La mascarade de la Nupes est montée en intensité ces derniers mois. Il n’y aura a priori pas de liste commune aux Européennes. Rassurons-nous : tout le monde s’en fout. Ces élections n’ont jamais intéressé personne. Le taux de participation y est dérisoire. Ce qui est plus grave aujourd’hui, c’est que le sujet de l’Europe en général a quasiment disparu à gauche depuis la fin des années 2010, alors qu’il a été structurant pendant des décennies. Pourtant, mettre en œuvre un programme de rupture sociale dans le cadre des traités européens est toujours impossible. Même le projet social-démocrate de la Nupes de 2022 était inapplicable. La gauche est nulle sur les questions européennes. Elle l’a toujours été. On vous explique pourquoi.
Les élections européennes ne servent pas à grand-chose, car les pouvoirs du Parlement européen sont très limités. Dommage, car c’est la seule institution de l’Union européenne dont les représentants sont élus au suffrage universel direct. La Commission européenne (en quelque sorte le gouvernement de l’Union européenne) a le monopole de l’initiative et de la mise en œuvre des directives et règlements européens. Les députés européens peuvent, comme le précise le traité de Lisbonne, « à la majorité des membres qui le composent, demander à la Commission de soumettre toute proposition appropriée sur les questions qui lui paraissent nécessiter l’élaboration d’un acte de l’Union pour la mise en œuvre des traités ». Mais la Commission n’a aucune obligation d’accepter ces demandes…
Pour exister, les députés européens peuvent multiplier les rapports d’initiatives, les résolutions, etc., mais cela n’a aucun impact sur le quotidien des populations européennes. Certes, certains sujets sont soumis à la codécision du Parlement et du Conseil européen (où siègent les États directement) et il a, sur les autres sujets, une capacité à amender les textes de la Commission. Mais, avec seulement 37 députés sur un total de 177, le groupe où siège la France Insoumise (GUE/NGL) ne peut pas faire grand-chose : c’est le plus petit groupe du Parlement européen, qui est dominé par les partis bourgeois. Il a néanmoins contribué à des avancées importantes : le 1er juin dernier, les eurodéputés ont adopté une directive sur le devoir de vigilance, dont l’objectif est d’imposer aux multinationales des mesures nécessaires afin d’identifier, prévenir, faire cesser et réparer les atteintes aux droits humains et à l’environnement, y compris celles commises par leurs sous-traitants. Le processus législatif est encore parsemé d’embûches : il y a désormais des négociations entre les trois institutions européennes (le Conseil, le Parlement et la Commission) qui pourraient vider le texte de sa substance. Autre avancée intéressante, mais qui en est au même stade : la présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes numériques, votée par le Parlement européen en février dernier, qui pourrait menacer le modèle Uber. L’accord entre les États membres est encore loin d’être trouvé.
Les élections européennes devraient être un moment de politisation sur un programme national de rupture
Les élections européennes ne sont donc pas un moment où les partis peuvent brandir un programme qui sera appliqué par leurs députés, car ils n’auront quasiment aucun moyen de réaliser des avancées sociales. Dès lors, ces élections devraient être un moment de politisation, utilisant ce temps politique pour mettre en avant le programme global que mettrait en œuvre un gouvernement national de rupture avec le capitalisme. Inutile de faire semblant que les élections européennes serviront à quelque chose ; servons-nous plutôt de ce moment de campagne électorale pour mettre en avant une véritable stratégie d’émancipation de ces institutions.
Malheureusement, ça n’est jamais le cas. Prenons les dernières élections européennes de 2019, sur l’affiche de campagne de la FI, aucun mot d’ordre. À part surfer sur la popularité de Jean-Luc Mélenchon, rien à se mettre sous la dent. Le programme était du même ordre : une liste de choses que devrait faire l’Europe et qu’elle ne fera jamais, car il faudrait l’unanimité des Etats-membres. Certains titres de partie étaient alléchants, par exemple : « Plus aucun sacrifice pour l’euro ». En lisant cela, on pourrait croire que la sortie de l’euro est envisagée. Pas du tout ! Il s’agissait juste comme à chaque élection de « mettre fin à la toute-puissance et à l’indépendance de la Banque centrale européenne, modifier ses missions et statuts pour financer l’emploi et la transition écologique, autoriser le rachat de la dette publique directement aux États et aux banques publiques d’investissement ». Pour mettre en place ces mesures, il faudrait l’unanimité des Etats-membres, pour modifier notamment les articles 123 et 127 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, qui interdit à la BCE de prêter directement aux États (elle ne fait que racheter des titres de dettes déjà existants). Cela n’arrivera pas, sauf à croire, que, par magie, simultanément, la gauche de transformation sociale gagnerait les élections dans tous les Etats-membres. L’introduction du texte est plus intéressante, évoquant rapidement le fait de désobéir aux traités européens au détour d’un paragraphe, sans doute pour ne pas trop frustrer certains militants informés sur ces questions.
La situation est encore pire aujourd’hui. Pour essayer vainement de maintenir sous perfusion la Nupes, certains dirigeants politiques ont mis en avant l’accord des jeunes de la Nupes sur un programme européen, il y a quelques semaines. Problème : ce texte signé par les Jeunes d’EELV, les jeunes socialistes (ça existe, des jeunes socialistes ?), les jeunes insoumis et les jeunes Générations (c’est quoi ?) est d’une totale indigence. Un petit contrôle-F pour checker ce qui est dit sur la désobéissance aux traités : rien. La stratégie c’est plutôt d’« Opérer un choc de démocratie en convoquant une Convention européenne pour la révision et la réécriture des traités européens, construite avec les Parlements nationaux et le Parlement européen, associant les forces vives et mouvements populaires du continent. ». Magnifique, on dirait du Macron, avec ses états généraux bidons. Aucune leçon n’a donc été tirée du passé. L’enfer vécu par les Grecs, ruinés par la Troïka (alliance de la Banque centrale européenne, de la Commission européenne et du Fonds monétaire international), car ils avaient osé prétendre pendant quelques semaines, en 2015, mettre en place des réformes de gauche, semble complètement oublié. La gauche continue à faire croire que si elle accédait au pouvoir, le jeu de la négociation internationale suffirait pour appliquer son programme.
Rompre avec l’Union européenne : une nécessité pour appliquer un programme s’attaquant aux privilèges de la bourgeoisie
Il faut admettre que la question de l’Europe est très difficile à aborder pour les forces de gauche. Électoralement, juste évoquer une sortie de l’euro est déjà dangereux. En effet, pour les populations, la monnaie est à la fois d’une grande complexité théorique (les mécanismes de la création monétaire étant peu intelligibles pour le grand nombre) et d’une grande simplicité dans son utilisation au quotidien par chacun. Le rapport concret qu’entretient le peuple avec sa monnaie entraîne un certain nombre de peurs et de confusions quant aux conséquences d’une sortie de l’euro. Les enquêtes d’opinion montrent que la majorité des Français sont opposés à un tel projet, mais ce refus ne vient pas d’une compréhension précise des enjeux qui y sont liés. Selon l’Eurobaromètre, réalisé par Bruxelles en 2022, 69 % des Européens pensent que la monnaie unique est positive pour leur propre pays. L’argent déversé par la Banque centrale européenne en rachat de dettes publiques pour soutenir l’économie au moment du Covid-19 donne l’impression à beaucoup que son rôle est positif. Mais elle ne l’a fait que parce qu’elle a considéré que la faillite de nombreuses entreprises coûterait en réalité plus cher que ces aides publiques. Et elle cherchait à préserver les intérêts de la bourgeoisie ; il est inimaginable qu’elle fasse la même chose pour soutenir un programme de dépenses publiques massives comme celui de la FI.
Pour les formations politiques de gauche, la sortie de l’Union européenne ne peut pas être un enjeu stratégique se suffisant à lui-même, car elle peut être réalisée en vue d’intérêts très différents, comme le Brexit l’a montré, l’immigration ayant été un sujet central dans le référendum, beaucoup plus que les enjeux sociaux. Mais en même temps, elle détermine l’application des programmes politiques, ce qui devrait imposer aux partis et aux candidats aux élections de se positionner clairement sur le sujet.
En effet, les montants de dépenses publiques prévues par le programme de la FI sont incompatibles avec les traités. En cas d’arrivée au pouvoir, si Jean-Luc Mélenchon, ou son successeur, tentait d’appliquer son programme, la Banque centrale européenne remonterait les taux d’intérêt pour bloquer la politique de relance, et le surcoût pour la France compenserait les nouvelles recettes fiscales mises en œuvre par le programme économique de la FI. De plus, les marchés financiers, qui détiennent la majeure partie de la dette française, remonteraient leurs taux pour couvrir le risque de non-remboursement de la dette, comme ils l’ont fait en Italie lors de la victoire de la coalition constituée par le mouvement 5 étoiles et la Ligue en 2018 qui a dû abandonner une grande partie de son programme, comme par exemple l’amélioration du système des retraites.
Pour financer le déficit créé par la politique de dépenses publiques proposée par la FI, il faudra donc sortir de l’Euro pour reprendre la main sur la politique monétaire et ainsi s’endetter à des taux très faibles auprès de la Banque de France. Cette nouvelle souveraineté monétaire permettra dans le même temps de dévaluer la monnaie (baisse de la valeur de notre monnaie par rapport à celle des pays étrangers), pour ainsi compenser à l’exportation la hausse des prix de nos produits/prestations dûe à la politique de hausse salariale qui sera mise en place, via l’augmentation des salaires bruts et la diminution des exonérations de cotisations patronales.
C’est nécessaire pour ne pas se retrouver dans l’impasse volontaire qui a amené au “tournant” de la rigueur en 1983 en France, lors duquel le choix de rester dans le système monétaire européen a empêché le gouvernement de dévaluer suffisamment sa monnaie pour améliorer sa balance commerciale. Il faudra également mettre en place un protectionnisme aux frontières de la France pour, par exemple, surtaxer les produits et services importés par les entreprises qui auraient délocalisé leurs productions, ce qui nécessite une sortie de l’Union européenne.
Il est impossible pour des candidats aux élections nationales d’afficher un programme très précis sur ces sujets pourtant fondamentaux, car les marchés financiers anticiperaient alors les ripostes possibles (fuite des capitaux, hausse des taux d’intérêt, etc.) en cas d’arrivée au pouvoir. Mais, en même temps, il est souhaitable que ces candidats disent clairement qu’ils sont prêts à sortir de l’Union européenne et qu’ils ont la méthode pour le faire, car il leur sera ainsi plus difficile d’abandonner le programme pour lequel ils ont été élus au moment de l’affrontement inévitable avec la Troïka. Organiser une potentielle sortie de l’Union européenne est indispensable, mais elle implique des mesures unilatérales et nationales apparaissant pour beaucoup comme contraires à l’idéal européen et internationaliste de la gauche de transformation sociale. Cet idéal est tout à fait noble, car la concurrence entre les pays dessert les populations. Et une Europe sociale serait évidemment beaucoup plus en capacité de soutenir un modèle favorable aux populations qu’un pays seul. Mais, malheureusement, cette Europe sociale n’aura jamais lieu, il est temps de se rendre enfin à cette évidence et de sortir du piège dans lequel Mitterrand a enfermé la gauche française lorsqu’il a privilégié l’Europe à l’application de réformes sociales pourtant promises aux Français.
Le prétexte internationaliste cache des enjeux politiciens
Le prétexte internationaliste cache en réalité le plus souvent bien d’autres enjeux. Par exemple, si le Parti communiste français refuse depuis toujours toute sortie de l’euro, c’est notamment parce qu’il sait bien que s’il s’orientait vers cette direction, plus aucun accord avec le Parti socialiste, y compris localement, ne serait possible. Si la FI le refuse désormais aujourd’hui, et ose à peine évoquer le terme de désobéissance aux traités, c’est pour la même raison. Une fois arrivée en tête de la gauche, la FI s’est donné pour vocation de rassembler pour devenir majoritaire, et pour avoir des accords avec le PS, il était impossible de mettre en avant un programme trop radical concernant l’Europe.
Cela n’a pas toujours été le cas. La question monétaire a été structurante pour le précédent parti fondé par Jean-Luc Mélenchon, le Parti de Gauche. Sa volonté était d’être à la fois un parti de gouvernement et un parti révolutionnaire. C’était ambitieux, mais l’intense travail pour le doter d’un programme sérieux œuvrait en ce sens. Sa commission économie, que je coordonnais à l’époque, travaillait beaucoup sur les conséquences d’une désobéissance européenne et d’une sortie de l’euro. Petit parti, nous courions peu de risques électoraux à avancer sur ces sujets, mais cela nous attirait tout de même les foudres de la doxa dominante.
Je me rappelle en particulier de la veille du congrès du PG de 2013 où Jean-Luc Mélenchon a publié un communiqué, sans doute pour montrer aux congressistes qu’il était prêt à avancer sur cette ligne, indiquant qu’entre l’euro et la souveraineté du peuple, il choisirait toujours la souveraineté du peuple. Lors du même congrès, le regretté François Delapierre s’en était pris aux « 17 salopards de l’Europe » qui avaient décidé à l’époque de couper les liquidités à Chypre. Le système médiatique avait réagi immédiatement à ces prises de position du PG. Delapierre et Mélenchon ont été très vite accusés d’antisémitisme (le gouvernement et les médias employaient comme aujourd’hui cette méthode pour déstabiliser les partis qui s’opposaient à eux), car Pierre Moscovici était listé dans les salopards et selon Mélenchon, « ne pense pas français, il pense finance internationale » (un terme qui d’ailleurs mérite d’être abandonné vu les mauvaises interprétations qui peuvent en être faites). Le sujet de l’Europe est toujours tendu. De nombreux militants ont peur d’être ramenés au nationalisme, ou d’apparaître proches des thèses du Rassemblement national, qui pourtant ne prône pas la sortie de l’Union européenne, ni même de l’euro. Concernant Mélenchon, plus spécifiquement, il y a un attachement sentimental à François Mitterrand, qui l’empêche de critiquer réellement son bilan désastreux concernant Maastricht.
Le Parti de Gauche avait toutefois abouti à des avancées politiques importantes, qui se sont cristallisées lors du sommet international du plan B à Paris en février 2016. La mise en avant d’un plan A et d’un plan B avait été l’issue d’un compromis politique au sein du parti entre les tenants d’une sortie de l’euro et les défenseurs d’une ligne moins “radicale”. Le texte du congrès de 2015 du Parti de Gauche indiquait comme ligne officielle du parti une désobéissance immédiate aux traités européens pour appliquer le programme pour lequel la FI aurait été élue et pousser à une renégociation des traités (plan A). Si cela n’entrainait pas une refonte des traités, la France serait sortie de l’euro et de l’Union européenne (plan B). Cette ligne a été totalement modifiée lors de l’élaboration du programme de Jean-Luc Mélenchon en 2017. Le plan A est devenu « Proposer une refondation démocratique, sociale et écologique des traités européens par la négociation » (la soupe de l’Europe sociale vieille comme le Parti socialiste). Le plan B prévoyait encore des réformes de ruptures, mais la stratégie était vidée de son sens. Sans désobéissance immédiate aux traités, aucune refondation de l’Europe n’est sérieusement envisageable. Sans crise politique majeure, rien ne changera. L’Union européenne est un régime autoritaire, qui ne supporte aucune opposition démocratique, comme l’ont douloureusement appris les Français lorsque leur vote, lors du référendum de 2005, n’a pas été pris en compte.
Plus un parti se rapproche du pouvoir, plus il s’institutionnalise, et se ramollit sur la question européenne. La FI n’y a malheureusement pas échappé. L’Europe sociale brandie dans tant de campagnes électorales n’adviendra pas par les élections. Seule une mobilisation massive de la population française, par les grèves, par le sabotage, par la pression qu’elle est capable de mettre sur sa bourgeoisie et sur son gouvernement, par le risque qu’elle sait leur faire courir, pourra esquisser une autre voie. Détournons-nous sagement de ces élections européennes et tournons les yeux vers l’essentiel : le véritable pouvoir réside dans notre force collective.
Guillaume Etiévant