Les numéros verts, c’est gratuit. En tous cas, lorsqu’on appelle, rien ne nous est directement facturé, zéro. Vraiment ? Pourtant, les 0800 sont bel et bien achetés à des entreprises privées qui réalisent un chiffre d’affaires, souvent conséquent et d’autant plus lors de crise sanitaire, économique et sociale. Parfois, elles sont même cotées en bourse et versent des dividendes à des actionnaires peu scrupuleux. Troisième et dernier épisode d’une enquête en trois volets, dont les deux premiers sont disponibles ici et là.
Depuis novembre, les télétravailleurs qui appellent le 0 800 130 000 et souhaitent un accompagnement psychologique sont redirigés vers l’entreprise Pros-Consulte. Cette société bretonne a elle aussi bénéficié de la crise sanitaire, notamment en fournissant un numéro vert à l’association SPS pour les professionnels de santé. Première plateforme de consultations téléphoniques de psychologues en France, l’entreprise basée dans le Morbihan a connu un gros boom en 2020 : “Sur mars, avril et mai 2020, les chiffres ont explosé : on a enregistré jusqu’à 500 appels par jour auprès de nos 104 psychologues sur le pont. C’est dix fois plus qu’à l’habitude, les appels sont en hausse de 250 % en trois mois”, constate, non sans fierté, son PDG Jean-Pierre Camard, dans un article du Télégramme. Le quotidien breton précise que “la moitié des appels est venue de personnels de santé. Viennent ensuite les salariés en télétravail et puis ceux qui ont continué leurs missions en extérieur pendant le confinement”.
“Les sources de stress ont varié, selon les catégories et la période. Mais on s’attend à un maintien de la demande pendant l’été. Le nombre des appels n’a pas diminué avec le déconfinement, bien au contraire”, se réjouit le PDG. De quoi sans doute dépasser largement ses 4 millions d’euros de chiffre d’affaires réalisés en 2019. “Le stress ne nuit pas au business”, comme le constate ironiquement le Télégramme. Au contraire : plus il y a de malheur, de mal-être social et psychologique en France, plus ce genre d’entreprise peut espérer réaliser du profit. Une crise sanitaire : tout bénéf !
Dans une émission promotionnelle sur BFM en juillet 2020, le patron Jean-Pierre Camard se vante de l’augmentation de son chiffre d’affaires grâce à la crise sanitaire, puisqu’il est passé de “3 millions de salariés pris en charge à 5 millions”. Pros-Consulte Group a aussi élargi son offre de services, avec “des interventions sur site pour les clients et des formations aux risques psycho-sociaux”. Une nouvelle application “grand public”, Geopsy, a été lancée, où “tout n’est pas gratuit”, mais le PDG a bon espoir qu’elle fonctionne car “après le covid, le grand public français qui était un peu réfractaire pour des raisons financières ou de sécurité sociale, commence à se dire qu’il est important de se prendre en main, d’appeler un psychologue”.
La santé au travail “en mode startup”
Jean-Pierre Camard s’est lancé dans l’aventure avec sa femme avec le site jeconsulteunpsy.com, en 2009, puis de Pros-Consulte. Ils investissent dans le domaine de la “santé connectée” ou de “l’e-santé” par envie “d’entreprendre un projet ensemble qui leur permet de concilier défi professionnel et cadre de vie idéal, en Bretagne”. “En mode start-up”, ils se lancent dans ce “challenge motivant (…) dans le grenier de la maison familiale”, encouragés dans leur démarche par la loi Darcos qui visait à “mobiliser les employeurs des secteurs privé et public sur la problématique du stress au travail”. En juin 2020, sous l’égide de la Banque publique d’investissement (BPI), ils réalisent par ailleurs une levée de fonds de 3 millions d’euros, utile pour développer comme il se doit de la santé connectée.
Ce qui motive le groupe, c’est la “tech” et l’innovation, soit disant au service de l’Humain, peut-on lire sur leur site web : “Pros-Consulte Group est un ensemble de solutions pour optimiser le bien-être et l’efficacité de vos équipes au travail, repenser vos outils de prise en charge, innover, disrupter et rendre fluide l’intégration de nouvelles technologies au service de l’Humain”, on se croirait à un concours de novlangue managériale. “Notre ambition est d’accompagner les entreprises et les psychologues dans le virage numérique, par la création d’outils et solutions numériques ergonomiques, simples d’utilisation et permettant une mise en relation instantanée et de qualité”, précisent-ils également.
Patrick Ange-Raoult, membre du Syndicat national des psychologues (SNP), n’est pas tendre avec le modèle proposé par le couple qu’il voit comme “une instrumentalisation commerciale des psychologues sur un marché. (…) La logique commerciale veut qu’on exploite la vulnérabilité d’un certain nombre de personnes pour en profiter pour gagner de l’argent, ce qui me semble problématique. (…) Je suis prêt à parier que les patrons de ce genre d’entreprise ne sont pas du tout psychologues, pour eux c’est un marché comme un autre”. En effet, bien qu’il propose un service d’accompagnement psychologique, Jean-Pierre Camard est loin d’être dans le domaine et n’a jamais fait d’études de psychologie, si l’on en croit son profil linkedin et d’un parcours professionnel…“en mode startup”.
Des millions d’euros pour des 0800
Dans l’art de se faire un max d’argent avec des numéros verts et sur le dos de la crise économique, sociale et sanitaire, Pro-consulte est battu à plate couture par Teleperformance, une multinationale qui vend, entre autres choses, ses services de relation client à 1000 entreprises. Elle gère en partie le numéro national Covid 19, le 0800 009 110, lancé par le gouvernement en mars 2020, en soutien au Service d’information du gouvernement (SIG) – dirigé par Michaël Nathan et rattaché à Matignon – pour le ministère de la Santé.
Si 2020 a été une année déprimante et catastrophique pour de nombreux français, elle a été florissante pour cette multinationale, qui lui permet “d’établir de nouveaux records de croissance”, a annoncé fièrement son PDG, Daniel Julien. Le patron a de quoi se réjouir, puisqu’il a lui-même vu sa rémunération augmenter de plus de 3,8 millions d’euros en 2020 pour atteindre plus de 17 millions d’euros, selon les documents financiers de la boîte, en partie grâce à l’augmentation du paquet d’actions qui lui ont été attribuées et la hausse du cours de ces actions.
Le chiffre d’affaires de l’entreprise a atteint 5,7 milliards d’euros, soit une hausse de 7% par rapport à son chiffre d’affaires de 2019. “Le leader mondial des services des entreprises en solutions digitales intégrées” a même intégré le CAC40 en juin 2020 et acquis une société américaine : Health Advocate, qui vend aux entreprises des “solutions digitales (…) dans le domaine de la gestion de la santé des consommateurs”. Teleperformance doit l’augmentation de son chiffre d’affaires en partie aux services fournis aux services publics (7%), et à la réception d’appels (75%). “Teleperformance est responsable de nombreuses opérations de numéros d’urgence et d’assistance mis en place par les gouvernements à travers le monde (16 pays aujourd’hui) pour lutter contre la Covid-19”, écrit l’entreprise.
L’Etat contribue plus directement au succès de l’entreprise en cette période de crise sanitaire grâce à 9,1 millions d’euros de subventions reçus en 2020, soit près de quatre fois le montant perçu en 2019. Une variation “principalement liée aux aides gouvernementales perçues dans certains pays pour faire face à la crise de la Covid-19 et ce, à hauteur de 7,3 millions d’euros”, explique Teleperformance. L’entreprise choisit d’en profiter pour accroître ses dividendes. Elle fait partie des entreprises du CAC40 épinglées par l’association Attac pour l’absence de contreparties en échange des aides publiques reçues lors de la crise sanitaire. Le montant des dividendes versés est passé de 109,8 millions d’euros en 2019, à 140,9 millions d’euros en 2020. Le principal actionnaire qui bénéficie de cette hausse : BlackRock Fund Advisors, dont vous avez sans doute entendu parlé lors de la mobilisation contre la réforme des retraites.
“La politique de distribution des dividendes” est “définie par le conseil d’administration”, indique le document d’enregistrement universel de Teleperformance. Au sein de ce conseil d’administration, on trouve un sénateur Les Républicains, Philippe Dominati, membre de la commission des finances du Sénat dont il a été vice-président d’octobre 2017 à octobre 2020.
3 millions d’euros par mois de la poche du contribuable
Combien ont coûté les prestations de Teleperformance et Sitel ? Dans un rapport parlementaire de mai 2020, annexé au projet de loi de finances, il est indiqué que “le SIG a été mobilisé par la gestion d’une plateforme téléphonique visant à informer la population sur l’épidémie, et sur les mesures prises par le gouvernement” et que “9 millions d’euros découlent de la mise en place de la plateforme téléphonique destinée à informer les citoyens, pour les premiers mois de service” (entre mars et mai 2020). Cela donne une idée du coût de ce numéro vert, environ 3 millions d’euros par mois, mais ne permet pas de connaître avec précision le montant reçu par Sitel et Teleperformance.
On ne trouve pas d’avis d’attribution de marché par le SIG ou le ministère de la Santé à l’entreprise Sitel, récemment acquise par Acticall qui appartient à la famille Mulliez. En revanche, on trouve un marché d’un montant de 400 000 euros pour 48 mois de prestation attribué par le SIG à Teleperformance en août 2020 pour la mise en place d’un call center destiné à compléter les centres d’appel ministériels s’ils se trouvaient débordés d’appels. Un montant qui fait dire au syndicat Sud de Teleperformance que cette cellule covid a été la “poule aux œufs d’or” pour l’entreprise. Mais ce montant est sans doute bien en deçà de celui versé aux sous-traitants pour la gestion du numéro vert covid national. Pour seulement un mois (reconductible), l’Agence régionale de Santé de Bretagne à prévu de verser 4 millions d’euros pour acheter les services de Teleperformance, afin d’assurer la gestion d’une “plateforme téléphonique de suivi des cas contacts et des cas confirmés dans le cadre du Covid-19”. On peut imaginer que la facture a également été salée pour le SIG…
Nous avons tenté de contacter à de nombreuses reprises le Service d’information du gouvernement pour obtenir des précisions sur les montants versés à Teleperformance et Sitel dans le cadre de la crise sanitaire, en vain.
“Ministère de la Santé, bonjour”
Pendant ce temps, le gouvernement continue de proposer des numéros à foison. Il y en a par exemple trois spécifiquement dédiés aux entrepreneurs et chefs d’entreprises, et un pour les télétravailleurs de TPE et PME. Mais attention aux effets d’annonce, car en réalité, celui proposé aux salariés est le numéro vert national covid du gouvernement (0 800 130 000), qui centralise les appels de l’ensemble de la population : soignants, étudiants, travailleurs, etc.
“Service d’information du gouvernement, bonjour”, répond un homme au bout du fil, lorsque nous composons le numéro. Il nous explique qu’il peut nous rediriger vers le service adéquat selon notre situation, ou bien répondre directement à nos questions si elles portent “sur le covid en général”. Par exemple, “combien de temps le virus reste sur une surface ? Sept à huit heures”, nous répond-il, se disant “en quelque sorte représentant du ministère de la Santé”, avant de nous quitter avec un “le ministère de la Santé vous souhaite une bonne journée !” tout en délicatesse et bienveillance.
Mais qui se cache vraiment derrière ce numéro et dans quelles conditions travaillent les salariés ? Christine*, déléguée syndicale des centres d’appel chez Sitel, était répondante au numéro vert covid lors du premier confinement, pendant un mois et demi. Lorsqu’elle recevait un appel, elle se présentait et enchaînait avec un “ministère de la Santé, bonjour !”. “Au risque de vous décevoir, il n’y avait pas eu de formation”, témoigne-t-elle. J’avais trois pages du gouvernement à lire. On se présentait comme ministère de la santé et nos réponses variaient en fonction de la demande.”
Ceux qui avaient “mal à la tête” ou “peur d’avoir le covid”, elle les renvoyait vers leur médecin traitant. Pour les questions sur les voyages, c’était vers les ambassades. Mais dans certains cas, “je répondais en fonction de mon ressenti”, confie Christine, car les pages qu’elle consultait pour répondre étaient “périmées : les infos sur le site étaient des infos du mois de mars, et on était en avril-mai, alors je donnais les infos en fonction de ce que je voyais à la télé”.
Elle se souvient avoir eu au téléphone “des personnes qui paniquent, mais on était dans le même état qu’eux ! On m’a dit que le mot d’ordre c’est de rassurer les personnes en ligne. Je répondais à des gens qui étaient dans un mal être, une souffrance énorme, qui avaient peur. Ils me demandaient par exemple s’ils devaient désinfecter les courses… Je répondais parfois complètement au pif. Il fallait prendre un max d’appel, c’est ce qu’on nous disait.”
Quant aux salariés des centres d’appels de Teleperformance, leurs conditions de travail ont fait l’objet de plusieurs mises en demeure par l’Inspection du travail, dans le cadre de la gestion du numéro vert covid 0 800 130 000, puis du numéro vert sur la vaccination, le 0 800 009 110, géré depuis janvier 2021. Des conditions de travail catastrophiques en call center qui se répètent et que nous avions déjà pu constater lors d’une précédente enquête.
Des intérimaires méprisés se cachent derrière ces numéros verts
D’abord en mars 2020, concernant son centre d’appel de Blagnac, en banlieue de Toulouse, qui recevait des appels du numéro vert covid national. Les observations de l’inspecteur du travail, dans un document que nous avons pu consulter, pointent le manque de nettoyage et de désinfection des postes de travail qui n’étaient pas nettoyés entre chaque rotation d’équipes, l’absence de gel hydroalcoolique et de lingettes désinfectantes, une distanciation insuffisante entre les salariés… Il rapportait également que l’employeur demandait aux salariés, “tous intérimaires, de signer une feuille de présence passant de main en main parfois avec le même stylo”.
“Cette inaction est de nature à exposer les salariés à un risque sérieux, grave et imminent d’atteinte à leur intégrité physique”, constate l’inspecteur. Les salariés et représentants du personnel l’avaient également alerté sur la présence sur site de salariés présentant des symptômes de covid-19, des salariés à risque exposés qui n’étaient pas en télétravail, l’employeur refusant selon eux “d’organiser le télétravail sur des activités qui seraient aisément compatibles avec une telle organisation”.
Quelques mois plus tard, une grande partie des salariés qui répondent au numéro vert concernant la vaccination sont en télétravail. Ils ont pour mission de guider les personnes éligibles à la vaccination pour leurs démarches et de prendre des rendez-vous pour les vaccins.
Cette fois, c’est au sujet de l’impossibilité d’entrer en contact avec ces salariés que les représentants syndicaux s’inquiètent. Selon Benjamin C., délégué syndical à Teleperformance et responsable d’équipe à Belfort, pour répondre à ce numéro sur la vaccination, “ils ne mettent que des salariés intérimaires qui utilisent leurs téléphones et ordinateurs personnels, tous en télétravail, avec aucune possibilité de les contacter”. Selon le syndicat Sud, le nombre de salariés recrutés en intérim pour cette cellule est presque équivalent à l’effectif total de Teleperformance en France, environ 2000, soit un doublement des effectifs en quelques jours…
Cette mise en demeure fait tâche pour un groupe qui se targue d’avoir mis “rapidement (…) 100 % des sites (…) en conformité avec les règles d’hygiène en vigueur dans le monde entier” et poursuivi l’objectif de préserver “la santé et la sécurité de l’ensemble des collaborateurs par la mise en œuvre d’une politique stricte de sécurité et d’hygiène sur l’ensemble des sites du groupe”.
En février 2021, dans une seconde mise en demeure que nous avons pu consulter, l’inspecteur du travail note à nouveau des insuffisances pour protéger les salariés de la contamination, et confirme que les salariés, “tous intérimaires, affectés sur l’activité SIG “vaccination” ne bénéficient pas” de la même “dotation” que les autres salariés placés en télétravail : ordinateur portable, casque audio et indemnisation de 2,5 euros par jour.
Aline* répondait à ce numéro vert vaccination pendant tout le mois de février. Elle a travaillé en intérim pour Teleperformance, après avoir répondu à une annonce qui “précisait qu’il fallait disposer de son ordinateur Windows personnel”. Sa mission démarre par une matinée de présentation avec une responsable “qui nous expliquait les formulations qu’on avait le droit d’utiliser ou pas, comme les défauts de langage, pour tendre vers le discours imposé”, raconte Aline.
L’après-midi, place à une série de formations en ligne, qu’elle juge infantilisantes et “sans rapport avec la mission”. Après avoir complété tous les modules, Aline commence à répondre aux appels, munie de son ordinateur et de son casque audio personnel. La procédure consiste à vérifier si la personne est éligible à la vaccination, et si c’est le cas, lui réserver un rendez-vous sur la plateforme Doctolib.
Le point sur lequel Aline aurait préféré être formée, c’est sur l’éligibilité à la vaccination et la gestion de la relation au téléphone. Pour obtenir un rendez-vous, il faut “avoir plus de 75 ans, être un soignant de plus de 50 ans ou présentant des comorbidités, ou bien souffrir de pathologies graves, décrit-elle. Mais on n’avait pas de formation là-dessus, et on pouvait pas forcément lier ce que nous disaient les gens à ce qui était écrit sur la liste des pathologies. Et puis, comment expliquer à une personne qui a le Sida qu’elle ne fait pas partie des personnes prioritaires ?”
Aline se retrouve prise entre deux feux : d’un côté, les “quatre minutes d’appel en moyenne” exigées par l’employeur qui leur rappelle qu’ils “ne sont pas SOS Amitié”. De l’autre, “des personnes très désemparées, âgées, avec lesquelles il faut passer du temps pour leur donner des explications et qui attendent aussi de nous qu’on fasse du social”.
“Précaire”, “remplaçable”, Aline ne connaît “pas vraiment [ses] droits”. Mais si elle a dû prendre le temps de signer de “multiples documents” pour donner des garanties à son employeur (“règlement intérieur à signer, droit à l’image, charte de présentéisme, accord de confidentialité…”), elle n’a en revanche “pas été informée de l’existence de syndicats”. Elle confirme également qu’elle n’a pas reçu sur son bulletin de salaire l’indemnisation de 2,5 euros.
Léa Guedj et Selim Derkaoui
Illustration d’Aurélie Garnier