Il arrive parfois que subsiste dans un certain imaginaire populaire l’image de “l’étudiant bourgeois”. Cet imaginaire ne se fonde pas sur rien : dans les années 1960 (date du début de la massification de l’enseignement supérieur) les étudiantes et étudiants sont majoritairement d’extraction bourgeoise. Encore aujourd’hui on donne beaucoup de visibilité aux grandes écoles où la bourgeoisie est très majoritaire. Toutefois les réalités étudiantes ont fortement changé : de plus en plus de jeunes accèdent aux études supérieures, alors même que l’université répond moins bien aux besoins patronaux. Le résultat est qu’il y a désormais en France des centaines de milliers d’étudiantes et d’étudiants, issus des classes moyennes et populaires, qui doivent conjuguer pauvreté, travail dans de mauvaises conditions tout en tentant de réussir leurs études, sans savoir quelles seront leurs perspectives à la sortie.
Une enquête du collectif étudiant Le Poing Levé sur la précarité étudiante, réalisée dans toute la France pendant 4 mois, avec un échantillon de plus de 6 000 étudiants, vient jeter, dans son rapport d’une soixantaine de pages, une lumière crue sur cette réalité. On y apprend que 85% des étudiantes et étudiants de cet échantillon vivent dans la pauvreté alors même que plus de la moitié travaillent en plus de leurs études. Ce que l’on y découvre aussi c’est que la précarité étudiante n’est pas vraiment un dysfonctionnement mais bien un mécanisme qui permet de justifier la sélection tout en ayant une main d’œuvre plus flexible et adaptable, qui tire vers le bas les salaires en général. Ce rapport a parfois fait écho à ma propre expérience passée d’étudiant boursier, ayant dû emprunter pour financer la fin de mes études et ayant vécu dans des conditions de logement souvent insalubres (invasions de souris, de cafards, de fourmis…) et nombreuses et nombreux sont celles et ceux qui s’y reconnaîtront également.
Nous avons également pu échanger avec Erell, étudiante en histoire à l’université de Rennes et membre du collectif, qui a participé à la collecte des données. Elle nous explique la méthode mise en place pour s’assurer de la rigueur de l’enquête : tout d’abord sa répartition nationale, qui couvre les principales académies françaises sur l’ensemble du territoire afin de prendre en compte les disparités locales. Ensuite les lieux de récolte des données : dans les amphithéâtres, dans les Crous, les cités U… bref dans tous les endroits qui sont fréquentés par les étudiantes et les étudiants. C’est ce qui a permis d’obtenir des échantillons représentatifs. Le collectif s’est enfin assuré d’avoir en plus d’un volet quantitatif (les statistiques) un volet qualitatif : un ensemble de témoignages et de réponses à des questions ouvertes. Il mettra bientôt très prochainement à disposition les données scientifiques brutes.
La pauvreté est massive chez les étudiantes et étudiants
85% des étudiants sont pauvres, c’est-à-dire qu’ils vivent avec moins que le seuil de pauvreté fixé à 60% du revenu médian, soit 1158 euros par mois. Le budget des étudiants est deux fois moins inférieur, c’est-à-dire environ 626 euros par mois.
Ce chiffre monte à 718 euros lorsque l’on prend la moyenne des revenus de l’ensemble des étudiantes et étudiants qui ont quitté le foyer familial, mais reste bien en dessous du seuil de pauvreté.
On comprend mieux pourquoi Macron avait fait rire jaune les jeunes quand il avait affirmé savoir ce qu’était “boucler une fin de mois difficile” car il aurait vécu, quand il était “adolescent”, avec seulement “1000 euros par mois”…
L’inflation, de 5,2% cette année, a donc eu un impact majeur sur cette population. Les “produits alimentaires ont augmenté de 23,7%, d’après l’Insee”, allant jusqu’à “36% pour les pâtes”. Un étudiant ne dépensant en moyenne que 165 euros par mois pour se nourrir, 85% d’entre eux ont dû réduire leur consommation. Tout cela alors que les bénéfices des grosses entreprises de l’agro-alimentaires se sont envolés…
Les transports, que nombreux étudiants et étudiantes doivent prendre pour retrouver leurs familles, ont également fortement augmenté. En plus de l’essence, “les billets de train SNCF ont augmenté de 20% en moyenne par rapport à 2015” souligne Le Poing Levé.
Le niveau de pauvreté chez les étudiantes et étudiants est tel qu’il a même fini par percer la carapace des médias mainstreams, où celui-ci s’est matérialisé par les fameuses images de queues devant l’aide alimentaire. Loin d’être marginal, il s’agit d’un vrai phénomène : près de 18% des étudiantes et étudiants y ont déjà eu recours comme le montre le rapport. Erell évoque la situation à la fac de Rennes 2 : “on a plusieurs systèmes de distribution alimentaire qui sont mis en place. Ils sont blindés à chaque fois. Le dernier a distribué 3 tonnes de nourriture mais n’est pas parvenu à donner des colis alimentaires à l’ensemble des étudiants qui faisaient la queue”.
Le logement est de plus en plus difficile d’accès
Une des principales difficultés matérielles chez les étudiantes et les étudiants est, comme chez les pauvres en général, l’accès au logement.
Les loyers sont de plus en plus élevés alors même que les demandes des propriétaires sont de plus en plus délirantes : “les propriétaires exigent généralement des revenus qui soient égaux à trois fois le montant de la location” rappelle, à raison, le rapport, cette exigence s’appliquant ici le plus souvent aux parents des étudiantes et étudiants. Dans la réalité : “le loyer et ses charges représentent en moyenne 72,8% du budget d’un·e étudiant·e.”
Pourtant cette augmentation des loyers n’est pas en lien avec un manque de logements : “Les logements vacants représentent 8,2% du parc immobilier français (plus de 3 millions), un chiffre en constante augmentation depuis 1968.”
Alors on pourrait se dire que cela ne touche que des zones peu denses et urbaines, mais non : “Rien qu’à Paris les logements vacants sont au nombre de 368 924 (Observatoire des Territoires, 2020)”.
Erell insiste sur un des chiffres du rapport : 11% des étudiantes et étudiants ont été ou sont actuellement sans logement, donc..SDF. Étudiante à Rennes, elle-même a été confrontée à ces difficultés : “j’ai déménagé à Rennes en septembre, j’ai trouvé un appartement en décembre (…) c’est tout bonnement impossible si tu ne connais pas quelqu’un qui loue un logement, si tu n’as pas un carnet d’adresses…”. Erell avait déjà vécu à Rennes en 2017 et payait 380 euros par mois pour un 25m2. Dans le même quartier aujourd’hui la location d’un 14m2 coûte dans les 500 euros par mois. En effet, dans cette ville bretonne, la situation du logement est particulièrement catastrophique : “depuis la crise sanitaire, il y a une tension énorme sur le logement. En septembre 2023 nous faisions partie des principales villes en tension avec Paris et Lyon”. C’est donc dans cette ville qu’à la rentrée des étudiantes et étudiants étaient contraints de dormir en camping.
Les prix des loyers obligent également les étudiantes et étudiants à chercher à se loger loin de leurs lieux d’études. En région parisienne, par exemple, “plus d’un tiers des étudiant·es (…) font plus d’une heure de trajet rien qu’à l’aller.”
Si avoir un logement est déjà une chance, cela ne nous dit rien du-dit logement qui dans le cas des étudiantes et des étudiants se résume le plus souvent à une chambre exiguë : “20% d’entre elles et eux font état de moisissures dans leur logement tandis que 12,43% des étudiant·es disent devoir faire face à des invasions de nuisibles” (souris, cafards, punaises de lit…). Près de la moitié disent avoir un logement mal isolé : les étudiantes et étudiants ont donc froid en hiver, d’autant plus que près de 70% d’entre elles et eux ont dû réduire leur consommation d’électricité face à l’envolée des prix.
Extrait du rapport du Poing Levé
Mélyssa, habitante dans une résidence étudiante du Crous de Saint-Denis dans le 93, témoigne : “Il y a des souris. Je dois aussi mettre du scotch double en dessous de ma porte pour éviter qu’un maximum de cafards ne rentrent.”
Des impacts extrêmement néfastes sur la santé mentale
Nous le disons maintenant souvent à Frustration : la santé mentale n’est pas qu’une affaire individuelle, personnelle, elle est bien souvent collective, conditionnée aux conditions de travail, aux conditions d’études, à la pauvreté, au sexisme ou au racisme.
Le Poing Levé s’est donc aussi intéressé à la santé mentale des étudiantes et des étudiants. Le constat est sans appel et alarmant : “82% des étudiant·es sondé·es déclarent se sentir anxieux·ses ou angoissé·es”.
Extrait du rapport du Poing Levé
Les étudiantes et les étudiants travaillent
Contrairement aux clichés réactionnaires de l’étudiant qui ne serait qu’oisif et fêtard, les étudiantes et les étudiants sont près de 54% à travailler à côté de leurs études (intérimaires, CDD, vacataires, auto-entrepreneurs…). Ils travaillent dans des secteurs tels que l’aide à la personne, “la vente ou la restauration; la manutention, logistique et livraison; l’accueil et l’hôtellerie.” Pour 12% d’entre elles et eux, leur activité n’est pas déclarée.
Les étudiants-travailleurs y consacrent en moyenne 15 heures par semaine mais la majorité considère que cela n’est pas suffisant pour subvenir à leurs besoins et les 3 quarts d’entre eux vivent sous le seuil de pauvreté.
Le rapport cite quelques témoignages comme celui de Jeanne, étudiante à Metz : « Je vis sur les économies que j’ai réalisé quand j’ai travaillé 6 mois en usine après avoir été contrainte de faire une pause dans mes études à cause de ma situation financière”
Le réel objectif des alternances, stages et apprentissages : la “flexibilisation” du travail et la baisse des salaires
Le rapport revient sur les autres formes de travail, et notamment sur le cas de l’alternance, que beaucoup de jeunes choisissent pour des raisons financières. En effet “l’alternance permet au patronat de bénéficier d’une main d’œuvre adaptée à ses besoins et moins chère que celle déjà en poste, tout en offrant une stabilité financière relative aux étudiant·es en leur permettant de combiner de façon plus viable leur activité professionnelle et leur formation universitaire.” Comme le note la Dares, en 4 ans, le nombre d’étudiantes et d’étudiants en alternance a doublé.
S’agissant des stages, Le Poing Levé rappelle que “l’étudiant·e stagiaire ne touche « ni salaire, ni rémunération, ni indemnité” mais une gratification d’un minimum de 4,35€/heure si le stage est supérieur à 2 mois consécutifs. Mais il y a des exceptions à la baisse comme pour les “étudiant·es infirmier·es” : “leurs indemnités de stage s’élèvent entre 1,30 et 1,70 euro de l’heure, soit 36 euros par semaine en première année.”
Comme dans nos articles sur le stage, Le Poing Levé a bien identifié l’objectif réel de ces stages sous-payés qui sont de plus en plus nombreux : “faire pression sur les revenus et salaires de l’ensemble des travailleur·euses.”.
Sur les apprentis enfin, le collectif de jeunesse rappelle qu’un “en première année d’apprentissage, un·e apprenti·e entre 16 et 17 ans ne touchera que 27% du SMIC” alors même qu’il s’agit d’un dispositif aidé par l’Etat avec “6 000 euros d’argent public par contrat d’apprentissage et par an qui sont versés à l’entreprise.”.
Pour le Poing Levé, le moyen de limiter cette mise en concurrence des travailleuses et travailleurs en poste avec des jeunes précarisés et insécurisés est la même que celle proposée en alternative à l’interdiction des stages dans notre texte : obliger l’apprentissage et les stages à être au smic horaire.
Un système d’exclusion des classes populaires
Ce que montre également le rapport du Poing Levé c’est à quel point les études supérieures, bien que sous des modalités différentes d’il y a cinquante ans, restent un système d’exclusion des classes populaires loin des mythes autour du mérite que nous vend la classe dominante.
Ainsi, les boursiers sont deux fois plus nombreux que les non-boursiers à avoir pensé à arrêter leurs études pour raisons financières. Et parmi ces boursiers, ceux qui travaillent sont encore plus nombreux à avoir pensé à arrêter pour cette raison là, car conjuguer travail et études est extrêmement difficile et a souvent des conséquences néfastes sur les résultats. Comme le constate le rapport : “on observe que plus les heures de travail sont élevées, plus les étudiant·es ont considéré l’interruption de leur formation. Autrement dit, la précarité est une source de sélection au sein du système universitaire actuel”.
Le rapport note également la façon dont “les réformes du Bac général, du Bac professionnel et du brevet annoncées par Attal (…) ont vocation à rediriger le plus tôt possible des franges de la jeunesse issues des classes populaires vers les entreprises”.
Erell l’explique bien : “la précarité n’est pas un phénomène qui nous tomberait dessus car nous serions une génération qui n’a pas de chance. Elle est organisée par le gouvernement et le patronat car il leur faut changer le modèle universitaire. Ils souhaitent des facs de plus en plus élitistes et virer les étudiants pour qu’ils aillent sur le marché du travail, travailler pour un patronat qui n’a plus besoin d’une main d’oeuvre intellectuelle comme dans les années 1960 mais d’une main d’oeuvre mal payée qui travaillent dans des conditions de m*rde. (…) C’est pourquoi les conditions d’examens sont en train d’être attaquées dans toutes les universités : on enlève les rattrapages, on supprime des partiels et certaines modalités d’examen, pour rendre plus difficile l’accès au diplôme. La précarité fait partie des méthodes pour durcir les conditions d’accès aux études puis d’études (…) Tout ça fait système pour virer des masses d’étudiants des facs dont le gouvernement et le patronat n’ont plus besoin”.
La précarité étudiante, loin d’être un phénomène isolé, touche des centaines de milliers de jeunes, issus des classes moyennes et populaires, qui jonglent entre travail et études dans des conditions souvent difficiles. Elle n’est pas un dysfonctionnement, mais plutôt un mécanisme qui maintient la sélection sociale tout en contribuant à baisser les salaires de tout le monde. Les témoignages révèlent des réalités alarmantes : la lutte quotidienne pour subvenir à ses besoins de base, des difficultés d’accès au logement décent et des impacts dévastateurs sur la santé mentale.
Rob Grams
Photo de couverture : Redd F sur Unsplash
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