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«On ne pourra pas rester durablement dans un système où l’enseignement supérieur n’a aucun prix pour la quasi-totalité des étudiants». Macron est lancé, dans le rôle qu’il préfère : celui du petit père fouettard du peuple, qui dit à ces réfractaires de Français que leur modèle social ne tient pas la route et qu’il « va falloir » en finir. Et pourquoi « on ne pourra pas » continuer à avoir un système qui n’a « aucun prix » pour les étudiants ? Parce que, nous explique le DG de l’entreprise France, « un tiers des étudiants sont boursiers et où, pourtant, nous avons tant de précarité étudiante et une difficulté à financer un modèle qui est beaucoup plus financé sur l’argent public que partout dans le monde pour répondre à la compétition internationale ».

La mauvaise foi macroniste est ici à son top niveau : on ne peut pas continuer avec des études gratuites (encore faudrait-il qu’elles le soient réellement, mais passons) et des bourses parce que trop d’étudiants restent pauvres. Le bon sens serait de répondre « peut-être que les bourses sont trop faibles par rapport au coût de la vie, au niveau stratosphériques des loyers, par exemple ? ». Mais ce bon sens nous est confisqué par la fausse évidence macroniste : non, c’est que « ça ne marche pas », donc il faut arrêter. Le président nous avait déjà fait le coup, souvenez-vous, avec la lutte contre la pauvreté. « On met un pognon de dingue dans les minima sociaux et les gens ne s’en sortent pas », avait-il déclaré à son bureau, en faisant plein de grands gestes frénétiques, en juin 2018, juste avant que le mouvement des Gilets jaunes ne lui pète à la tronche.

Mauvaise foi et pseudo évidences

C’est tout l’art des phrases incomplètes, premier procédé rhétorique du macronisme : « c’est notre projeeeet », a-t-il commencé par dire, au sujet de son programme présidentiel qui tenait sur 4 pages. Quel projet ? Pour quoi faire ? Pour qui ? Jamais le macronisme ne répond à ses questions. « On met un pognon de dingue dans les minima sociaux » ? “Dingue” par rapport à quoi ? Aux 40 milliards annuels qu’on injecte dans les entreprises privées, sans contrepartie ? Ah non, le RSA ne coûte que 11 milliards par an, et empêche les gens de crever, alors que les CICE, exonération de cotisations patronales et autres crédits impôts recherche ne produisent aucun effet en dehors de l’enrichissement des actionnaires, ce n’est pas la bonne comparaison. Par rapport à quoi alors ? Par rapport à l’idée qu’un bourgeois comme lui se fait de ce qu’il faut donner au pauvre : l’aumône.

De la même façon, les études « gratuites » dont il parle, pourquoi « on ne pourra pas [y] rester » ? Parce que c’est de l’argent public. Et que pour un type comme Macron, l’argent public pour les gens, ce n’est pas sain. Pour les entreprises et les actionnaires, oui, parce que « ça produit de la croissance et de l’investissement », mais pas pour les gens, c’est de l’argent perdu. Le flou autour de la formulation est volontaire : car qu’en est-il des enfants de bourgeois dont le contribuable finance bien davantage les études que celle des enfants de prolo ? Car oui, un étudiant en classe préparatoire coûte aux finances publiques en moyenne 15 052 euros contre 8 760 euros par an pour un étudiant à l’université. Un étudiant en grande école, là où le taux d’enfant issus de milieux favorisés atteint des sommets, nous coûte en 17 000€ (pour Sciences po) à 42 000€ par an (pour l’Ecole Normale Supérieure où non seulement les études sont gratuites mais en plus les étudiants sont payés, en échange de 10 ans d’engagement à travailler dans la fonction publique, ce qu’ils ne respectent plus depuis longtemps). Était-ce d’eux dont parlait Emmanuel Macron ?



Evidemment que non. Macron a prononcé sa petite leçon de choses lors de la récente Conférence des présidents d’universités. Pas des directeurs de grandes écoles. C’est bien la fac qui est dans son viseur. Mais comme d’habitude, il ne va pas jusqu’au bout de sa pensée qui est, « on ne pourra pas rester durablement dans un système où l’enseignement supérieur n’a aucun prix pour la quasi-totalité des étudiants d’origine modeste » : va jusqu’au bout de ta pensée, Manu, ne fais pas l’hypocrite.

Mais il n’en a pas besoin : son public était composé de présidents d’universités dont les enfants sont très probablement dans une grande école. Après tout, ils sont les premiers à savoir dans quelles conditions d’études lamentables les étudiants de fac sont laissés pendant leurs premières années, de façon à ce qu’ils partent d’eux-mêmes, ce que mes collègues enseignants-chercheurs, quand j’y travaillais, appelaient “faire de l’écrémage”. Il y avait dans son public quelques collaborateurs de ministre, des hauts fonctionnaires : bref, les gens qui l’écoutent savent bien que Macron ne parle pas de leurs enfants, qui vont continuer à profiter des largesses du contribuable, de ce système éducatif français où l’on dépense en moyenne deux fois plus pour les étudiants d’origine aisée que pour les autres : notre bourgeoisie a le culot d’appeler ça « élitisme républicain » alors que le vrai terme est « détournement d’argent public afin de creuser les inégalités scolaires » : ah c’est sûr que c’est moins joli. Face à lui, il y a aussi des journalistes, qui sortent majoritairement de formations élitistes, qui viennent majoritairement de milieux aisés et qui eux aussi savent bien que Macron ne parle pas de leur progéniture.

L’art d’inventer des nécessités techniques

Le pire avec ces gens-là, c’est que s’ils pensent tous dans leur for intérieur que financer les études des pauvres est une connerie mais que dépenser davantage pour les enfants de riche c’est super bien (c’est de « l’excellence »), ils n’auront aucun problème à soutenir qu’il faut une société « d’égalité des chances » où seuls le travail et le mérite payent : mais pourquoi donner autant de thunes publiques à vos enfants alors ? Ça ne risque pas de fausser la course ? Si, mais les bourgeois sont depuis leur origine les plus gros tricheurs de toute l’histoire de l’humanité.

Il n’empêche que tout l’art de la politique bourgeoise est là : plutôt que de nous dire « je ne veux pas qu’on continue à financer les études des enfants de la classe laborieuse et je préfère qu’on se concentre sur celles des enfants de riches parce que j’en suis un et que tous mes potes qui ont financé ma campagne le sont  », Macron nous dit « on ne pourra pas rester dans … blabla ». Ce n’est pas une question de volonté, c’est une question de capacité. Ce n’est pas qu’il ne veut pas, c’est que « ça ne marche pas ». Bref, il ne s’agit pas d’un choix politique mais d’un impératif technique, « on ne peut pas ».

La dernière fois que cet argument technique a été massivement utilisé, c’était lors de la dernière tentative de réforme des retraites, en 2019. L’allongement de la durée de cotisation, dans la bouche de notre classe dominante, « on ne peut pas faire autrement ». C’est un impératif technique. Pour cela, ils ont entouré la réflexion de tout un tas d’institutions chargées de donner une consistance sérieuse et technique à ce qui est en fait un choix politique de répartition des richesses : faire travailler plus longtemps les salariés plutôt que ponctionner davantage les actionnaires via des cotisations patronales. Et qu’importe si 25% des pauvres meurent avant 62 ans, et qu’en repoussant l’âge de départ à la retraite on va avoir encore plus de pauvres qui ne profitent jamais de ce pourquoi ils ont cotisé. Qu’importe que jamais les profits distribués n’aient été aussi importants, et qu’il soit donc tout à fait possible de rééquilibrer les choses sans faire s’écrouler toute notre économie. On aimerait bien, mais « on ne peut pas ».

En finir avec les lois et les débats 

J’ai compris la grande farce que constituent ces arguments techniques lorsque, jeune collaborateur parlementaire et un peu intimidé par les énormes dossiers chargés de graphiques et de chiffres qui accompagnaient chaque projet de loi, je me suis rendu à un grand baroud organisé par le Conseil d’Orientation des Retraites. Le COR, c’est un organisme créé sous Nicolas Sarkozy pour rendre des avis techniques sur l’avenir de notre système de retraite et faire en sorte « qu’enfin » on prenne des décisions raisonnées et raisonnables. Spoiler alert : le rôle du COR est donc de dire qu’il faut repousser l’âge de départ à la retraite. Chaque année donc, un rapport est rendu, qui donne toujours la même conclusion, quel que soit le contexte économique. Mais globalement, plus le chômage est élevé, plus il faut repousser l’âge de départ à la retraite (car il y a moins de cotisants). Merci le chômage. 

Je suis donc venu assister à une grande cérémonie où la presse est convoquée (elle écrira le lendemain : “le conseil d’orientation des retraites tire la sonnette d’alarme”), dans une grande salle sobre où l’on projette sur la scène un immense Powerpoint qui détaille 5 scénarios possibles, à grand renfort de spéculations sur l’avenir. J’ai compris en sortant que tout n’était qu’affaire de décor et d’ambiance : à la fin, normalement, personne n’a rien compris, surtout pas les journalistes. Mais le message essentiel est passé : « il faut réformer d’urgence notre système de retraite ». Et par réformer, on n’entend pas augmenter les salaires, réduire le chômage, augmenter les cotisations, mais bien baisser les pensions de retraites et augmenter la durée de cotisation.

Les hauts fonctionnaires de Bercy ont dû avoir une trique sévère quand le Président de la République a invoqué un « système de retraite par points ». Pensez-vous, plutôt que d’avoir chaque année un débat politique sur l’augmentation de la durée de cotisation, on aurait eu, si la réforme était passée, un système où chaque année des experts décident que le point vaut tant, parce que la croissance a été de X, que le chômage est de Y, la durée de vie est de Z, vous multipliez par douze, vous prenez la racine carré du total du loup, du renard et de la galette, vous faites un beau Powerpoint commenté par un polytechnicien antipathique en costume sombre et paf : les gens doivent cotiser plus longtemps et ce, sans avoir à voter la moindre loi pour cela ! Le pied absolu.

Hélas, ce fut la gueule de bois pour nos polytechniciens, énarques et autres crevards issus des grandes écoles : la politique s’est ramenée dans le débat, des manifestations ont eu lieu, le système par point a été dûment décrypté, notamment par des médias comme nous, et il est apparu à tous qu’il s’agissait d’une vaste arnaque. La bourgeoisie nous déteste, et Macron candidat à sa réélection prépare sa revanche.

Sa petite phrase contre l’université gratuite n’est qu’un teasing. Car nul doute qu’en finir avec la démocratisation de l’enseignement supérieur les fait tous kiffer. Ces masses d’étudiants en sciences humaines, en langues, en sciences de la nature qui venaient choisir leur vie, leur vocation, alors qu’ils pourraient aller en apprentissage dès 14 ans, comme le souhaite le candidat Zemmour pour les enfants de prolo, c’était tout bonnement insupportable. Certes, le système de prépas et des grandes écoles, les facs atrocement sélectives comme le droit et la médecine, garantissaient à la bourgeoisie une mainmise sur les postes à responsabilité. Mais tout de même, ces gens qui revendiquent des connaissances autres que celles que l’on réclame à leur poste de travail leur était insupportable. Je me souviendrai toujours de cette discussion avec un « grand bourgeois », comme il se définissait lui-même, qui venait promener son chien sur la place de la République à Paris pendant le mouvement Nuit Debout et qui m’avait dit, l’écume aux lèvres « je n’en peux plus de ces déchets de l’université-poubelle » pour parler des manifestants.

L’apprentissage et le travail pour les enfants de pauvres, la connaissance et la liberté de choix pour les enfants de riches

Derrière le « on ne pourra pas rester dans un système… » de Macron,  il y a ce cri du cœur de la bourgeoisie qui ne veut plus, qui ne supporte plus d’avoir à payer pour des gens qui ne sont pas purement aux ordres de l’économie capitaliste. D’où l’appétit que toute notre classe politique a pour « des études professionnalisantes » : ils n’ont que ce mot à la bouche, car ce qu’ils fantasment tous c’est un monde où tous les jeunes non-bourgeois seraient assignés à une entreprise dès leur plus jeune âge et y apprendraient la discipline de la soumission. “C’est mieux pour eux”, commentent en général le bon bourgeois qui préconise la généralisation de formations courtes, de l’apprentissage à 13 ans, de tous ces systèmes où il n’enverrait jamais ses gosses : de nos jours, on voit d’un très bon oeil que Gonzague, 33 ans, se lance dans la restauration de meubles anciens, mais seulement s’il a fait HEC. Mais les pauvres c’est différent, “ils ne se plaisent pas à l’école”, c’est leur rendre service que de dézinguer le peu de voies d’études dont ils peuvent disposer. Au passage, notons que le développement massif de l’apprentissage (qui atteint des sommets ces dernières années) est aussi une bonne façon de lier exclusion du système scolaire et enrichissement du patronat français : car la main-d’œuvre en apprentissage est massivement subventionnée, et coûte donc très peu cher aux entreprises !

C’est à cause de ce raisonnement paternaliste et capitaliste que mon cousin J. a été complaisamment envoyé par son collège en apprentissage, en dépit de ses envies diverses et indéfinies, comme tout adolescent de son âge. Là-bas, on lui apprend la discipline, le dévouement au travail : il y a 6 mois, son patron l’a traité de « merdeux » parce qu’il avait obtenu d’un médecin généraliste un arrêt de travail après qu’il eut le dos bloqué. J., depuis quelques mois, se rebelle. Il ne veut pas être artisan toute sa vie alors même que c’était le scénario idéal que le système éducatif avait choisi pour lui. Mais il est déjà trop tard, pour lui, le système s’est déjà verrouillé : un conseiller d’orientation lui a fait comprendre que la fac « ce n’était pas pour lui ». Ah bon ? Mais moi je les paye mes impôts, et le paye ce système éducatif, pourquoi mon cousin ne pourrait-il pas en bénéficier pour choisir sa vie ? Pourquoi, dans son cas, c’est l’apprentissage qui a été choisi à la première baisse de ses résultats scolaires alors que pour n’importe quel enfant bourgeois tout son environnement social se serait mobilisé pour qu’il se ressaisisse, et hop les cours particuliers, et hop l’école privée, et hop la prépa, et hop Sciences po. Cerise sur le gâteau, une fois parvenu au sommet, on dira de l’enfant de bourgeois qu’il aura eu du « mérite » et qu’il ne doit son succès qu’à lui-même. Et moi, citoyen contribuable, c’est pour lui, qui a déjà tout, que je devrais payer, et non pour les jeunes comme mon cousin, qui n’ont donc déjà plus, à 16 ans, de loisirs, de temps libre, de liberté d’essayer, d’apprendre, d’échouer, bref de choisir leurs vies ?

Eh oui. Tout comme on nous demande de payer pour subventionner notre patronat, notre actionnariat, on nous demande de payer pour financer les études de leurs enfants.

C’est un choix politique, ce n’est pas une nécessité technique. D’ailleurs, c’est même moins qu’un choix politique, ce à quoi on assiste, et ce que Macron voudrait qu’on amplifie en coupant les vivres aux « universités-poubelles » que mon « grand bourgeois » de Nuit Debout déteste tant. Car la politique implique des décisions collectives, qui ont une portée générale, qui s’inscrivent dans une perspective large. Or, ce qu’ils veulent pour nous, pour nos enfants et pour les leurs, provient d’une décision parfaitement égoïste, uniquement liée à leurs intérêts de classe, au maintien et aux renforcement de leurs privilèges : ce n’est pas une décision politique, c’est une décision bêtement, étroitement, lamentablement bourgeoise.

Non, décidément, on ne pourra pas rester durablement dans un système politique et social où nos vies n’ont aucun prix pour ceux qui nous dirigent et prétendent nous représenter. 


Nicolas Framont