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« Partage du temps de travail, partage des richesses ou alors ça va péééteeer – ça va péter !! » : ce slogan de manif, un poil usant, a retenti dans toutes les villes de France durant près de 4 mois pour protester contre la réforme des retraites. Pourtant, moins d’un mois après que le mouvement social ait été défait, de façon violente et humiliante, l’explosion de colère qui a littéralement embrasé ces mêmes villes suite au meurtre d’un jeune homme durant un contrôle de police est délégitimé par les mêmes qui, il y a encore quelques semaines, chantaient ce refrain. Ce seraient seulement des émeutes violentes, aveugles et irrationnelles. La preuve : ces jeunes n’ont aucune revendication et s’en prennent à n’importe quel bâtiment, y compris des services publics qui leur seraient pourtant favorables. Cette colère de jeunes gens qui, selon nos politiques et nos préfets, mériteraient quelques claques, n’aurait pas sa place dans la lutte contre Macron et son monde, combat que la majorité des Français soutiennent ordinairement. En voyant les choses ainsi, on se condamne à la division, on marginalise ces jeunes et, surtout, on se trompe : sans romantiser la réalité crue de cette révolte, il s’agit bien là d’un mouvement social. Retour sur quelques clichés qui nous empêchent de penser et d’agir.

« Ce sont des émeutes irrationnelles, sans revendication »

Tous les participants à un mouvement social se voient systématiquement décrits comme irrationnels et impulsifs par les partisans de l’ordre établi. Il en va du mouvement actuel comme de tous les précédents. Et même les bonnes âmes s’en donnent à cœur joie : en 1871, pendant la Commune de Paris, tentative révolutionnaire contre une république monarchiste et bourgeoise, l’écrivain Emile Zola traitait dans ses articles les communards de « misérables fous », « têtes folles », « têtes mal construites », cerveaux « détraqués », « pauvres fous » ou « pauvres hallucinés ». Plus récemment, les gilets jaunes ont subi le même sort, sous la plume de nombre de nos éditorialistes qui les décrivaient au mieux comme des prolos un peu paumés, au pire comme des fous assoiffés de vengeance. Quand un mouvement de lycéen se produit, on entend à chaque fois le cliché selon laquelle la cause défendue serait un prétexte pour “sécher les cours”. Durant le mouvement contre la réforme des retraites, les macronistes ont estimé que les manifestants étaient « jaloux » de Macron et des riches, comme si nous ne pouvions pas nous mobiliser pour des raisons rationnelles et légitimes, autre que nos petites émotions mesquines. Ce sort que les militants connaissent régulièrement, nombreux sont ceux qui l’appliquent avec vigueur envers les jeunes mobilisés suite à la mort de Nahel.

Tous les participants à un mouvement social se voient systématiquement décrits comme irrationnels et impulsifs par les partisans de l’ordre établi. Il en va du mouvement actuel comme de tous les précédents.

Pourtant, il s’agit bien là d’une mobilisation collective visant l’instauration d’un rapport de force afin d’arriver à ses fins : un garçon a été tué durant un contrôle de police. La police a menti dans un premier temps et c’est la diffusion d’une vidéo, puis de la version des passagers, qui a permis, comme à chaque fois, de rétablir les faits. Ce drame n’est pas un fait isolé, un fait divers qui ferait péter un câble à tout le monde. Cet évènement en a rappelé d’autres qui se sont succédé ces dernières années, y compris au cours du mois de juin : à Angoulême, un jeune homme de 19 ans a aussi été tué par balle lors d’un contrôle routier alors qu’il se rendait à son travail. Le policier est mis en examen pour homicide volontaire. Ces deux drames participent d’un fait social, c’est-à-dire une réalité qui traverse l’ensemble de la société et qui s’impose aux gens, qu’ils soient gentils ou méchants : en France, la police traite très différemment la jeunesse des quartiers et elle le fait sur des critères raciaux. Selon une enquête du Défenseur des droits de 2017, les jeunes noirs ou arabes ont 20 fois plus de chances d’être contrôlés par la police que les autres. Accompagnés du tutoiement systématique, de brimades et d’humiliations, ces contrôles représentent un danger grave, voire létal, pour ces jeunes, en particulier depuis la loi votée en février 2017 par le gouvernement socialiste de Bernard Cazeneuve. Cette loi donne plus de latitude aux policiers pour ouvrir le feu sur des conducteurs de véhicules et, selon une étude publiée en 2022 dans la très respectable revue de sciences humaines Esprit, elle a multiplié par cinq les tirs mortels de policiers.

Si les jeunes qui se sont déployés dans toutes les villes de France le lendemain de la mort de Nahel ne portaient pas toujours de pancartes ni de banderoles de manif, s’ils ne marchaient pas à côté de ballon CGT et ne disposaient pas de porte-parole officiel, il est impossible de nier le lien entre les nuits de violence qui se sont succédés et le drame de la mort de Nahel qui s’inscrit lui-même dans une série de meurtres dont on peut dire facilement qu’ils sont le fait d’une institution policière de plus en plus raciste. Les manifestants contre la réforme des retraites mettaient sans cesse en avant le fait tragique suivant : en repoussant l’âge de la retraite, plus nombreux seront celles et ceux qui mourront sans en profiter, c’est une réalité mathématique qui en a décidé plus d’un à se mobiliser. Eh bien pour les jeunes noirs et arabes, l’impunité et le racisme croissant de la police augmente le risque pour eux de ne pas même profiter de leur jeunesse. C’est une réalité mathématique, un impératif vital, qui les a poussés à se mobiliser.

Il n’y a donc rien d’irrationnel dans la démarche de ces jeunes, bien au contraire. Leur revendication ? Vivre en paix et, c’est la vérité tragique, survivre.

« Oui mais la violence ne mène jamais à rien »

Nombreux sont ceux qui estiment que la violence employée par les mobilisés décrédibilise leur mouvement et lui retire tout caractère politique : c’est le cas du chef du fil du Parti Communiste Français aux élections européennes, pour qui “il n’y aucun message politique dans ce qu’ils font”. Il est vrai que ce mouvement social n’utilise pas les modes opératoires pacifistes qui sont les classiques de la mobilisation collective en France : manifestations de masse,  sit-in, signature de pétition, happenings… Au contraire, les nuits de ce mouvement social ont été rythmées par des actions violentes : incendies de poubelles, de bâtiments publics, de véhicules de toutes sortes, pillage de très nombreux magasins… Ces modalités d’actions sont-elles par essence apolitiques ?

Bien que l’histoire officielle invisibilise ce mode d’action, l’émeute est un classique de l’action politique en France depuis plusieurs siècles

Pas du tout. Au cours de notre histoire sociale, les émeutes, avec saccage de tout type de bien, ont été monnaie courantes. Durant la Commune de Paris, précédemment citée, les incendies ont été très nombreux. Plus tôt et plus consensuelle, la Révolution Française a connu des milliers d’actes de vandalisme et de mise à sac de maisons, de châteaux, de bâtiments publics, de prisons etc. Le mouvement des suffragettes au Royaume-Uni a obtenu des résultats significatifs en faisant du bris systématique de toutes les fenêtres et vitrines son principal mode opératoire. Bien entendu, l’histoire retient de cet épisode des beaux tableaux et des gravures d’époques, tandis que la réalité actuelle nous est montrée du point de vue des caméras de BFM TV : c’est moins glamour. Mais il est parfaitement faux de considérer que l’usage de la violence invalide le caractère politique du mouvement social de la jeunesse des banlieues.

En choisissant spontanément la violence, les jeunes de banlieue ont choisi, qu’on le veuille ou non, le seul mode opératoire qui a permis, ces dix dernières années, de créer un rapport de force avec le gouvernement.

Quant à savoir si la violence est efficace ou non, le débat mérite d’être regardé avec honnêteté : notre pays a connu une suite de mobilisation collective d’importance dont la plus massive en nombre de manifestants, cette année, n’a obtenu absolument rien. Précédemment, le mouvement contre la loi travail, lui aussi centré sur la manifestation pacifiste de masse, n’avait absolument pas fait reculer le gouvernement. Seul le mouvement des gilets jaunes, qui a fait trembler la classe dominante suite à la mise à sac de préfectures, de centres-villes, de péages et de quartiers bourgeois a été partiellement victorieux : le retrait du projet de taxe carbone et l’octroi de nouvelles aides sociales, pour plus de dix milliards d’euros, ont été obtenus. C’est la seule fois que Macron et sa clique ont reculé.

En choisissant spontanément la violence, les jeunes de banlieue ont choisi, qu’on le veuille ou non, le seul mode opératoire qui a permis, ces dix dernières années, de créer un rapport de force avec le gouvernement. Face à la violence de la répression policière et judiciaire et la façon dont la quasi-totalité de la classe politique fait front commun pour cracher sur ce mouvement social, le succès n’est pas garanti. Mais dire que le choix de la violence serait complètement irrationnel relève de la mauvaise foi ou d’une bien pauvre analyse.

« Ils pillent et s’en prennent à leurs propres services publics : c’est bien la preuve qu’ils sont débiles »

Il est bien plus confortable pour les dominants de se raconter que ceux qui s’opposent à eux seraient débiles, irrationnels et fous plutôt que dotés d’une réelle envie de changer les choses. C’est aussi très confortable pour celles et ceux qui ont le monopole de l’opposition légitime : les grands syndicats, les partis politiques de gauche ont tout intérêt à considérer ce mouvement social avec dédain et mépris. Il ne faudrait pas non plus qu’une telle explosion de colère ne remette en cause leur relative inefficacité…

Ainsi, l’argument massue des pillages et de l’incendie d’écoles et de bibliothèques fera vaciller n’importe quel militant de gauche ou syndicaliste chevronné. A première vue, on comprend pourquoi : on se casse la tête à “réenchanter la politique” à chaque élection, on se bat contre les réformes destructrices de l’éducation nationale ou, quand on est enseignant, on fait le mieux possible pour les gosses de tout milieu sociaux… et c’est comme ça qu’on nous remercie ? Je comprends le dépit des gens qui travaillent dans ces établissements et qui font tout leur possible pour rendre la lecture accessible à tous, et pour qui c’est un drame de voir une bibliothèque brûler…

Mais je crois sincèrement que la seule chose qui vaut d’être sacralisée, dans notre société, c’est la vie humaine. Par conséquent, la perte d’un bien quelconque, qu’il soit public ou privé, ne doit jamais nous empêcher de déployer nos capacités d’empathie pour les humains qui l’ont engendré. « Oui mais c’est contre leurs propres intérêts qu’ils font ça ! ». En est-on si sûr ? Prenons l’exemple des mairies. Sont-elles vraiment les « maisons du peuple » que l’on se plaît à décrire quand elles prennent feu ? En France, le gouffre entre les élus et le reste de la population est immense, et cela touche même les échelons locaux. Les municipalités et communautés d’agglomération ne sont pas des instituts perçus comme positives par des gens qui dépendent d’elles pour trouver un logement, obtenir des réparations dans le leur, obtenir un service de propreté digne de ce nom… 

Quant à l’école, il faut toujours garder en tête qu’elle n’est pas, pour une grande partie de la population, le lieu de savoir et d’émancipation qu’elle a été pour beaucoup de bons élèves. De plus en plus, l’école est avant tout un lieu de tri social, particulièrement violent, ou le destin social des enfants des classes laborieuses est tranché dès le collège, et parfois avec violence.

Oui mais les assos, les écoles, c’est intolérable non ? Il se trouve hélas que même le monde associatif est de plus en plus élitiste et excluant. Parfois, l’aide alimentaire peut tourner au procès de bonnes mœurs, avec un net biais raciste, j’en sais quelque chose pour avoir un temps aidé à la distribution de nourriture dans un quartier difficile de ma ville… Quant à l’école, il faut toujours garder en tête qu’elle n’est pas, pour une grande partie de la population, le lieu de savoir et d’émancipation qu’elle a été pour beaucoup de bons élèves. De plus en plus, l’école est avant tout un lieu de tri social, particulièrement violent, ou le destin social des enfants des classes laborieuses est tranché dès le collège, et parfois avec violence. Aussi dérangeant que cette idée puisse paraître, on peut tout à fait penser que l’incendie de l’école de son quartier soit une forme de vengeance envers une institution maltraitante…

Bien sûr, d’autres cibles peuvent sembler plus appropriées : « pourquoi ne s’en prennent-ils pas aux riches, aux politiques ? ». Ce refrain est ressorti à chaque mouvement social, et la réponse est la même : car en France, et en particulier à Paris, les dominants protègent avec force leurs lieux de vie et ne laissent personne y pénétrer, et surtout pas des jeunes de banlieues qui sont stoppés dès le RER (les transports publics ont été d’ailleurs arrêtés dès la première nuit de mobilisation, afin de bloquer les jeunes dans leurs quartiers).

Que dire alors du pillage des magasins ? N’est-ce pas une façon de transformer une action collective en petit larcin individuel ? Eh oui, la jeunesse racisée et populaire est souvent plus pauvre que le reste de la population. Bombardée comme nous tous d’injonctions à consommer, soumise à une forte précarité financière, nombreux sont ceux qui, parmi elle, se sont jetés sur les hypermarchés pour faire des courses gratuites. Désormais, leurs patrons viennent se plaindre de cette « violence aveugle ». Aveugle, vraiment ? L’inflation que notre pays connaît depuis deux ans, et qui a touché particulièrement les produits alimentaires, a été le fait des industriels et de la grande distribution qui ont spéculé sur le contexte international. Que des jeunes gens pensent à piller de la nourriture, dans la France de 2023, devrait collectivement nous foutre la honte sur la façon dont nous avons laissé la pauvreté s’installer en France, du fait de l’appétit toujours plus vorace de ceux qui en détiennent la production et la distribution.

« Oui mais cela me fait peur »

Rien ne permet donc de dépolitiser, comme le font notre classe politique et beaucoup de gens autour de nous, ce qui est en train de se passer. Qu’on le veuille ou non, nous assistons bel et bien à un mouvement social visant à combattre la violence raciste et policière dont la jeunesse de banlieue est la première victime et qui ne se déroule pas selon les modalités habituelles des mobilisations collectives. Ceci étant dit, il est logique que son caractère spectaculaire et les dégâts qu’il produise fasse peur à une partie de la population. Même dans les quartiers d’où partent les émeutes, les habitants ont peur : que leur voiture brûle, que leur immeuble prenne feu, qu’ils soient victimes d’une agression… Cette peur ne doit pas être méprisée ou niée. Un mouvement social, c’est moche, bruyant et, oui, dangereux. Et celui-ci l’est particulièrement en raison de son important niveau de désorganisation.

Mais cette peur ne doit pas nous aveugler : bien sûr qu’un groupe social qui se bat pour sa survie et dont l’adolescence s’est déroulée dans la violence, la précarité et le mépris des institutions ne le fait pas avec des pincettes. On peut évidemment espérer et chercher des façons d’agir qui exposent moins ces jeunes, car ils sont victimes d’une répression violente et qui font moins de mal aux habitants des banlieues qui vivent près des lieux où “ça pète”. Mais maintenant, qu’est-ce qu’on en fait, nous autres qui regardons, inquiets, ce spectacle de révolte ?

Que des jeunes gens pensent à piller de la nourriture, dans la France de 2023, devrait collectivement nous foutre la honte sur la façon dont nous avons laissé la pauvreté s’installer en France, du fait de l’appétit toujours plus vorace de ceux qui en détiennent la production et la distribution.

On peut se désolidariser, comme en appellent la plupart des partis politiques. On peut aussi estimer que ce mouvement social menace nos intérêts de blancs – quand on l’est – et se rallier plutôt à celles et ceux qui prônent son écrasement dans le sang. C’est la proposition du RN et de Reconquête. Ils ne l’assument pas encore totalement mais quand on réclame le droit pour la police de tirer sans être inquiétée, comme le fait la Youtubeuse pro-RN Tatiana Ventôse, ou réclamant l’usage personnelle des armes pour défendre son domicile, comme le fait Marion Maréchal-Le Pen, on prône une extermination du groupe mobilisé. 

On peut aussi vouloir criminaliser les parents, leur retirer des prestations sociales pour les punir de n’avoir pas su tenir leurs enfants – et ainsi dénier à ces derniers tout libre-arbitre. D’un côté on aura nié la dignité d’une jeunesse toute entière et de l’autre on continuera à paupériser ses parents. Pour espérer quoi ? Que les habitants des banlieues, toujours plus pauvres, crèvent en silence ? C’est la proposition de Macron et de ses ministres. 

Ou bien on peut chipoter, dire que l’on adhérerait bien, si les médiathèques et les voitures d’habitants du coin n’étaient pas prises pour cible : qu’on soit clair, dire cela ne sert à rien, à part à soulager sa propre conscience.

Comme tout mouvement social, celui de la jeunesse des banlieues de 2023 contre le racisme policier gagnerait à recevoir de nombreux soutiens. Car c’est sa marginalisation politique qui permet au gouvernement de réprimer comme il le fait. A l’heure où j’écris ses lignes, des centaines de jeunes passent la nuit en prison pour avoir ramassé un jean ou volé un t-shirt, ou simplement parce qu’ils se trouvaient là. Un gouvernement envisage de faire payer aux parents l’engagement de leurs enfants et n’a eu pour l’instant aucun geste pour changer un tant soi peu l’attitude raciste de sa police. On peut mettre de côté ses réserves, dépasser sa peur réelle et légitime et penser stratégiquement que notre soutien collectif est nécessaire pour que le calme advienne : celui de la justice et des revendications obtenues, à commencer par la fin des contrôles policiers systématiques, la suppression de la loi de 2017 et la fin de l’utilisation des armes policières qui terrorisent jeunes de banlieues comme manifestants, et dont on apprenait hier qu’elles avaient fait un mort durant la répression à Marseille… En attendant une reprise en main totale de notre police en roue libre. 


Nicolas Framont


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