L’écologiste et expert des enjeux climatiques Clément Sénéchal tient pour Frustration une chronique régulière qui permet d’appréhender les liens entre capitalisme et destruction de l’environnement, entre écologie et luttes des classes.
Ces dernières années, les climatologues sont devenus les porte-parole dominants de la crise écologique, occupant tour à tour les rôles de directeurs de conscience, de consultants médiatiques ou d’experts para-gouvernementaux qui se rêvent en conseillers du prince. Pourtant, leur discours s’avère souvent inepte sur le plan politique, reconduisant alors une forme d’impuissance sidérée au sein de la population. Si leur savoir est indispensable, seule l’action résolue des composantes révolutionnaires de la société peut faire entrer l’écologie dans l’Histoire.
« We need you ! » Début décembre 2023, alors que les négociations climatiques s’enlisent à la COP28 – achetée cette année-là par Dubaï –, le collectif Scientist Rebellion lance un appel au public dans une lettre ouverte relayée par le Guardian et signée par quelques auteurs du GIEC : « Où que vous soyez, devenez activiste. » Comme si une prise de conscience, sous forme d’aveu d’impuissance, avait lieu au sein d’une partie de la communauté scientifique sur ses marges de manœuvre réelles pour endiguer le réchauffement climatique. Comme si, surtout, un retournement devait avoir lieu : le public n’a-t-il pas en effet été habitué, ces dernières années, à prêter aux climatologues les pouvoirs démiurgiques de sauver le monde ? L’antenne française du collectif de scientifiques en rébellion, pour qui la COP28 est « une escroquerie en bande organisée », pose alors les termes : « Que font les autres [auteurs du GIEC] à Dubaï ? A quoi et à qui servent-ils ? »
C’est toute la question, en effet. Celle de leur fonction politique au sein d’un monde social dominé par la classe capitaliste, au moment où l’histoire bascule dans une apocalypse plus ou moins rapide. Cette question est d’autant plus brûlante que les scientifiques du climat sont devenus non seulement la parole la plus visible au sein du champ scientifique, mais également au sein du champ environnemental. C’est à leurs discours, aux accents prophétiques, que se trouve conférée la plus haute légitimité sur le sujet, parfois jusqu’à l’idolâtrie. Sans surprise, au lendemain de l’accord trouvé à la COP28, ce sont deux anciens membres du GIEC, Valérie Masson-Delmotte et François Gemenne, qui sont invités à donner leur avis dans la première matinale de France.
Le tabou du capitalisme
Fin août 2022, alors porte-parole climat chez Greenpeace, je suis moi aussi invité au micro de France Inter, pour l’émission de rentrée de la Terre au carré, afin d’évoquer le bilan particulièrement calamiteux de l’été qui vient de s’écouler : vagues de chaleur à répétition, sécheresses sévères, incendies hors de contrôle, etc. Le réchauffement climatique mord alors sur la réalité comme jamais auparavant dans l’Hexagone. Face à moi, comme dans la plupart des émissions auxquelles je participe alors, une climatologue, Françoise Vimeux (de l’Institut de recherche pour le développement). De mon côté, je suis ma feuille de route à la lettre : politiser la question climatique. Mis à l’index, chiffres à l’appui : le capitalisme. Qu’il s’agisse de ses logiques productivistes intrinsèques, de l’empreinte carbone délirante de ses donneurs d’ordre, les milliardaires, ou de l’inaction bornée de son fondé de pouvoir politique du moment, Emmanuel Macron. À telle enseigne que l’animateur de l’émission pose enfin LA question fondamentale à mon interlocutrice, à rebours des codes en vigueur : « Françoise Vimeux, quand on fait votre métier, est-ce qu’on est foncièrement anticapitaliste ? Parce qu’on voit bien que le capitalisme a des intérêts contradictoires avec la problématique climatique. »
Prise au dépourvue, la climatologue se prend à bafouiller : « Moi je pense que quand on est scientifique ou climatologue, on est quelquefois un peu schizophrène. […] J’aime bien dire qu’on a une vie professionnelle et une vie privée et si je suis là aujourd’hui, c’est pour mes compétences professionnelles L’animateur coupe : « Donc on peut être climatologue et totalement capitaliste ? » « Vous pouvez tout avoir », reprend la scientifique. « Ce que je veux dire par là, c’est que je crois qu’on essaye de rester dans notre rôle de scientifique. Quand par exemple je donne des conférences, j’ai l’impression que l’on m’écoute d’autant plus que je reste sur les aspects scientifiques, que je ne donne pas forcément un avis personnel, parce que tout de suite il y a le côté militantisme, qui arrive dans la tête des gens […] ».
Désarmer le public
La climatologue ne prononcera pas le mot. N’est-elle pas habituellement invitée dans l’espace public pour ne pas s’exprimer sur le capitalisme ? Cette omission systématique n’est-elle pas inscrite au contrat implicite qui lie les climatologues et la classe médiatique ? Dans son discours de scientifique professionnelle, Françoise Vimeux renvoie le capitalisme à une opinion personnelle, privée. Comme si aucune corrélation valable ne pouvait être établie entre ce mode de production particulier – le nôtre – et la crise climatique. Dans le même temps, la figure du militant se voit également dénigrée : seul un discours cantonné à une neutralité axiologique stricte serait donc aujourd’hui susceptible d’être audible, voire recherché par le public. Plus tôt dans l’émission, la scientifique résumait sa mission politique de la sorte : « Quand on explique, et une fois que les gens ont pris conscience de la situation […], c’est plus facile pour eux de prendre en charge une réflexion et de se dire on fait quoi ? » Las, cette dernière question reste, manifestement, taboue pour elle.
Son discours est paradigmatique de la climatologie dominante : elle forme pour ainsi dire son tronc commun. Elle renvoie à une écologie de la sensibilisation, largement prégnante dans la société, y compris au sein du champ environnemental, où ONG installées et influenceurs ne font généralement pas autre chose. Le problème de cette écologie, c’est qu’elle ne fait que la moitié du chemin – il s’agit, en effet, d’une écologie « schizophrène ». Car à force de contourner le fait capitaliste, elle invisibilise les causes économiques et sociales du phénomène qu’elle prétend décrire, obstruant du même geste les échappatoires possibles. Car si la neutralité axiologique fait sens dans l’enceinte d’un laboratoire de recherche, dans l’espace public, elle se transforme en neutralité politique, c’est-à-dire en vecteur de dépolitisation de son propre objet, transformant dès lors la schizophrénie du scientifique en dissonance cognitive pour le public : d’un côté, la description technique assommante de l’apocalypse, le dépôt littéral de la catastrophe à nos pieds, de l’autre, l’absence d’esprit critique, de perspectives politiques et d’horizons militants (d’où leur inclination au techno-solutionnisme). Un oracle terne, qui ne renvoie à rien de concret dans le fourmillement des affects, l’élaboration des émotions, les petites batailles quotidiennes ou bien encore l’actualité politique. D’où la sidération que ne cesse de provoquer la parole climatique, bientôt évacuée dans l’ennui, le déni, « l’écoanxiété » (angoisse fataliste devant la déréliction environnementale) et la « solastalgie » (sentiment de perte inéluctable). Car la sidération paralyse : elle est une pratique de la démobilisation. La parole scientifique décrit la fin du monde dans la mauvaise langue.
Complaisance et naïveté
Par conséquent, l’autorité symbolique acquise par la parole scientifique mérite d’être problématisée, ramenée sur Terre, pour mieux comprendre les jeux de pouvoir qui la façonnent. D’abord, les climatologues ne vivent pas hors-sol : ils font partie du monde social et présentent à ce titre des intérêts subjectifs. Ils occupent des positions souvent bien insérées et valorisées dans la société actuelle (ils appartiennent à la bourgeoisie intellectuelle) et beaucoup d’entre eux n’ont intérêt ni à la révolution, ni au renversement du capitalisme (ce qui a effectivement de quoi les rendre schizophrènes). Ensuite, les climatologues n’échappent pas à la spécialisation du savoir décrite au début du 20e siècle par le sociologue Max Weber dans ses conférences canoniques sur le savant et le politique1, laquelle implique nécessairement des « œillères » pour le scientifique. Leur compréhension du monde est donc partielle et lacunaire, ce qui n’en fait pas les meilleurs porte-parole de leur sujet dans l’espace public, sujet dont ils peinent naturellement à restituer le « sens » (moral et politique). Quant à la mise à distance des affrontements partisans au nom de la neutralité axiologique, considérée à tort comme une forme de supériorité morale, elle confère souvent à la parole scientifique une (fausse ?) naïveté politique qui l’amène à servir de caution aux destructeurs du climat.
Prenons quelques exemples. Alors que l’inaction climatique d’Emmanuel Macron a été largement démontrée lors de son premier quinquennat, Valérie Masson-Delmotte, sorte de primus inter pares au sein de la communauté des climatologues français, organise sans sourciller un séminaire pédagogique sur le climat dans l’enceinte de l’Elysée, à l’adresse du nouveau gouvernement, dès lors prompt à proclamer ses bonnes intentions. Début octobre 2023, avec François-Marie Bréon (un pro-nucléaire patenté qui a participé à la rédaction du 5e rapport du GIEC comme physicien), elle invite deux députés du Rassemblement national, Thomas Ménagé et Philippe Tanguy, à un temps d’échanges cordial. Lesquels députés s’offrent alors opportunément quelques gages de respectabilité en publiant des photos de l’entrevue. Un peu plus tôt, en juin 2023, « VMD » exprime publiquement « sa complète incompréhension » face à une action des Soulèvements de la Terre où des serres industrielles sont vandalisées, se joignant ainsi au discours officiel contre le camp des militants. A la fin de l’été 2023, Jean Jouzel, un autre climatologue médiatique, participe aux Université d’été du Medef – plus précisément, aux « Rencontres des entrepreneurs de France 2023 ». Dans les colonnes du journal Les Echos, il s’étonne benoîtement de « l’accueil glacial » qui lui est réservé par les détenteurs des moyens de production, en particulier celui du PDG de Total Energies, Patrick Pouyanné, lorsqu’il lui assène : « Je respecte l’avis des scientifiques, mais il y a la vie réelle », avant de conclure que son entreprise continuerait d’investir dans les hydrocarbures. Même Christophe Cassou, pourtant l’un des climatologues les plus engagés et les plus utiles (« rock star du climat » pour Reporterre), concède : « En colère contre moi car je prends en pleine figure une forme de naïveté. Il est maintenant clair que les décisions et choix qui entravent inévitablement la réussite d’une métamorphose sociétale vers des modes de vie bas-carbone sont pris en conscience et connaissance ». Les forces de l’ordre viennent de s’en prendre violemment aux opposants au projet autoritaire de construction d’une autoroute entre Toulouse et Castres – notamment à des chercheurs venus présenter des faits scientifiques sur le terrain. Nous sommes en octobre 2023 : la macronie règne depuis plus de six ans. Le capitalisme depuis plus de deux siècles.
Idiot utile
Il arrive aussi que l’aura de porte-parole du climat conféré par le statut de membre du GIEC nourrisse des dynamiques d’embourgeoisement aiguës, débouchant sur des discours parfaitement alignés sur les intérêts de la classe dominante. La caution du GIEC se trouve alors instrumentalisée à des fins conservatrices, pour sacraliser une parole socialement située et soutenir des ambitions individuelles. « Membre du Giec » se transforme alors en argument d’autorité pour imposer la vision du monde bourgeoise qui prédomine dans l’écologie institutionnelle. C’est par exemple le cas avec François Gemenne, lieutenant scientifique de Yannick Jadot pendant la présidentielle de 2022 et client préféré de la classe médiatique. Lui non plus n’aime pas trop les militants : il ne considère plus les « activistes du climat comme des alliés », car « la radicalisation risque de couper le mouvement climat d’une partie de la société » et nous condamner à « l’immobilisme ». Alors que les choses bougent ! Une « vraie action radicale », pour lui, ce serait par exemple de « changer les indicateurs de performance des entreprises », comme le propose le PDG de Danone. Par conséquent, pour François Gemenne, « la posture anticapitaliste retarde l’action climatique » et « la stigmatisation des comportements des riches » -qui volent en jets privés – favorise une « logique de délation » et ne serait « qu’un prétexte à l’inaction ». L’éminent « membre du GIEC » (qui admet ne pas lire ses rapports en entier et plaide pour que l’intelligence artificielle se charge de leur rédaction) nous invite ainsi à « dépasser nos indignations morales », tout en assimilant tranquillement un ouvrage qui objective les logiques de prédations économiques mises en œuvre par la classe bourgeoise à de la « propagande fasciste » (en invitant d’ailleurs son audience à se « renseigner sur le milieu familial » de son auteur, toute logique de délation étant donc condamnable).
Dans la matinale de France Inter qui suit la conclusion de la COP28, où nulle trajectoire de sortie des énergies fossiles n’a été actée alors que les émissions mondiales de CO2 continuent de croître, notre membre du GIEC salue un accord « presque historique » doublé d’un « succès diplomatique majeur », affichant une satisfaction équivalente à celle de la ministre de l’énergie, Agnès Pannier-Runacher – ou que celle des pétroliers (qui ont en réalité gagné la partie). Quelques jours plus tard, il nous explique sur LCI que « le chien est une catastrophe pour le climat ». Et les chiens de garde ?
L’urgence d’un savoir révolutionnaire
La classe dominante dispose de deux tactiques principales pour s’affranchir du bouleversement climatique et maintenir le statu quo : le déni et le greenwashing. Mais elle joue également avec cette troisième, qui consiste à surexposer la parole souvent conformiste et dépolitisante des climatologues (comme plus généralement celle des « experts ») dans la controverse écologique. D’autant plus que cette surexposition de la « science dure » marginalise les savoirs hétérodoxes dont regorgent les sciences sociales. La classe dominante médiatique apprécie la doxa climatique en ce qu’elle crée un effet de sidération contre-insurrectionnel et reconditionne le changement climatique en spectacle parmi d’autres. Pour la classe économique dominante, cette doxa est largement soluble dans le projet de classe capitaliste ; pour la classe politique dominante, elle est inoffensive et constamment disponible pour n’importe quelle récupération. Quant à la classe environnementale dominante, celle qui dirige les ONG installées et les bastions de l’écologie officielle, l’exaltation de la parole des scientifiques valide le paradigme accommodant de la sensibilisation (soit le rêve d’une économie de marché conscientisée), la dispense de se salir les mains et la dessaisit d’une exposition militante véritable.
Ne nous méprenons pas : l’existence d’une science du climat riche et consensuelle constitue un acquis inestimable. Nous avons la chance extraordinaire de savoir ce qui se passe, donc de pouvoir réagir. Mais ce n’est pas le discours scientifique, en tant que tel, qui tiendra lieu d’action révolutionnaire. Entre ses énoncés et la transformation du monde, il y a toute l’épaisseur des structures sociales et la finesse de l’action politique. Si le savoir scientifique est objectif, le discours du scientifique est subjectif. Celui des climatologues ne doit pas être considéré comme parole d’Évangile, mais comme un enjeu de luttes et d’appropriation. Maintenant que les constats sont établis, la science climatique doit devenir un savoir engagé, un sport de combat. Dresser des barricades, cimenter un nouveau front populaire pour œuvrer au revirement général. C’est à cette condition qu’elle pourra se réconcilier avec elle-même. Ses dispensaires doivent donc se mettre au service des composantes révolutionnaires de la société, en premier lieu desquelles les classes opprimées et leurs militants. Non les devancer au chevet d’une classe capitaliste déterminée à entraîner la biosphère dans son propre effondrement moral et politique.
Clément Sénéchal
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