Il y a 11 ans, le diplomate et ex-résistant Stéphane Hessel publiait un petit livre intitulé Indignez-vous ! Grand succès commercial, ce petit opuscule prônait une forme d’engagement politique devenu depuis le nec plus ultra de l’action militante dans ce qu’il est convenu d’appeler « la gauche ». Désormais, l’indignation rythme notre vie politique et médiatique, imbriquée dans une petite routine bien connue : la droite lance une polémique, la gauche s’indigne. Le Figaro magazine publie sa Une accusant les profs d’enseigner le « wokisme » (terme récent visant à stigmatiser les gens qui veulent davantage d’égalité) : la gauche s’indigne, relayant au passage la couverture tant décriée sur ses réseaux sociaux, multipliant les bons mots et les figures de style pour faire part de son « profond écœurement ». Un magazine comme Valeurs Actuelles n’a plus besoin de service com’ tant l’indignation de gauche provoque la viralité de ses Unes racistes et colonialistes. « Ça va, on vous dérange pas ? », écrit en général le militant de gauche sur l’un de ses réseaux sociaux favoris, Twitter le plus souvent.
Eh bien non, pas du tout en fait. Au contraire même : la droite fascisante, celle qui raconte connerie sur connerie et multiplie les provocations pour faire avancer sa grille de lecture du monde social (une grille sexiste, raciste et capitaliste) se délecte et se nourrit des indignations de la gauche.
Le couple infernal polémique-indignation envahit nos médias
A quoi assiste-t-on en effet depuis plusieurs années ? Au sein d’une narration bien rodée, extrêmement routinière, le « polémiste » de droite commence par lâcher sa merde. C’est moche, c’est faux, c’est dégueulasse, bien sûr, mais tous les médias tendent leur micro, ça sent si bon ! La gauche réagit, les tweets indignés fusent, quelques “responsables” interrogés “condamnent avec la plus grande fermeté” ce propos qui “joue sur les peurs”, “attise les haines”, “réveille Sauron”. Le lendemain, le polémiste de droite, qui se réclame pourtant des spartiates, des gaulois et de toutes les divinités de la testostérone, se victimise et chiale toutes les larmes de son corps sur toutes les chaînes de télé et de radio en clamant qu’on ne peut plus rien dire. En réalité, on peut absolument tout dire dans ce pays, sauf dire la police tue des arabes et que la lutte des classes existe, mais l’indignation de gauche vient donner un vernis de « subversion » (terme bourgeois qui se substitue à « révolution » car ça n’atteint jamais les intérêts des actionnaires) à la parole proto-fasciste.
Zemmour a absolument besoin que sa parole provoque de l’indignation pour qu’elle fasse de lui un mec « anti-système ». Car si l’on regardait seulement son temps de parole et le nombre d’articles qui lui sont consacrés depuis deux mois, on verrait que l’ensemble des journalistes de ce pays sont obsédés par sa petite personne et lui déroulent un tapis rouge H24. Que cela soit sur les médias détenus par Bolloré, par l’Etat français ou par des journalistes “indépendants et alternatifs”… Alors si en plus personne ne venait l’accuser de dire de la merde, imaginez le flop. Il n’y aurait plus aucune différence entre Macron et lui, et l’on pourrait croire que derrière les “polémiques” nous aurions deux bonshommes que la bourgeoisie adore parce qu’ils veulent tous les deux dégommer la Sécurité sociale et nous faire travailler “plus longtemps”. Pas terrible pour être « subversif », hein !
L’indignation de gauche joue donc un rôle systémique dans la « droitisation du débat public en France », lequel joue le rôle systémique de réduire nos choix électoraux à « faire barrage à l’extrême droite en votant pour l’extrême bourgeoisie ». Lesquels jouent un rôle systémique essentiel dans le maintien au pouvoir « démocratique » de la classe dominante et dans l’application de son programme de captation des richesses produites par le travail collectif.
“Indignez-vous” mais ne vous révoltez pas
L’indignation, tout de même, n’est-ce pas un sentiment légitime ? Stéphane Hessel nous disait de ne rien laisser passer, de toujours dénoncer l’injustice ! Dans son livre, il disait notamment que l’une des choses les plus monstrueuses de notre époque était la colonisation par l’Israël de la Palestine et la façon dont les citoyens palestiniens étaient parqués dans la bande de Gaza ou subissaient un régime d’apartheid en Israël. Mais ça, bizarrement, c’est la partie du bouquin que tout le monde a oublié. Depuis quelques années, les manifestations en soutien aux Palestiniens sont d’ailleurs systématiquement interdites. Donc, « indignez-vous », mais dans les limites de l’acceptable par la société bourgeoise.
L’indignation est une façon respectable et bourgeoise-compatible de s’exprimer politiquement. C’est de l’émotion certes, face à la « peste brune », « à l’indignité de l’époque », aux « outrances » et aux « haines », mais une émotion contenue et proprette. Contrairement à la colère ou à la rage qui, elles, sont mauvaises conseillères. Regardez les Gilets jaunes, dont l’ensemble de la classe politique n’a cessé de dire qu’ils devaient se canaliser un peu, tout de même.
L’indignation pose comme principe premier que l’univers ne tourne pas rond, qu’une faille s’est formée, que la société est « fracturée » ou qu’un polémiste d’extrême-droite va « trop loin ». Ce faisant, elle postule qu’il existerait un cours normal des choses, une version unie et « apaisée » de notre société et qu’en temps normal, le « débat démocratique » aurait lieu. Première difficulté dans un pays divisé en classes sociales depuis plusieurs siècles et où la « démocratie » est érigée en idéal, certes, mais dans les faits constamment limité par son régime politique plus aristocratique que représentatif.
L’indignation est d’une (touchante ?) naïveté. L’indignation de la gauche semble toujours s’étonner que Valeurs Actuelles soit raciste, que Le Figaro déteste les profs et qu’Eric Ciotti ou Eric Zemmour disent de façon à peine voilée qu’il faut foutre les expatriés (pardon, expatriés désigne les riches qui vont vivre dans des pays pauvres, les autres sont nommés “migrants”) à la flotte. Régulièrement, les indignés professionnels s’indignent aussi de « l’explosion des inégalités » ou de « l’envolée exponentielle des dividendes ». On a envie de leur dire : « Mais vous vous attendiez à quoi, au juste ? ». Bien sûr qu’il ne faut pas être blasé ni indifférent aux injustices, mais est-il honnête de toujours feindre la surprise ? Évidemment que les actionnaires du monde entier se gobergent, ils en ont le droit : c’est ce qui arrive notament lorsque « la gauche de gouvernement » dégomme le droit du travail et que le discours sur la nécessaire « liberté d’entreprendre » s’est imposé partout, même chez les indignés professionnels qui ont abandonné depuis longtemps tout discours sur l’exploitation au travail, trop occupés qu’ils sont à s’indigner et à combattre la « peste brune » et Donald Trump.
« Le gouvernement ne fait rien au sujet des Pandora Papers, hé oh le gouvernement ? ». Ne vous fatiguez pas, le gouvernement ne vous « entendra » pas. On sait qu’il était la solution à tous nos problèmes et notre « barrage » mais, dès 2016, le ministre-candidat Macron organisait des déjeuners de levée de fonds auprès des riches exilés fiscaux (pardon, des « expatriés ») en Angleterre et en Belgique. Autant vous dire que le scandale de l’évasion fiscale, ce n’est pas vraiment son sujet. Mais l’indignation présuppose que le gouvernement doit se prononcer avec sagesse et rigueur sur les grands problèmes de notre temps. Un sacré pari.
De toute façon, l’indignation est plus morale que politique. Elle est un jugement de goût, quasi esthétique, sur notre vie politique : elle dit ce qui est laid, ce qui est « outrancier », ce qui gâche la belle routine de notre superbe vie démocratique contrairement à la révolte qui, elle, s’attaque au système dans son ensemble. Quand on est révolté, on n’a que faire de la façon dont la violence sociale s’exprime. Macron, si doux et si jeune, n’est pas moins violent que n’importe quel type de droite outrageusement méprisant et raciste. A l’heure actuelle, Macron reste d’ailleurs plus dangereux que Zemmour dans la mesure où c’est lui qui est au pouvoir.
L’indignation, quant à elle, s’effarouche des injustices de ce monde sans jamais en donner les causes : elle n’a pas de temps pour ça, il lui faut s’indigner, signer des tribunes, tweeter des bons mots, et comme le lendemain un nouveau sujet d’indignation s’offrira à elle, elle n’aura pas le temps de se pencher sur la destruction du capitalisme et la mise à bas de la bourgeoisie. Il est vrai que le réseau social Twitter participe de cette frénésie : tous les journalistes et politiques y sont et c’est à qui condamnera le plus fort. Et vous, avez-vous tweeté contre cette dernière Une de Valeurs Actuelles ? Mais du coup, si ce n’est pas le cas, vous cautionnez ?
L’indignation se veut mesurée, canalisée et vertueuse, contrairement à la rage ou à la colère, « mauvaise conseillère », et pourtant elle ignore toute considération stratégique.
Par exemple : hurler tous ensemble contre la dernière couverture du Figaro dénonçant pour la 165e fois depuis 1990 la « faillite » de l’éducation nationale et des racailles appelées profs va-t-il vraiment avoir des effets concrets ? Premier effet concret : la Une « controversée » est diffusée en dehors du cercle des lecteurs du Figaro. Deuxième effet concret possible : des articles sont écrits sur « Cette Une qui fait polémique à gauche ». Les médias raffolent de ce genre de papier car il est particulièrement facile à écrire : le terrain d’investigation est Twitter, pas un village au fin fond du Doubs, gain de temps et gain d’argent. La Une devient un « événement ». Chaque politique doit se prononcer sur elle. Pendant 48h, on aura donc parlé des profs qui enseignent la “théorie du genre” et le “wokisme” . Ces deux phénomènes fictifs de notre vie sociale, qui existaient initialement dans la tête de quelques réactionnaires, deviennent ainsi des sujets légitimes de discussion.
L’indignation place « la gauche » à la remorque de « la droite ». Parfois, ça bosse un peu plus fort quand la gauche « fact-check » la droite. Cette démarche pleine de bonnes intentions aboutit parfois à de bien belles défaites idéologiques : ainsi, les journalistes de gauche vont opposer aux méchants polémistes de droite le fait qu’en fait, « les immigrés rapportent de l’argent » ou « qu’ils ne sont pas si nombreux ». Passons sur le fait que ces articles reprennent les termes de l’adversaire, comme “immigrés” (et non “réfugiés”, “exilés” ou, soyons fou, “expatriés”), mais on est pris d’un doute, du coup : si un jour les stats montrent qu’ils coûtent un peu plus cher aux finances publiques, on les balance dans la Méditerranée, c’est ça ? « Ça va Libé, on vous dérange pas ?”
S’indigner, c’est un métier !
Soyons honnêtes : la plupart des gens dont la fonction sociale est l’indignation ne sont pas le commun des mortels. Ce sont des gens qui ont le temps, l’argent qui leur permet d’avoir le temps, et la conception du monde idéaliste qui leur fait croire qu’en montrant que son adversaire a tort alors on gagne, car « la vérité triomphe toujours ». Bref, ce sont le plus souvent des sous-bourgeois, c’est-à-dire des personnes dont la position sociale les situe entre ceux qui travaillent (la classe laborieuse) et ceux qui possèdent (la bourgeoisie). Courroie de transmission pas toujours docile entre les deux classes, ils sont des spécialistes de la parole. C’est leur métier (de journaliste, d’universitaire, de cadre, d’expert, etc) et c’est en toute logique qu’ils croient dans les effets vertueux de la parole sur la vie démocratique. Mais pourquoi ne réalisent-ils donc pas que leur indignation n’a aucun effet voire renforce l’adversaire ?
A intervalle régulier cependant, la prise de conscience de la vanité de l’opération apparaît aux yeux des indignés. S’ensuit un débat Médiapart ou Libé où un.e militant.e de nobles causes s’écrie : « Il faut cesser de suivre l’agenda de la droite et imposer nos propres sujets ! ». Mais la démarche, souvent, s’arrête là : encore faudrait-il avoir des sujets à proposer.
Il faut dire que le couple polémique-indignation arrange finalement tout le monde. La droite voit ses sujets monter dans le débat public (à défaut de monter dans l’opinion publique) et peut inonder le monde de ses obsessions tout en se victimisant, son sport préféré, tandis que la gauche obtient le sentiment d’être utile et supérieure moralement sans avoir à jouer le rôle qui fut le sien pendant 150 ans : préparer la révolution et renverser la bourgeoisie. L’avantage d’une extrême-droite aussi agitée, c’est qu’elle occupe tout l’espace et repousse la question de la destruction du capitalisme, du colonialisme et du patriarcat aux calendes grecques. Car il y a urgence, camarade ! On parlera de la bourgeoisie plus tard, en attendant signe cette tribune.
La droite donne le « la », la gauche suit. Soit par ses indignations, soit par sa collaboration. Arnaud Montebourg et Fabien Roussel, si vous connaissez ces types issus de deux vieux partis politiques de gauche, l’un dit socialiste, l’autre dit communiste, se disent par exemple que pour exister quand on a zéro idéal politique, autant se servir une part du magma insécurité-islamisme-immigration. Hum, ce n’est pas très écolo de produire de nouveaux déchets pour l’Histoire, les gars !
Cessons de jouer au ping-pong moral avec la droite
Voilà pourquoi à Frustration nous ne nous sentons pas “de gauche”. La petite routine politique nous emmerde, d’autant que nos objectifs ne sont pas là : nous faisons partie de celles et ceux qui pensent qu’une société sans classes est possible et que pour mettre fin au colonialisme et au patriarcat, jouer au ping-pong moral avec la droite prend un temps fou et ne produit aucun résultat.
Nous nous battons pour visibiliser et légitimer la lutte entre la classe laborieuse et la classe bourgeoise, dans une temporalité où les « outrances » des uns et les indignations des autres ne sont que les embruns d’une histoire plus grande et plus passionnante. La force de nos idées et des propositions de celles et ceux qui veulent changer la société, c’est qu’elles sont sont beaucoup plus parlantes et concrètes que les délires abstraits que la droite impose dans le débat public ! Travailler 32h par semaine pour redistribuer en temps libre le fruit de notre travail, pour l’instant capté par les actionnaires. Rémunérer de façon égale les femmes et les hommes. Empêcher la police d’harceler les gens, voire de la changer complètement. Devenir maître de son travail en interrogeant la nécessité d’un patronat et l’existence des actionnaires dans nos vies. Ces propositions partent de constats réels et ont des impacts concrets sur la vie des gens. Débattre des bons prénoms à donner à ses gosses, tout le monde s’en fout.
Si vous aussi le va-et-vient des polémiques et des indignations vous blase, provoquant chez vous la même fatigue musculaire que la torpeur de juin devant Roland Garros, décentrez-vous : ne vous sentez pas obligé de réagir, de commenter, de condamner. Ne pas remettre une pièce dans la machine ne fera pas de vous des traîtres ou des collabos. Prendre le temps et consacrer son énergie à concevoir un projet de société plus vaste où la fonction systématique de la polémique d’extrême-droite (et du régime fasciste possible) n’existera plus est la façon la plus sûre de combattre ce contre quoi nous nous indignons, en vain.