Au sein du capitalisme contemporain, la technologie a une place absolument centrale. Elle contribue à formater nos vies selon les besoins du capital. Dans cette dynamique, les ingénieurs ont une place essentielle. Mais alors, les ingénieurs peuvent-ils être autre chose que les serviteurs du patronat ? Les agents serviles de la destruction de la planète ? Feraient-ils mieux de “déserter” ? Ce sont les questions, parmi d’autres, que se pose Olivier Lefebvre lui-même ingénieur dans un livre paru cette année Lettre aux ingénieurs qui doutent, publié à l’Echappée.
Qui sont les ingénieurs ?
Même si cette tendance est moins forte qu’autrefois avec plus d’un quart de femmes, les ingénieurs sont essentiellement des hommes. On en compte un peu plus de 800 000 en France et constituent une “élite intermédiaire historiquement au service du développement du capitalisme industriel”.
Ces derniers peuvent exercer des métiers très variés qui peuvent être liés au développement technologique mais aussi à la gestion de projet, au commerce, à l’achat… C’est pourquoi, comme le note Olivier Lefebvre beaucoup d’ingénieurs occupent des “bullshit jobs” (boulots à la con) au sens que lui donne l’anthropologue David Graeber, c’est-à-dire des jobs bien rémunérés, prestigieux mais aussi relativement inutiles. C’est le cas des ingénieurs dont l’essentiel de l’activité concrète consiste en la mise en place de processus bureaucratiques.
Pour l’auteur, les ingénieurs exerçant des fonctions techniques l’envisagent le plus souvent comme une fin en soi, sans questionnement réel sur la finalité et les applications de ce qu’ils font. Certains, toutefois, se questionnent sur l’impact qu’ils ont et appellent à “déserter”, comme cela avait été illustré par le très médiatisé discours des étudiants d’AgroParisTech en 2022.
Les ingénieurs font face à une “dissonance cognitive”
La “dissonance cognitive” est un concept développé par le psychosociologue Léon Festinger et qui décrit “un état de contradiction entre des idées (ou des valeurs) et un comportement”. Etant donné qu’il est devenu extrêmement difficile d’exercer une activité vertueuse dans la société de marché, ce concept est devenu courant pour décrire ce que ressentent les individus dans leur travail. Cette souffrance peut-être ressentie par énormément de travailleurs mais est beaucoup plus médiatisée quand il s’agit des cadres, qui, par exemple se reconvertissent vers des “métiers manuels”.
Comme le dit Olivier Lefebvre “la dissonance cognitive est en réalité produite par la conscience d’une dimension politique du travail : la politique mise en œuvre par son travail va à l’encontre de la politique qu’on souhaiterait mettre en œuvre.” Dans le cas des ingénieurs, cela implique de comprendre que la technologie n’est pas neutre, qu’elle est profondément politique. Ce n’est pas simplement “comment on l’utilise”. L’automobile, pour reprendre l’exemple donné par l’auteur, “a progressivement façonné les paysages et l’organisation des villes”, elle a “structuré les manières d’habiter et les modes de vie dans leur ensemble”, concrètement : “les infrastructures routières, la filière industrielle de production (…), l’essor des banlieues résidentielles”. Une fois que tout est organisé autour de la bagnole, l’utiliser ou non n’est plus un choix libre. Si on supprimait du jour au lendemain la voiture, ce serait chaotique car la société s’est structurée autour de celle-ci.
Pourtant les choix technologiques, qui comme on le voit façonnent nos vies concrètes, “ne font l’objet d’aucun débat démocratique” et les ingénieurs ont l’impression d’être objectifs et rationnels en appliquant des méthodes et des techniques sans poser les questions politiques qui en découlent.
Face à cela, Olivier Lefebvre dit qu’il ne s’agit pas tant de “faire le bien” qu’à minima “cesser de nuire”.
Les ingénieurs au coeur du développement du “techno-capitalisme”
Il ne s’agit pas de dire ici que les ingénieurs seraient “inutiles” mais plutôt de se demander à quoi, précisément, ils sont “utiles” ?
Pour mieux le comprendre, Olivier Lefebvre fait un rapide historique de la figure de l’ingénieur. Au Moyen-âge, les premiers ingénieurs (les “engignours”) sont ceux en charge de la “science des engins”, le plus souvent des engins militaires : “tours mobiles, artillerie etc.” et des fortifications. Au XVIIIe siècle, l’institutionnalisation des ingénieurs s’accroît : création de l’Ecole des ponts et chaussée en 1743, Ecole des Mines et Ecole Polytechnique en 1784. Puis en 1829 est créée l’Ecole Centrale (à l’époque Ecole des arts et manufactures) qui forme elle des “ingénieurs civils (…) au service de l’industrie, chargés d’accompagner le développement de la révolution industrielle”. On voit là deux fonctions essentielles et historiques de l’ingénieur : développement de l’armement et du capitalisme industriel.
Aux Etats-Unis, la situation est similaire. L’auteur cite l’historien américain David Noble : “l’histoire de la technique moderne aux Etats-Unis est indissociable de l’essor du capitalisme (…) Les ingénieurs sont à la fois devenus les acteurs de premier plan des technologies modernes, et aussi du capital”.
Dans ce cadre l’ingénieur cherche des réponses techniques à des problèmes qu’on lui pose, il trouve le comment mais ne s’interroge pas sur le bien-fondé de la question. C’est précisément quand il se met à se demander “pourquoi”, c’est-à-dire à discuter de la finalité de son activité, à identifier les causes structurelles des problèmes qu’il doit résoudre ou les “nouveaux problèmes engendrés par les solutions qu’il développe”, qu’il risque d’entrer en dissonance cognitive.
Les ingénieurs sont-ils des bourgeois ?
Les ingénieurs ne sont pas toujours stricto-sensu des bourgeois. Toutefois ils perçoivent généralement des revenus assez élevés et “les enfants de CSP supérieures sont surreprésentés.”
Paradoxalement (ou non), selon l’auteur, les rares ingénieurs issus des classes populaires ne sont pas forcément ceux les plus propices à entretenir un rapport critique à leur activité : leurs études ayant impliqués de nombreux sacrifices, de leur part et de celle de leur famille, refuser d’embrasser pleinement leur carrière pourrait ressembler à une forme d’ingratitude. Tandis que les bourgeois de naissance auraient moins de mal à refuser “la médiocrité de l’existence bourgeoise” et à idéaliser des modes de vie qu’ils n’ont en fait pas vraiment connus.
Le formatage des ingénieurs
“Certaines manières de penser se retrouvent à l’évidence chez les ingénieurs” nous dit Olivier Lefebvre.
Tout d’abord ces derniers font preuve d’une “pensée calculatoire”. A partir de différents facteurs (temps, coût, qualité) ils cherchent à optimiser des résultats. Ils décomposent un problème en sous problèmes, hiérarchisent des projets en plusieurs étapes. Les sujets sont ainsi perçus comme des ensembles de variables, comme des “éléments calculables” : “c’est la pensée algorithmique”.
Ils ont ensuite tendance à envisager la nature comme “un langage mathématique” et, dans une approche qu’on qualifie de “positiviste”, à considérer que la connaissance scientifique est hiérarchiquement plus importante que les affects. Dans ce cadre, “la raison économique dominante, le capitalisme, sera-t-il perçu (..) comme un produit « naturel » de l’esprit de rationalité en raison de supposée efficacité optimale.”
L’ingénieur serait enfin “techno-solutionniste” c’est-à-dire que “face à un problème exprimé par la société, il va d’abord penser à une solution technique”. Cela est flagrant face au problème environnemental.
Les ingénieurs sont enfermés dans un paradigme
Pour Olivier Lefebvre les ingénieurs sont invités, dans l’entreprise, à “se couper du sensible”. Ils doivent “se machiniser” : l’auteur note d’ailleurs que dans ce milieu dire de quelqu’un qu’il “est une machine” n’a rien de péjoratif.
On leur inculque l’idée que “la seule et unique façon de transformer la société est de “changer les choses de l’intérieur”” c’est-à-dire rejoindre les institutions publiques et les entreprises privées pour essayer d’influencer, de réorienter, de “modifier les comportements”.
Exemple concret : le 7eme “European Space Generation Workshop” s’est tenu cette année à Bari (Italie) et réunissait essentiellement des étudiants, futurs ingénieurs de l’aérospatial. Ce séminaire avait pour thème “Faire du développement durable la pierre angulaire de l’innovation spatiale européenne et de la coordination des politiques”. Et c’est exactement le discours qu’y a tenu Milena Lerario, à la tête d’Airbus Italie (sponsor de l’évènement) déclarant qu’il ne servait à rien de vouloir changer le monde, qu’il n’y avait qu’en intégrant les entreprises que l’on pouvait faire quelque chose et avoir un vrai impact. Mais quel est l’impact environnemental d’Airbus?
Comme le dit l’auteur “imaginer changer les choses depuis l’intérieur d’une industrie dont l’activité est purement dictée par des logiques économiques est une illusion dont il est urgent de se défaire” : il ne s’agit pas de rediriger certains secteurs mais bien de les démanteler. Cela ne pourra pas se faire à partir du bon vouloir des entreprises capitalistes elles-mêmes mais bien en leur imposant des contraintes. Et Olivier Lefebvre prend lui aussi l’exemple d’Airbus : “on ne conduira pas Airbus à réduire sa production d’avions et à établir un modèle reposant sur une réduction progressive du trafic passager depuis l’intérieur de l’entreprise. De même il serait vain d’attendre que son activité décroisse rapidement parce qu’elle viendrait naturellement buter sur les limites planétaires”.
Si l’on se convainc de la possibilité de changer les choses de l’intérieur c’est le plus souvent pour justifier sa position…
Que faire ?
Pour faire sortir les ingénieurs du rôle que le techno-capitalisme leur a donné, Olivier Lefebvre appelle à “amplifier la dissonance”. Pour le moment, la plupart des ingénieurs arrive toujours à se raconter des histoires afin de légitimer leurs activités et satisfaire leur besoin de cohérence. Il invite donc les ingénieurs critiques à “documenter les dégâts de leur activité et à réfuter les arguments fallacieux des supposés bénéfices des innovations qu’ils développent” c’est-à-dire à “mener un travail de contre-expertise (…) à destination à la fois du grand public et de ceux qui produisent les technologies”.
Olivier Lefebvre nous dit que “le groupe social des ingénieurs (…) représente une cible aisément atteignable et dont l’ébranlement constituerait un moyen extrêmement puissant pour déstructurer en profondeur le techno-capitalisme”. Autrement dit il faut rendre les ingénieurs responsables de ce qu’ils font : tant que leur situation sera très privilégiée “cette classe aisée (…) continuera d’oeuvrer consciencieusement (…) à ce que le capitalisme puisse détruire la planète sans être inquiétée”.
Sur le plan éthique, l’auteur appelle à faire revivre ce que l’intellectuel anarchiste Albert Thierry appelait “le refus de parvenir”, une désertion de la condition bourgeoise, afin que les ingénieurs ne coopèrent plus avec le techno-capitalisme .
Il incite également, celles et ceux qui le souhaiteraient, à rejoindre les expériences de “quotidiens politiques” et les modes de vie “alternatifs”(concrètement les ZADs, les tentatives de vie en communauté, le communalisme etc.). Il le fait sans nier toutes les limites de ces dernières, notamment d’un point de vue matériel, et sans les romanticiser. Ces expériences ne peuvent pas constituer une solution globale, puisqu’elles sont, forcément, encore intriquées, le plus souvent malgré elles, dans les structures capitalistes. Mais elles permettent de faire des démonstrations ici et maintenant d’autres façons de vivre.
La seule véritable solution, pour préserver un environnement vivable, est d’entamer le plus rapidement possible une “bifurcation industrielle” qui nous fasse sortir petit à petit de relations de dépendances très complexes. Il s’agirait en première étape de produire avant tout “ce dont nous avons réellement besoin” par “une mise en débat démocratique des besoins essentiels” puis “à changer l’échelle et l’organisation de la production industrielle”. Cela implique des formes d’autogestion. On ne peut pas demander au capitalisme de “produire les bons objets pour que nous puissions enfin accéder à des modes de vie soutenables” car il n’est pas possible de “dissocier ce que l’on produit de comment on s’organise pour le produire”.
A la fin de cette lecture, on regrettera peut-être une surabondance de références et d’auteurs cités, de concepts mis en italique, alourdissant un peu la lecture, là où l’auteur n’aurait finalement pas forcément besoin de toutes ces marques de légitimité et pourrait laisser davantage s’exprimer sa propre subjectivité, au demeurant fortement intéressante.
Il n’en reste pas moins que Lettre aux ingénieurs qui doutent est une fine analyse du rôle des ingénieurs dans le capitalisme. Olivier Lefebvre y expose de manière critique leur implication dans la perpétuation de systèmes qui menacent la planète. Il souligne l’urgence de susciter une remise en question de leurs pratiques, mettant en avant l’idée de “bifurcation industrielle” et d’autogestion pour une transition vers des modes de vie plus durables. À travers son appel à amplifier la dissonance et à rendre les ingénieurs responsables de leurs actions, Lefebvre soulève des questionnements éthiques importants, invitant les ingénieurs critiques à envisager le rejet de la condition bourgeoise et à explorer des expériences de vie alternatives, bien que conscient des limites de ces démarches. Il insiste sur la nécessité d’initier un débat démocratique sur nos besoins essentiels et de réorganiser la production industrielle, remettant en question la logique du capitalisme dans sa capacité à promouvoir des modes de vie soutenables. La prise de conscience de la dimension politique inhérente à la technologie et au travail souligne l’importance de repenser le rôle de l’ingénieur dans notre société.
Olivier Lefebvre, Lettre aux ingénieurs qui doutent (2023), L’Echappée, 144 pages, 14 euros
Rob Grams
Photo : ThisisEngineering RAEng sur Unsplash
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