », assurément non. Ou bien prenons collectivement acte de la disparition du langage articulé. Car si l’on tient encore quelque peu à ces affaires de signifiants, de signifiés, rien ne ressemble moins à la rupture d’une quelconque paix par deux entités en conflit armé que ce qui a cours sous nos yeux. Un territoire sans armée nationale, sous blocus, qui compte le plus haut taux de chômage du monde, est ravagé par un État armé par la première puissance mondiale et doté d’une arme nucléaire allouée par la France. « La nature et l’ampleur écrasante de l’assaut israélien sur Gaza et les conditions de vie destructrices qu’il a causées révèlent une intention de détruire physiquement les Palestiniens en tant que groupe », a fait savoir une rapporteuse spéciale des Nations unies. Plus de 32 000 Gazaouis, majoritairement civils, ont été assassinés à ce jour – et 7 000 sont portés disparus. Sans parler des blessés. 44,3 % des cibles israéliennes sont des enfants : l’entreprise d’épuration ethnique est des plus minutieuses. C’est qu’il faut « réduire la population de Gaza au niveau le plus bas possible », exigeait Netanyahu début décembre 2023.

Quand près d’une cible militaire sur deux est un enfant, parler d’une « guerre » signale seulement le poste de qui parle ainsi : journaliste aux armées. Tout média en charge de la communication des forces militaires israéliennes écrit donc « Guerre Hamas-Israël » ; tout média désireux d’exercer sa profession écrit que l’opération israélienne Épées de fer, lancée le 7 octobre 2023, est, sous la forme d’un infanticide de masse, la dernière phase en date de la Nakba de 1948. Que, de 1948 à aujourd’hui, il n’est qu’une seule et même histoire : celle de la désintégration coloniale de la société palestinienne. Que le Hamas est né en 1987, soit 40 ans après le tronçonnage occidental de la Palestine, soit 70 ans après la Déclaration Balfour, socle de la création de l’État d’Israël, et que le Hamas n’est, à ce titre, qu’un élément accessoire dans la compréhension globale de la situation. Un épiphénomène.

« La nature et l’ampleur écrasante de l’assaut israélien sur Gaza et les conditions de vie destructrices qu’il a causées révèlent une intention de détruire physiquement les Palestiniens en tant que groupe »

rapporteuse spéciale des nations unies

L’écrivaine Delphine Horviller a déclaré il y a peu, à propos de l’assaut diligenté par le mouvement palestinien ce même 7 octobre : « Une contextualisation qui était atroce, inaudible. » Horviller a par là même avoué tout le mépris qu’elle voue à l’acte de penser – le « contexte » en étant le préalable. La politique commence avec la contextualisation ; avant ça, rien que des signes flottants, de la pulsion. Le Hamas n’est qu’un parti, parmi d’autres, doté d’une branche armée : supprimez-le et rien de substantiel ne s’en trouvera changé. Le tableau d’ensemble ne dépend pas d’une organisation politique, fût-elle au pouvoir sur un territoire grand comme la métropole de Toulon. Le Hamas n’était pas là durant la guerre de 1948. Pas là durant la guerre des Six jours. Pas là durant la guerre du Kippour-Ramadan. Le Hamas n’a aucune espèce de lien avec la première phase de nettoyage ethnique de la Palestine – 800 000 Palestiniens sur les routes, des milliers de morts, plusieurs centaines de villages rasés –, pas plus qu’avec l’exil, les camps, l’occupation, l’apartheid, les incarcérations de masse et la dislocation continue du pays : il en est, par contre, la conséquence directe.

L’assaut gazaoui du 7 octobre n’est pas apparu dans la nuit du 6 à l’aube : il fermente depuis un siècle. Penser ce présent c’est embarquer cent ans. La région porte chaque jour des semelles de plomb ; la moindre seconde charrie mille mois. Le nom de la branche armée du Hamas, « Brigades Izz al-Din al-Qassam », ne doit au demeurant rien au hasard : al-Qassam, imam antisioniste, est tombé au combat contre les Britanniques en 1935, c’est-à-dire une décennie avant la création de l’État d’Israël. La deuxième charte du Hamas, publiée en 2017, prévient ainsi : la Déclaration Balfour de 1917 est nulle et non avenue. Le Hamas est l’un des enfants, pourri, du dirigeant anglais.

« Terrorisme »

Le terrorisme n’existe pas. Il convient d’abandonner ce mot à jamais. De le retirer de chaque dictionnaire. Car quand un mot, né au lendemain du 9 Thermidor, né, donc, contre la Révolution française, entend saisir de concert Pierre Brossolette, Missak Manouchian, Bobby Sands, Mohammed Merah, Anders Breivik et Brenton Tarrant, pareil mot malmène l’ensemble des lois de la raison. Il en nie le concept même. Il n’a aucun sens. Pour cause : « terrorisme » est un mot d’État. Une fabrication militaro-policière dont la fonction première a, toujours, partout, été de disqualifier la lutte contre la terreur exercée par le pouvoir central : les États-Unis avec le Viet Minh, l’Afrique du Sud avec l’ANC, le Maroc avec le Front Polisario, la France avec le FLN et le FLNKS, la Turquie avec l’Asala et le PKK, etc. « Jamais personne n’a traité le défunt J. Edgar Hoover de terroriste bien que ce fût précisément ce qu’il était », notait James Baldwin dans l’un de ses livres à propos du chef du FBI. En effet. Mais gageons qu’on ne gagne rien à retourner le stigmate : on patauge encore dans la langue de l’oppresseur. Laissons ce mot à ses maîtres, Klaus Barbie, Thatcher et Erdoğan. Ne salissons pas deux fois Olga Bancic, Fernand Iveton et Nelson Mandela.

Ce qui existe, en revanche, ce sont certains modes d’action armée, certaines tactiques violentes, certains dispositifs attentatoires aux règles internationales. Ce qui existe, ce sont des attaques meurtrières ciblant volontairement les civils – et on a tout loisir de préciser : fusillade à l’arme automatique, bombe déposée dans un café, camion-bélier roulant droit sur la foule, avion de ligne lancé à pleine vitesse sur un immeuble… Il y a des faits et il y a des mots précis pour les cerner, voilà qui suffit. « Terrorisme » ne cerne rien : il confond tout. Poubelle.

« Jamais personne n’a traité le défunt J. Edgar Hoover de terroriste bien que ce fût précisément ce qu’il était »

James baldwin

Le Hamas n’a donc pas fait œuvre de terrorisme : il a ciblé volontairement des civils. Autrement dit commis des crimes. Il a tué 767 civils – parmi lesquels 36 enfants (dont un nouveau-né) et 71 étrangers –, et, données « claires et convaincantes » à l’appui (Nations unies), violé des femmes. Autrement dit commis un massacre. Parallèlement, le Hamas a tué – aux côtés de plusieurs formations armées, minoritaires, dont une maoïste – 376 membres armés des forces coloniales israéliennes : autant de cibles légitimes, reconnues comme telles, du reste, par le droit international. Qui conteste aux colonisés la possibilité de contrer les troupes occupantes est favorable au colonialisme : point. L’organisation a donc conduit une opération militaire en réponse à la guerre israélienne officiellement menée au peuple palestinien depuis 1948, et elle l’a conduite via deux modalités opératoires opposées : le crime constitué et la lutte armée entre combattants. Le Hamas est d’ailleurs le premier à savoir qu’elles ne se recoupent pas : il s’obstine, dans son rapport « Our Narrative… », à nier l’assassinat des civils, qu’il sait, comme n’importe quelle force combattante de par le monde, impossible à faire valoir.

Une « organisation terroriste », rien de tel, en conséquence, n’a jamais existé. Ce qui existe, ce sont des formations collectives aisément identifiables, qualifiables, caractérisables. Comme : organisation théocratique et libérale dotée d’une assise populaire, qui, dans le cadre d’une lutte de libération nationale, cible des forces d’occupation armées et des civils désarmés. Voilà, si l’on tient à parler sérieusement du Hamas, une désignation correcte – voilà ce qu’un journaliste non affilié aux armées devrait, peu ou prou, donner à entendre. Aucun analyste ne saurait dénier à ce parti son inscription dans l’histoire anticolonialiste mondiale. Mais dire cette évidence dit peu : l’anticolonialisme n’a, pas plus que l’anti-impérialisme, la moindre cohérence idéologique. La moindre unité politique. Ses mouvements ont compté en tout lieu, sous l’époque contemporaine, une gauche, un centre et une droite. L’anticolonialisme palestinien n’a aucune raison d’y échapper : à sa gauche radicale, le FPLP ; à sa droite radicale, le Hamas (les deux pouvant à l’occasion s’allier dans une perspective, ordinaire, de front national).

Qui conteste aux colonisés la possibilité de contrer les troupes occupantes est favorable au colonialisme

Cela fait un certain nombre de mots, il est vrai. Pour un penseur de la trempe de Pascal Praud, dire « terrorisme » suffit. Pour une penseuse de la trempe d’Anne Sinclair, dire « Daech » suffit. On peut, sinon, penser. Et rien n’est moins difficile, pour un partisan de l’égalité, pour un internationaliste, pour un révolutionnaire, que de penser le Hamas. Il suffit d’écouter Edward Saïd, voix palestinienne de la gauche antisioniste, répétant : il est une force adverse. Dans Entre guerre et paix, il confiait son « inquiétude considérable » face à la progression du mouvement islamiste ; dans Peace and its Discontents, il qualifiait de « pacte avec le diable » une alliance avec lui ; en 2003, il déclarait : « [Le Hamas] représente la résistance, mais on ne peut pas les dire de gauche. » De fait : son corps de doctrine est appareillé à la contre-révolution historique. De Hassan el-Banna, fondateur des Frères musulmans (le communisme est « un grand danger pour les peuples de la région »), à la première charte du Hamas (dénonçant « les révolutions » mondiales, célébrant la propagande tsariste antisémite et se dressant contre « l’Orient communiste »), la ligne est d’une rare netteté. Chouchoutée par les forces impériales, avec ça. Dans les années 1950, « la CIA – résumait le journaliste palestinien Saïd K. Aburish – commença à coopérer avec les Frères musulmans […] contre Nasser et d’autres forces laïques » ; dans les années 1980, Ahmed Yassine, fondateur de l’organisation Al-Moujamma al-Islami puis du Hamas, a vu Israël le « laiss[er] faire » car « Yassine expliquait qu’il combattait la gauche palestinienne ». L’occupant a fait plus que fermer les yeux : il a œuvré à son financement. Rien que de très logique : « L’islam politique […] est, dans la région, la base irremplaçable du pouvoir anti-socialiste, de la droite », rappelait le communiste iranien Mansoor Hekmat, citant notamment le Hamas, en 2001.

Pas « terrorisme », donc ; pas « Daech », donc » : droite contre-révolutionnaire. Que le Hamas promeuve, par la voix de Khaled Mechaal, le nettoyage ethnique du Kurdistan syrien sous le feu fasciste turc et djihadiste (1) est dans l’ordre des choses. Que le Hamas appelle, par la voix de Fathi Hamad, un temps ministre de l’Intérieur du parti, à travailler à « l’établissement du califat une fois que la nation aura été guérie de son cancer – les Juifs », voilà qui l’est aussi. Le Hamas n’en est pas moins une force endogène dont personne, pas même ses plus vifs opposants palestiniens, ne conteste la place au sein des plateformes de la représentation nationale.

Edward Said. (1935-2003), voix palestinienne de la gauche antisioniste, confiait son “inquiétude considérable” face à la montée du Hamas (source : Edward Said en Espagne en 2002, par Barenboim-Said Akademie, CC0, via Wikimedia Commons)

Judith Butler a récemment décrit l’opération militaire du parti comme relevant « de la résistance armée ». La déclaration, cette fois, s’intéressait aux faits – c’est que l’intéressée avait classé, en 2006, le Hamas à gauche. Nos grands médias ont perçu là quelque apologie ; au vu de l’examen d’ensemble – Butler qualifiant les derniers actes du Hamas d’« atrocités » et se réclamant de la non-violence –, on devrait, plus raisonnablement, faire cas d’un exercice de définition. L’économiste socialiste Samir Amin, critique conséquent de l’islamisme international, recourait également au mot de « résistance » pour caractériser le Hamas tout en dénonçant le pas de deux qu’il menait avec Israël « pour affaiblir les courants laïcs et démocratiques » : il formait, en somme, une pensée. « Trop long », s’écrient les journalistes aux armées : ça ne tient pas, oui, dans un bandeau de télévision. Mais sauf à tenir l’acte de résister pour égalitaire par nature, pour principiellement juste, l’acte en question n’informe en rien des options morales et stratégiques des acteurs – soit les deux pieds de la politique. La résistance française contre l’occupant allemand a, par exemple, compté un certain nombre d’ennemis de l’égalité. Des militants de l’Action française (royaliste et antisémite), des Croix-de-feu (nationalistes) ou encore de Bandera Jeanne d’Arc (franquiste) ont combattu l’envahisseur : ils sont, de facto, une part de la résistance française. Ils sont cette sale part qu’aucun partisan de l’égalité, qu’aucun révolutionnaire n’a jamais saluée.

La résistance peut donc être le fait d’adversaires. Comme elle peut, ancrée dans la tradition mondiale de l’émancipation, se montrer criminelle à l’occasion. Les révolutionnaires français ont tué des civils ; les communards aussi ; les premiers bolcheviks aussi ; le FLN aussi ; l’IRA aussi. La cause était juste et certains assauts conduits en son nom furent criminels et la cause, blessée, n’en resta pas moins juste. Les armes ne sont pas inutiles mais elles ne sont pas faites pour établir la justice ; le sang salope toujours tout mais le sang procède toujours du sang : deux lois historiques. L’unique possibilité de le juguler a toujours été, pour les forces armées, d’arrimer la lutte à l’idée d’égalité. Le sang innocent relève dans ces conditions de l’écart, non du principe. Ainsi Georges Habache, figure du socialisme palestinien, a-t-il rejeté toute tactique militaire « qui frappe des civils innocents ». Le FPLP en a toutefois tués : un écart. Le Hamas a élu l’idée inverse : un principe.

« Droit de se défendre »

Le droit de se défendre n’existe pas. Entendons ici celui de la puissance étatique occupante – Israël. Israël n’a pas à se défendre puisqu’il n’a jamais cessé d’attaquer. Il attaque les Palestiniens depuis que leur territoire a été dépiécé sans leur consentement par une institution alors dominée par le Nord impérial. Il attaque chaque jour depuis ce jour, de tant de façons : l’occupation est une attaque ; l’exil est une attaque ; les camps de réfugiés sont une attaque ; les checkpoints sont une attaque ; la construction de nouvelles colonies est une attaque ; le mur de séparation est une attaque ; les détentions administratives sont une attaque. Or jamais nos grands médias ne s’en soucient. Le « 7 octobre » restera, ainsi nommé, dans les mémoires occidentales : 767 civils assassinés, c’est en effet mémorable. Mais ne prendre en charge que cette mémoire est raciste. Qui se souvient de l’assassinat des 926 civils gazaouis (dont 288 enfants) lors de l’opération Plomb durci, du 27 décembre 2008 au 18 janvier 2009 ? Qui se souvient de l’assassinat des 1 492 civils gazaouis (dont 551 enfants) lors de l’opération Bordure protectrice, du 8 juillet au 26 août 2014 ? Qui a apporté son « soutien inconditionnel » ? Qui dira ces dates comme on dira celle du 7 octobre ? Personne, en Occident ; à Gaza, par contre, tout le monde se souvient. Et même que ça vous forme des combattants peu soucieux, sans doute, d’épargner les civils du camp d’en face.

« Est-ce que vous avez entendu un dirigeant européen rappeler que les Palestiniens avaient le droit de se défendre ? », demandait Rony Brauman au mois d’octobre 2023. On connaît la réponse. Deux mois plus tard, l’ancien président de Médecins sans frontières précisait : « Le droit de se défendre concerne une attaque venant de l’extérieur. Mais quand vous attaquez un territoire occupé, le droit à se défendre n’a aucun sens : vous ne vous défendez pas, vous attaquez, vous occupez. Ceux pour qui le droit de se défendre devrait être invoqué ce sont les Palestiniens. Le droit de résister à l’occupation est un droit inscrit dans les textes internationaux. » Si Israël souhaite réellement assurer la sécurité de ses citoyens, la solution n’est pas le nettoyage ethnique mais la justice.

« Est-ce que vous avez entendu un dirigeant européen rappeler que les Palestiniens avaient le droit de se défendre ? »

Rony brauman, octobre 2023

Anéantir un territoire au motif de liquider un parti, c’est uniquement fabriquer de futurs militants. Donc de futurs civils assassinés. L’annihilation de Gaza a vu la popularité du Hamas grimper au sein d’une population palestinienne qui, peu auparavant, s’en tenait autrement plus à distance : loi historique, encore. La journaliste et féministe gazaouie Asmaa Al-Ghoul, opposante et ancienne prisonnière politique du parti « fondamentalis[t]e », a déclaré au mois de décembre dernier : « Quand des chars, des avions et des navires de guerre d’une puissance occupante envahissent Gaza […], il n’existe plus qu’un ennemi : l’occupation. Dès lors, il est impossible de séparer le Hamas de la population. » Comment pourrait-il en être autrement ? Qui oserait reprocher aux corps qu’on anéantit de chercher à faire corps ? On reconnaît là toute l’intelligence politique des pouvoirs coloniaux, fonçant tête baissée vers la falaise.

La justice passe, en l’espèce, par le démantèlement de l’oppression institutionnelle. Il faut pour ce faire revenir aux bases doctrinales d’Israël. Le théoricien en chef de l’idéologie sioniste, Theodor Herzl, en a fourni les contours exacts : le sionisme est « quelque chose de colonial » (lettre écrite à l’attention de l’ancien Premier ministre de la colonie du Cap, Cecil Rhodes) ; le sionisme est « la sentinelle avancée de la civilisation contre la barbarie » (L’État des Juifs). Le « père spirituel » de l’État d’Israël, ainsi que l’a nommé David Ben Gourion en mai 1948, était d’une honnêteté remarquable. Elle vaut d’être saluée. Il y eut donc cette proposition idéologique ; il y en eut d’autres, pour affronter l’antisémitisme européen, égalitaires – la critique du sionisme est avant tout « une histoire juive ». La présence juive en Palestine n’a jamais été une question : elle est un fait historique. Elle est même un bienfait. La Palestine est pluriculturelle ou elle n’est pas la Palestine. « Carrefour de toutes les invasions et occupations, la Palestine a gardé les traces de toutes les cultures et civilisations. C’est ce qui a fait de ce pays un pays pluriel. C’est ma métaphore contre l’exclusivisme sioniste », confiait le poète Mahmoud Darwich en 2005, de passage en France.

“Quand des chars, des avions et des navires de guerre d’une puissance occupante envahissent Gaza […], il n’existe plus qu’un ennemi : l’occupation.

Asmaa Al-Ghoul, journaliste et féministe gazaouie

« Le conflit sioniste-palestinien n’est pas né d’une haine ethnique ou de je ne sais quelle xénophobie. Il est né d’une dépossession. Les personnes qui vivaient en Palestine depuis plus de mille ans ont été dépossédées par des colons immigrés récemment arrivés », a rappelé le socialiste anticolonialiste israélien Aki Orr dans ses Mémoires, Enlightening Disillusionments. L’unique question qui vaille est, par suite, celle de la décolonisation institutionnelle d’un territoire déjà commun. C’est elle qui, seule, empêchera le sang de couler. C’est elle qui, seule, fabriquera l’issue enfin. Toute autre hypothèse serait la voie coloniale prolongée. Le XXIe siècle ne le peut plus.

« Nous adoptons la posture des innocents agressés », notait déjà, depuis la Palestine, le philosophe Hans Kohn à la fin des années 1920. « Nous sommes depuis douze ans en Palestine, sans avoir recherché, ne serait-ce qu’une seule fois, l’accord des Arabes. Sans avoir tenu le moindre débat avec le peuple vivant dans ce pays. » Rien n’a changé. L’agresseur est blanc comme neige, il tue des vies qui n’en sont pas vraiment. Pour cause : l’idéologie sioniste prive de voir son semblable. Non qu’elle soit pire qu’une autre : elle est banale fille de son temps et ce temps chantait, avec Vladimir Jabotinsky, héros de Netanyahu, « l’aventure coloniale ». Mais une idéologie, ça se dépasse. Ça s’abandonne. Les Israéliens désireux de justice le font d’ailleurs : ils attestent de son caractère caduc, ils réclament depuis le premier jour la fin des bombardements, ils rappellent qu’apartheid et démocratie sont une contradiction dans les termes, ils refusent d’incorporer l’armée d’épuration, ils vont en prison – ils sont la dignité même. Aucun peuple n’est condamné à faire de la guerre une modalité d’existence ; la majorité du peuple israélien, pour l’heure rangée derrière l’armée, pourra un jour aspirer à la justice. Vouloir une vie égale. Le sang coulera hélas encore ; des médiations forcées seront indispensables. Israël s’est lui-même mis au ban du monde : la totalité de la planète assiste en direct, minute après minute, à l’anéantissement – il n’est pas de précédent. La Terre a désormais les Palestiniens dans sa chair. Chaque meurtre de plus est un poids de plus à porter. Mais Israël, de déraison, se cramponne : il veut d’autres meurtres. « La quantité de sang que cet État veut verser n’a pas encore été atteinte », constate le journaliste israélien Gideon Levy dans Haaretz. Israël doit donc être abandonné par la totalité des puissances occidentales, ses ultimes soutiens dans un monde largement décolonisé : à leurs citoyens de les y contraindre comme l’Afrique du Sud fut contrainte en son temps. Là sera le début, difficile, à l’évidence, de la justice pour les habitants de cette terre trop longtemps privée d’elle-même.


JOSEPH ANDRAS


(1) « Le succès de la Turquie fournit un sérieux exemple, notamment à Afrîn. Si Dieu le veut, les victoires de la Oumma islamique en de nombreuses parties du monde, comme à Afrîn, nous couvrirons d’honneur. » 

Photo de couverture : destruction de la Palestine Tower par un bombardement israélien en octobre 2023, Palestinian News & Information Agency (Wafa) en contract avec APAimages, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons


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