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Il y a les indicateurs économiques (PIB, taux de croissance, créations d’entreprises, etc.) et les indicateurs dits sociaux (taux de chômage, taux de pauvreté, etc.) qui permettent de mesurer la prospérité d’un pays… Et puis il y a des indicateurs moins grandiloquents, ceux que l’on observe autour de nous et qui nous donnent une idée du pays dans lequel nous vivons : les gens en pleurs dans les transports en commun, ceux qui parlent tout seul dans la rue, nos amis qui nous disent que « ce soir, ça ne va pas trop » et, plus facile à intégrer dans une sinistre comptabilité nationale, le nombre de celles et ceux qui se suicident, qui décident d’en finir avec leur vie, car elle est devenue trop pénible, trop lourde à porter. En France, environ 9000 personnes se suicident chaque année, un des taux les plus élevés d’Europe et qui est sous-estimé d’au moins 10%, selon les autorités compétentes. Dans son dernier baromètre (février 2024) consacré à la santé mentale, l’organisme Santé Publique France observe « une augmentation importante des pensées suicidaires et des tentatives de suicide au cours de la vie chez les 18-24 ans, observée depuis une dizaine d’années ». « Notre étude, ajoute le rapport, confirme la détérioration de la santé mentale des jeunes adultes observée par ailleurs à partir des données de passage aux urgences et d’hospitalisation. » Que vaut un pays dont la jeunesse pense de plus en plus à en finir ? Pourquoi sommes-nous de plus en plus nombreux à vivre ou à connaître des gens qui vivent de la détresse psychique sans pouvoir trouver de solutions pour y remédier ? Dans un premier article, nous avons montré comment l’augmentation de la pauvreté et l’intensification de la souffrance au travail amenaient une grande partie d’entre nous vers les pathologies psychiques. Dans un second, nous avons mis en lumière le rôle sous-estimé des violences patriarcales et du racisme dans la dégradation massive de notre santé mentale. Pour terminer cette série nous nous posons la question des solutions : comment s’entraider et se soigner ?

Le rapport de la Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles Faites aux Enfants (CIIVISE), publié en novembre 2023 à l’issue de 3 ans de travaux, comporte une préconisation très juste : si c’est la société dans son ensemble qui a couvert les agresseurs, cautionné les violences et fourni le cadre idéologique favorable à ces violences (l’idée que la parole des enfants ne vaut rien, mais aussi le sexisme, l’homophobie etc.), alors c’est à la société de réparer les victimes, via la sécurité sociale. Si le capitalisme et son monde du travail, le patriarcat et ses violences, la société coloniale et son racisme abîment durablement les personnes, alors c’est à nous en tant que collectivité de les réparer. Comme dirait Gabriel Attal, « tu casses, tu répares ». Sauf qu’il ne s’adressait évidemment pas à la classe dominante.

Un système de soin Inadapté ?

Car on est très loin du compte. Rien que pour les victimes d’incestes, le rapport de la CIVIISE démontre clairement que le système de soin est inadapté : « l’accès à des soins spécialisés du psychotraumatisme est trop insuffisant. C’est ce que reflètent les témoignages des victimes de violences sexuelles dans leur enfance : elles mettent en moyenne entre 10 et 13 ans pour trouver un suivi médical spécialisé ; 79% des professionnels de santé ne font pas le lien entre l’état de santé de leurs patients et les violences qu’ils et elles ont subies » (Rapport de la CIVIISE, p.671). Les professionnels du soin ne sont pas bien formés et ils ne sont pas assez accessibles. L’actuel gouvernement n’a pas l’intention d’y remédier : non seulement le rapport de la CIVIISE a été enterré pas longtemps après sa publication, comme nous le racontons dans cet article, mais en plus il a remplacé les co-présidents auteurs du rapport par deux nouveaux, dont une pédiatre accusée d’agression sexuelle… 

L’accès à des soins spécialisés du psychotraumatisme est trop insuffisant. C’est ce que reflètent les témoignages des victimes de violences sexuelles dans leur enfance : elles mettent en moyenne entre 10 et 13 ans pour trouver un suivi médical spécialisé

Rapport de la CIIVISe, novembre 2023

Il en va de même des personnes victimes de racisme qui sont tenues éloignées du système de soin, pour d’autres raisons évoqués par Fatma Bouvet de la Maisonneuve : « Certaines personnes discriminées échappent aux soins, car elles savent que les soignants ont des préjugés. Des médecins projettent, par exemple, souvent que les personnes venues du Maghreb, ou de plus au Sud, ont vécu des épisodes de mariage forcé. Or tout le monde sait que l’inceste ou la pédocriminalité n’est pas réservée aux autres cultures que la nôtre. Un autre exemple : on demande aux patients leur carte CMU (couverture maladie universelle…) alors qu’ils sont cadres ! ». Les personnes LGBT subissent aussi les préjugés du corps médical envers elles et n’osent pas se rendre chez un psychologue de peur de se sentir jugés ou dénigrer. Et on comprend pourquoi : la psychiatrie française a longtemps considéré l’homosexualité comme une pathologie psychiatrique. Ce n’est plus le cas depuis seulement 1992, contre 1973 aux Etats-Unis. Cela laisse forcément des traces.

À cette absence de prise en compte des situations « minoritaires » s’ajoute une faiblesse générale du système de soin. On le sait tous : d’une façon générale le système de santé français se délabre, en raison de quinze années successives de plans d’austérité, d’une absence d’organisation de la profession médicale qui favorise les déserts médicaux et de conditions de travail de plus en plus difficiles pour les soignants. Mais ce que l’on sait moins, c’est que la prise en charge des difficultés psychiques, dans ce pays, est de plus en plus mauvaise.

Le succès de la série “En thérapie” (2021, Éric Toledano et Olivier Nakache) montre l’intérêt croissant pour les questions de santé mentale. On y assiste cependant à la version classique de la thérapie psy en libéral, chère et un poil individualiste

Une forte inégalité sociale face à l’accès au soin

Que faire quand on va mal ? Le conseil généralement donné par des proches va être de « voir quelqu’un », formule pudique pour dire un psychologue ou un psychiatre. Une fois que l’on a dit ça, ce conseil peut se traduire de deux façons : ou bien on a les moyens et on prend rendez-vous chez un professionnel libéral, ce qui nécessite un investissement financier coûteux et non remboursé (plusieurs centaines d’euros par mois) ou bien on se tourne vers la psychiatrie publique, via les Centre Médico Psychologiques (CMP) ou les hôpitaux. Or, ces deux structures sont de plus en plus fragiles. La psychiatrie est le parent pauvre de notre système de santé qui est devenu lui-même le parent pauvre de notre société. Autrement dit, il faut désormais attendre des mois voire des années pour avoir le bon diagnostic et le bon traitement, quand il est médicamenteux. Dans son dernier rapport, la Cour des comptes montre que lorsque les patients sont soignés, ils sont très rarement suivis. On rentre chez soi avec son traitement et on nous laisse en plan.

Mon ami Lucas*, atteint d’un trouble autistique et diagnostiqué tardivement, résume bien la situation : « Le parcours pour se faire diagnostiquer est particulier, encore plus pour un adulte qui a réussi à se fondre dans la masse jusque-là. Et, tout simplement, ça coûte CHER. Peut-être que je ne m’y prends pas comme il faut et que j’aurais pu trouver des façons d’être aidé financièrement, mais là juste pour obtenir un rendez-vous pour aller au centre spécialisé dans l’autisme des adultes à Montpellier, il faut passer par un psychiatre. Donc, le trouver, payer le nombre de séances qu’il jugera pertinent pour faire la lettre de recommandation (ce que je comprends bien-sûr, mais du coup ça écluse déjà une partie des gens). Et ce n’est que la première étape. Ça veut dire qu’il faut avoir et la force psychologique de se confronter au monde médical pour ce qui est, quand même, une redéfinition assez radicale de la personne qu’on pensait être. Et en plus être capable de financer le parcours. » Le système est très mal fait parce que sa complexité, également dénoncée par la Cour des Comptes, est totalement inadaptée à sa cible. Personne n’aime les longues et laborieuses démarches administratives, mais les personnes en souffrance psychique s’en trouvent d’autant plus exclus.

Renvoyés à nous-mêmes, nous pouvons alors nous tourner vers tout ce que la littérature et les médias de développement personnel offrent pour « se sentir mieux »… en adoptant une posture volontariste, individualiste et conforme à la productivité capitaliste.

Pour celles et ceux qui ont les moyens d’éviter ces démarches laborieuses, le secteur de la psychiatrie se privatise de plus en plus et comporte désormais un grand nombre de cliniques privées, qui offrent des soins de qualité et un cadre agréable pour des tarifs importants. Tandis qu’il existe désormais en France des déserts psychiatriques, où il n’est plus possible de se faire soigner, notamment parce que la profession subit une pénurie de professionnels de santé.

Renvoyés à nous-mêmes, nous pouvons alors nous tourner vers tout ce que la littérature et les médias de développement personnel offrent pour « se sentir mieux »… en adoptant une posture volontariste, individualiste et conforme à la productivité capitaliste. L’influenceur Tibo In Shape qui lance un provoquant « Rien à foutre de ta dépression » dans une vidéo de musculation, en 2022, n’a fait qu’expliciter la formule magique du développement personnel capitaliste : mettre ses émotions sous le tapis, bomber le torse et retourner bosser. Mais la souffrance psychique ne se règle pas en prenant des douches glacées, en vivant un « miracle morning » ou en écoutant des bruits blancs en boucle.

Comment aider quelqu’un qui va mal ?

L’augmentation de la souffrance psychique ne doit pas être un sujet purement médical. Elle est partie liée avec le développement de l’enfant, donc notre modèle familial, et elle est la conséquence, tout au long de notre vie, de la façon dont la société nous éprouve, nous violente ou nous accompagne. Il est faux de dire que les difficultés psychiques touchent tout le monde de la même façon. Selon sa classe sociale, son genre, sa couleur de peau on est exposé à des difficultés ayant des conséquences psychiques plus ou moins lourdes selon leurs intensités.

Ce qui est sûr, c’est que les plus aisés sont mieux pris en charge et que notre système de santé n’est pas à la hauteur pour faire face à l’augmentation de la détresse psychologique à laquelle on assiste depuis plusieurs années. Par conséquent, il ne faut pas attendre des lois qui n’arriveront pas tant que les bourgeois seront au pouvoir. Nous l’avons déjà dit, et nous le redisons ici : il est clair que les dominants nous préfèrent tristes et seuls que joyeux et avec un sentiment de puissance. La dépression arrange les affaires des capitalistes. Un salarié déprimé vaut mieux qu’un travailleur combatif, quand bien même il contribue à la baisse de productivité de notre économie. Pour cela, le patronat et le gouvernement ont un plan : la fin des arrêts maladies et la mise en place du travail forcé pour les allocataires des minima sociaux. Que le taux de suicide augmente les indiffère. Si le macronisme avait peur des morts qu’il engendre, ça se saurait. Ainsi, il ne faut pas attendre pour prendre soin les uns des autres, mais comment faire ?

Il est clair que les dominants nous préfèrent tristes et seuls que joyeux et avec un sentiment de puissance. La dépression arrange les affaires des capitalistes

Mon amie Karine* me raconte comment, face à la nullité du système de soin, elle se retrouve parfois à « faire la psy » en aidant ses proches à partir de l’auto-formation qu’elle a fini par acquérir, au gré des difficultés rencontrés autour d’elle. Il est en effet nécessaire d’acquérir quelques bons réflexes, sans se substituer à un professionnel de santé mais pour pouvoir offrir une aide et une écoute d’urgence :

–   Par exemple, savoir que cela ne sert à rien de proposer de multiples activités à quelqu’un qui souffre de symptômes dépressifs, ni de le culpabiliser. La dépression est une perturbation de l’humeur que des injonctions ne sauraient à elles seules résoudre. L’effet peut être carrément contre-productif, en générant de la honte et de la culpabilité.

–   Cela ne sert pas à grand-chose de dire à quelqu’un qui souffre de symptômes d’anxiété que ses peurs sont « irrationnelles » : c’est dans la définition même de cet état que d’anticiper ultra négativement des situations, au-delà du raisonnable. Cela n’aide donc pas franchement..

–   On peut proposer une écoute attentive, active (en relançant, en questionnant, en faisant preuve d’empathie « je comprends », « c’est difficile ») et tout simplement dire que l’on est là pour l’autre.

Dans Mysterious Skin (Gregg Araki, 2004), seule l’amitié permet aux personnages victimes du même pédocriminel de surmonter leurs souffrances

Prendre soin collectivement de notre santé mentale :

À Frustration, nous avons lancé une rubrique « psycho » pour ne pas laisser ce sujet au développement personnel bourgeois. Nous y faisons la critique d’injonctions qu’entendent souvent les personnes en détresse psychologique comme « Lâche prise » ou « fais toi confiance ». Ce que nous mettons en avant, sur la base de nos expériences et de l’état des connaissances, c’est qu’un cadre collectif de partage de la parole et d’empathie est une réponse possible, bien plus efficace que les injonctions individualistes.

Le rétablissement du collectif est une façon efficace de lutter contre la détresse psychique. La compréhension mutuelle et l’empathie en sont d’autres. Pour faire cela, il faut pouvoir créer ou rejoindre des cercles de gens qui s’épaulent et s’écoutent. Actuellement, cela n’existe pas beaucoup, et pas forcément dans les espaces militants. Dans le monde des partis politiques, l’élection à venir définit toute la dépense d’énergie et on prend rarement le temps de demander « comment ça va ? ». Pire, les partis sont souvent des lieux austères voire hostiles ou des effets de compétition et de concurrence brisent psychologiquement des gens. Le burn-out y existe, et pas qu’un peu : on se surcharge de travail, on entretient des rapports difficiles avec des pairs qui peuvent être des rivaux ou des gens avec qui on a des divergences puis on explose, comme le raconte cette enquête de Socialter.

Puisque la souffrance psychique définit de plus en plus notre pays et notre classe sociale, il faut réfléchir à aller plus loin.

En créant des structures où la fin prime sur les moyens, les partis, les associations et les syndicats reproduisent le caractère pathogène du monde du travail capitaliste, et reproduisent souvent, par mimétisme, ses logiques les plus malsaines : division du travail (en défaveur des femmes et des minorités), travail sans moyen, hiérarchie et inégalités salariales, brimades et parole dénigrante… Selon Socialter, seules quelques structures, parmi lesquelles Extinction Rébellion, travaillent explicitement à un fonctionnement plus sain, ou le partage de la parole est encouragé. C’est aussi ce que nous essayons de faire à Frustration magazine : nous n’hésitons plus à faire part de nos difficultés, de nos humeurs et de nos peurs. Ce qui peut apparaître comme une démonstration de fragilité nous rend plus forts : en ne nous broyant pas dans notre combat, nous espérons le mener plus dur et plus intensément contre nos ennemis.

Pour les groupes (associations, syndicats, partis, collectifs informels…) qui veulent y voir plus clair sur ce sujet, Amnesty International a publié un guide intitulé “Sauver le monde sans s’effondrer”. 

Nous pouvons toutes et tous faire la différence pour les gens qui, autour de nous, souffrent. Que cela soit au travail, dans notre famille, parmi nos amis, sur une appli de rencontre, nous pouvons briser la solitude de quelqu’un et soulager sa peine en le sortant de la honte (de ne pas être assez “fort”, assez “résistant au stress”, assez capable de “prendre du recul” ou de “lâcher prise”…). Puisque la souffrance psychique définit de plus en plus notre pays et notre classe sociale, il faut réfléchir à aller plus loin : des cercles de parole sur la souffrance au travail, sur l’anxiété administrative, des cercles communautaires sur la solitude gay, le stress minoritaire lié au racisme, la condition de femmes dans un système patriarcal, et ce, d’abord tourné vers ses membres et leurs proches plutôt que vers des élections, des campagnes et des grandes manifestations. En la matière, les féministes ont une longueur d’avance. Ces dernières années, des autrices féministes (comme Camille Teste, Victoire Tuaillon, Gloria Steinem ou Fatima Ouassak) prônent une nouvelle politique du soin aux autres et à soi-même, ce qui n’a rien de contradictoire et qui a une conséquence : nous rendre plus forts face à ceux qui nous préfèrent à terre.


Nicolas Framont


Image d’en tête : Film Eternal Sunshine of the Spotless Mind, Michel Gondry, 2004


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