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C’est désormais une tradition à Frustration, depuis mon premier article qui décrivait le « bourgeois gaze » (la manière dont le cinéma, en particulier français, est très souvent dominé par une vision bourgeoise du monde du fait de ses conditions de production) : passer en revue, à la fin de l’année, certains des films qui l’ont ponctuée pour faire le point.

Au programme (entre autres) encore des vacances en Grèce, l’histoire de nos luttes détournées par Mickey et Barbie et l’affaire Depardieu.

En 2023, les bourges nous ont encore raconté leurs vacances de riches dans les pays pauvres

Les Cyclades racontent une histoire d’aventure complètement dinguo : des bourges vont faire un truc totalement fou – partir…en vacances en Grèce. Wow ! L’objectif : draguer des autochtones comme des colons, pour « rebooster » une célibataire en post-rupture. 
L’histoire est inintéressante, le concept un peu puant, mais c’est pas grave on est là pour se marrer : « j’ai plein de potes qui me disent que je suis bruyante, j’ai même une pote qui m’appelle acouphène » (drop the mic). Ces bonnes vannes n’empêchent pas des moments plus sérieux : « C’est toujours compliqué les séparations…». 
La bourgeoisie est tellement autocentrée qu’elle considère que consacrer 5,5 millions d’euros de budget à un film sur des bourges en vacances en Grèce vaut le coup, que c’est une histoire qui mérite d’être racontée.


Ah bah ça méritait bien un film hein.

Le tourisme social continue

L’établi raconte l’aventure de Robert, normalien gauchiste décidant de se faire embaucher dans une usine automobile pour mobiliser les ouvriers… Avec des dialogues tellement écrits que l’on croirait à du Olivier Assayas (« tu comptes mentir aux camarades ouvriers sur ta condition bourgeoise Haan ? »). Une partie du cinéma français continue de penser que le ressenti bourgeois en milieu ouvrier est un sujet passionnant, n’a visiblement pas envie de raconter des luttes qui ne soient pas pilotées par des bourgeois, et continue, bien que de manière critique, de leur donner systématiquement le premier rôle.


« SVP arrêtez de nous torturer avec vos films… on n’en peut plus… »

Mickey te raconte la ZAD

Mais il n’y a pas que des gaucho-chiants qui ont voulu raconter des luttes cette année. Walt Disney a aussi voulu le faire avec sa production sur…la ZAD. Non non ce n’est pas une blague. Ça s’appelle Une zone à défendre et ça raconte une love story moisie entre un flic « infiltré » et une écolo-gauchiste. C’est avec François Civil qui décidément aime bien les rôles de flics un peu fachos. 
Autant vous dire qu’il s’agit de prendre une des expériences de radicalité politique concrète les plus intéressantes de la décennie passée pour la dépolitiser entièrement, la transformer en soupe fade avec les clichés centristes les plus grotesques sur la sphère militante.
 À choisir on préférera encore Problemos d’Eric Judor et co-écrit avec Blanche Gardin, bien réac mais qui avait au moins le mérite d’être drôle.  

Les américains avaient Les infiltrés de Scorsese avec DiCaprio et Matt Damon. Nous, nous avons Zone à Défendre, rom-com d’espionnage produite par Mickey, avec François Civil en flic facho-bg qui découvre le monde merveilleux de la 8-6, des gens qui manifestent avec des nez de clowns et des toilettes sèches. Le début d’une incroyable remise en question haan.

La solution à vos problèmes ? Les élections. Ladj Ly frappe encore.  

Lors du premier article sur le bourgeois gaze j’avais mentionné Les Misérables dans la longue liste des films pro-flics sortis au cinéma ces dernières années. Je n’étais pas le premier à le dire : Selim Derkaoui l’avait déjà fait dans un très bon texte publié dans Frustration mais aussi François Bégaudeau dans un épisode de son podcast La Gêne Occasionnée.
Les réactions ne s’étaient pas faites attendre, insistant sur la jeunesse de Ladj Ly. 
Clarifions, donc : Ladj Ly n’est pas un bourgeois. Il a grandi à Montfermeil, une des communes les plus pauvres de France et caractéristique de la « banlieue » racisée, source de tous les fantasmes réactionnaires actuels. On peut tout à fait lui reconnaître qu’il sait « de quoi il parle ». 
Ce n’est pas le sujet de la critique que nous lui adressons.

Ladj Ly est un exemple d’ « inclusion » (raison pour laquelle la « gauche prof PS » l’adore) : il est un homme noir issu des quartiers populaires qui a réussi à se faire une place de choix dans un milieu extrêmement dominé par la bourgeoisie blanche. Ne nous y trompons pas : « l’inclusion » est une bonne chose à plein d’égards et consacre de petites victoires. 
Mais elle vient, en même temps, valider la fable méritocratique.
Celle-ci ne peut exister qu’à deux conditions : 

1. Laisser une toute petite place aux non-héritiers, tout en s’assurant que celle-ci reste extrêmement minoritaire 

2. Contraindre les parvenus à donner des gages de bonne conduite.

Le gage dans le cinéma français c’est de se conformer au bourgeois gaze, à un discours centriste, de pacification, de mise en équivalence de la violence d’Etat et de la violence des dominés, de moralisme, de « les policiers sont aussi des prolétaires qui font un métier pas facile »… 
Ainsi l’inclusion est un critère mais un critère insuffisant. Si le réalisateur issu d’un milieu populaire est obligé de rendre ses films bourgeois-compatibles pour pouvoir les produire et les diffuser, alors le regard bourgeois sera toujours présent dans ces films. De la même manière que l’on a pu voir du « male gaze » (regard masculin) dans des films réalisés par des femmes, contraintes de s’adapter à des codes esthétiques largement masculins et à un système de production dominé par les hommes. 


Arrête de t’énerver et va voter.

Après Les Misérables, il y a eu Athena (dont nous avions parlé ici). Athena ressemblait beaucoup aux Misérables, sur le fond, la forme, l’histoire. Mais Athena a été réalisé par Romain Gavras : tout le monde lui est donc tombé dessus, le qualifiant de « fils de » (Costa-Gavras, grand réalisateur franco-grec) et de « bandeur de banlieue » (ce qu’il est), bref de bourgeois fantasmant la banlieue. Mais c’est vite oublier que l’auteur d’un film n’est pas que son réalisateur mais aussi son scénariste… dans ce cas précis : Ladj Ly. Ainsi beaucoup de ceux qui avaient trouvé formidable et réaliste Les Misérables, ont trouvé bourgeois et caricatural Athena, qui pourtant lui ressemblait énormément et avait en fait été écrit par la même personne, normalement inattaquable sur la vision qu’il propage des banlieues… 



En 2023, Ladj Ly a sorti Bâtiment 5, un film sous forme de fable sur le mal-logement, un sujet essentiel et très peu traité au cinéma. Par rapport à ces autres films, Bâtiment 5 s’intéresse davantage à la vie concrète des habitantes et des habitants et met en scène une femme, Haby, jouée par Anti Diaw, dans un cinéma jusque là hyper-masculin. Le film est donc réellement intéressant à plein d’égards. 
Toutefois, Ladj Ly ne peut s’empêcher de donner des gages centristes. Après la morale un peu consternante des Misérables (« la violence engendre la violence » « rien n’est tout noir ou tout blanc », etc), Ladj Ly semble nous dire que la reprise en main du pouvoir passe par le fait de se présenter aux élections…

bourgeois gaze dans athena

Les émeutes en banlieue ? Ça peut faire de beaux plans séquences.

C’est le summum de la dépolitisation : face à un constat radical sur le racisme structurel, la ségrégation spatiale des classes populaires et des personnes racisées, quelle solution ? La ré-institutionnalisation des luttes via l’élection – et donc leur neutralisation, l’inclusion (encore) au sein de structures légitimes et privées de pouvoir. Après nous avoir montré l’échec des stratégies émeutières (Les Misérables) ou de guérilla (Athena), Ladj Ly opte pour l’élection. Si la lutte des habitantes et habitants des banlieues débouchent sur la présentation de candidats (qui ont par ailleurs très peu de chance de l’emporter) pour des mandats avec peu de pouvoir, plutôt que par des émeutes comme on a pu le voir récemment, alors la bourgeoisie peut être rassurée : elle ne rêve en fait que de ça. C’était d’ailleurs son injonction favorite auprès des Gilets Jaunes.

Barbenheimer : vendre des jouets et des places Imax

Les gros évènements blockbusters de l’année 2023 c’était la sortie rapprochée de Barbie de  la star du ciné indé-branchouille new-yorkais, Greta Gerwig, film adapté de la marque de jouets, et Oppenheimer, de Christopher Nolan, film adapté de la marque de bombes atomiques, qui a donné lieu à un running gag sur internet autour de « barbenheimer » tentant de réunir les deux films qui s’opposeraient en tout. 



Universal Pictures a décrit ainsi le premier film : « Écrit et réalisé par Christopher Nolan, Oppenheimer est un thriller épique, filmé pour écrans IMAXMD, qui plonge le public dans le paradoxe palpitant auquel un homme énigmatique fait face : risquer de détruire le monde pour le sauver. ». Vous avez bien lu. En créant l’arme qui pourrait un jour entraîner la fin de l’humanité, Oppenheimer aurait contribué « à sauver le monde ».
Dans le cas d’Oppenheimer c’est donc davantage la promotion du film qui pose de sacrés problèmes que l’oeuvre en elle-même, qui dispose des éléments politiques intéressants, notamment sur le maccarthysme (période de chasse aux sorcières politique aux États-Unis dans les années 1950, qui se traduisait par des accusations infondées de sympathies communistes et entraînait des conséquences graves pour les personnes ciblées) et sur le reste du parcours du physicien qui a par la suite alerté vivement sur les risques de la bombe à hydrogène et d’un « holocauste nucléaire ». 

bourgeois gaze dans la promo du film oppenheimer

« Boum la bombe atomique en IMAX. On va en prendre plein la tronche yaay. Dommage qu’on ait pas l’odeur et les sièges qui bougent ».

Mais l’essentiel n’est pas là, et c’est tout le cynisme de la promotion du film, qui est plutôt dans « filmé pour écrans IMAXMD » car au final c’est là le but ultime de la manière dont Oppenheimer a été vendu et qui interroge sa complaisance. Christopher Nolan l’a dit et redit, la façon d’avoir « la meilleure expérience possible », d’avoir « un incroyable sentiment d’immersion dans l’image » c’est d’aller payer une place hors de prix dans un multiplex pour le voir en IMAX 70mm (en mangeant des nachos). Car si elle n’est au final qu’un court passage du film, l’ « expérience » dont nous parle sans le dire Christopher Nolan, qu’il faudrait absolument vivre en salle, ce n’est probablement pas les scènes d’audition au Sénat, c’est, évidemment, l’explosion de la bombe atomique, un des plus grands crimes contre l’humanité de l’Histoire, transformée en marchandise, en spectacle grandiose (« pfiou on s’y croirait »), en argument pour faire revenir en salles ceux qui sont partis sur Netflix. Par soucis de consensus, l’explosion atomique qui fait frissonner, « donne de la sensation » dans un cinéma réduit à sa plus petite fonction de parc d’attraction, n’est pas celle qui a tué des centaines de milliers de civils japonais innocents, mais l’essai de Trinity dans le Nouveau-Mexique. Mauvaise foi jusqu’au bout. 

En 1964, Sidney Lumet dans un film magnifique intitulé Point-Limite (Fail-Safe) prenait au sérieux et avec un dispositif très minimaliste, le sujet absolument essentiel aujourd’hui de la guerre atomique. Il n’a pas pris une ride. Plus récemment, dans l’hallucinant épisode 8 de la saison 3 de Twin Peaks (The Return), marquant dans l’histoire de la télévision et de la série, David Lynch, qui visiblement ne considérait pas qu’une explosion atomique doit forcément se voir en « grand écran 4k etc », filmait le même essai nucléaire, mais avec une radicalité sans pareille, en en faisant l’origine d’un Mal métaphysique, dépassant l’espace-temps, déréglant le monde pour toujours. Il l’accompagnait de la composition de Penderecki « Thrène à la mémoire des victimes d’Hiroshima »…

Barbie poursuit un objectif marketing clair : transformer sa marque qui commençait à être considérée comme problématique et non-inclusive en symbole féministe, sans même avoir à changer réellement son produit

Si Oppenheimer et Barbie paraissent opposés, à certains égards ils partagent la même manœuvre cynique : orner d’un discours pseudo-critique, transformé en outil marketing, une démarche commerciale.

Barbie, malgré quelques gags visuels réussis, malgré le talent et la drôlerie de ses acteurs principaux, est avant tout une énorme publicité qui en devient, au fur et à mesure du film, presque insultante pour les spectateurs.
 Derrière son discours “féministe” ultra-convenu et inoffensif, tout droit sorti de ChatGPT, Barbie poursuit un objectif marketing clair : transformer sa marque qui commençait à être considérée comme problématique et non-inclusive en symbole féministe, sans même avoir à changer réellement son produit. Cela rend aussi service aux studios hollywoodiens qui cherchent absolument à diversifier leurs franchises infantilisantes tout en minimisant les risques, effrayés par un possible futur effet de saturation des films de super-héros. 

bourgeois gaze dans barbie

En mettant Margot Robbie en actrice principale, Barbie parvient à casser les codes dominants de la beauté féminine et les injonctions faites aux jeunes filles.

À la fin du film, lors du générique, défilent tous les produits dérivés que l’on trouve vraiment en vente dans le film. Il ne s’agit pas de se contenter de critiquer Barbie car il serait « un film commercial » (le cinéma est une industrie, les films sont à la fois des marchandises ET des oeuvres d’art) mais de constater qu’avec Barbie comme avec de nombreux films qu’Hollywood, en pleine crise, produit récemment, le film n’est même plus la marchandise finale, mais un unique tremplin vers d’autres produits et que cela a évidemment un impact sur la créativité, l’originalité, la réussite humoristique et l’adhésion du spectateur.
Car c’est aussi la manière dont le film détourne le discours féministes à des fins de « pinkwashing » qui le rend assez dur à supporter. Barbie fait semblant de mettre les pieds dans le plat : quid du fait que Mattel, l’entreprise qui vend Barbie, soit entièrement dirigée par des hommes ? Ce sera la source d’un bon gag, mais aussi l’occasion de rappeler que la conceptrice de Barbie, Ruth Handler, était néanmoins une femme (peut-être possible d’en faire une figure de girl boss ?) Mais que faire du fait qu’elle était aussi une grosse capitaliste condamnée pour fraude fiscale ? Même technique : l’intégrer dans une vanne pour le neutraliser et créer cet espace de complicité dans le ricanement « on fait cette publicité géante quand même mais on n’est pas dupe ». Comble du cynisme. 


Certains ont pu y voir une tentative de subversion de l’intérieur, comme la critique de Netflix dans les épisodes récents de Black Mirror pourtant produits par ce dernier. Auquel cas le métrage de Greta Gerwig, film le plus rentable de Warner Bros, échoue lui aussi complètement. Il existe pourtant des subversions, des tentatives de sabotage, qui ont remporté quelques succès. C’était le cas récemment de Matrix Resurrections des Soeurs Wachowski, contraintes de réaliser une suite à une saga pourtant terminée, et ayant réussi à faire du 4eme volet une attaque virulente contre Warner Bros (visé nommément) et les capitalistes d’Hollywood, à rendre presque impossible la poursuite directe de la franchise, à engendrer des pertes faramineuses au studio tout en sortant un bon film. Dans un autre genre, Paul Verhoeven avait fait avec Starship Troopers (1997) la démonstration de la possibilité de faire un film au discours et à l’esthétique ouvertement fascistes dans les studios sans que cela n’alerte personne, et que le film jouisse d’une bonne réception au premier degrés.

bourgeois gaze sur le site barbie

Le grand film subversif de l’année.

Depardieu : l’oeuvre et l’artiste, un même système de production  

Sur une note moins légère, le cinéma a été marqué en 2023 par « l’affaire Depardieu » révélatrice du système de castes qui y règne.

Des agressions sexuelles, des viols, il y en a partout. Ce n’est pas réservé au cinéma. Mais ce n’est pas un hasard si le mouvement Me Too a commencé par le cinéma où le travail (comme dans d’autres industries culturelles) a des dimensions particulières qui y exacerbent les dynamiques sexistes à l’oeuvre partout ailleurs : celui-ci fonctionne autour de personnalités fortes et ultra-puissantes, par réseautage, avec des contextes « informels » très présents (avec souvent de l’alcool et de la drogue)… bref toutes les conditions sont réunies pour le pire.
Et c’est un véritable système que celui décrit par l’enquête de Médiapart où les victimes sont vulnérables, en grande partie du fait de leur position dans l’organisation du travail : c’est-à-dire des femmes très jeunes, des figurantes, des maquilleuses, des actrices débutantes… 
Un cinéma moins bourgeois ne signifierait pas automatiquement un cinéma moins sexiste (encore que) mais il permettrait d’avoir des hommes moins puissants, qui auraient donc moins tous les droits. 


Un cinéma moins bourgeois ne signifierait pas automatiquement un cinéma moins sexiste (encore que) mais il permettrait d’avoir des hommes moins puissants, qui auraient donc moins tous les droits

C’est étrangement davantage les révélations de propos outranciers filmés que les accusations de viols et d’agressions sexuelles qui ont fait réagir. S’en est suivie une tribune de soutien (“N’effacez pas Gérard Depardieu”) avec beaucoup de noms importants du cinéma français, contre la « chasse aux sorcières » dont serait victime l’acteur. Une énième réaction à une « cancel culture » qui n’existe pas dans les faits (Polanski reçoit des Césars en grande pompe, Woody Allen réalise en France et est diffusé en salles, Luc Besson continue de faire des films, Depardieu est soutenu par le président de la République en personne…tandis qu’Adèle Haenel arrête le cinéma et que les femmes qui parlent sont blacklistées). Les signataires déçoivent mais ne surprennent pas. On y trouve notamment Nathalie Baye, Pierre Richard, Charlotte Rampling, Benoit Poelvoorde, Jacques Dutronc, Carla Bruni, Arielle Dombasle, Bertrand Blier, Francis Veber, Jacques Weber, Carole Bouquet, Yvan Attal (qui a fait un film consternant sur la question du viol), Patrice Leconte, Gérard Darmon, plus étonnamment Nadine Trintignant (dont la fille a été battue à mort par le chanteur de Noir Désir). 

bourgeois gaze dans l'industrie du cinéma

Les ravages de la cancel culture.

Tous ces gens ne prennent habituellement position sur rien, n’ont eu rien à dire sur les gilets jaunes, sur la réforme des retraites, sur le soutien de l’Etat français au massacre des gazaouis, ou sur la loi anti-immigrés, mais se soudent comme un seul homme quand l’un d’entre eux est accusé d’agressions sexuelles. 
Cette tribune fait écho à d’anciennes, comme celle du soutien à Polanski, arrêté en 2008 en Suisse pour avoir fuit la justice américaine où il est poursuivi pour le viol d’une enfant de 13 ans qu’il avait préalablement droguée chez Jack Nicholson, et signée par des personnes comme Isabelle Adjani, Emmanuelle Bercot, Pascal Bruckner, Arielle Dombasle, Patrice Duhamel, Harrison Ford, Louis Garrel, Isabelle Huppert, Jeremy Irons, Milan Kundera, Claude Lanzmann, BHL, Sam Mendes, Yann Moix, Mike Nichols, Nathalie Portman, Nathalie Saint-Cricq, Barbet Schroeder, Kristin Scott Thomas, Mathilde Seigner…

Le propos de la tribune de soutien à Depardieu est classique : dénoncer les agissements de Depardieu ce serait « attaquer l’art » lui-même. Et d’une certaine façon c’est vrai. Car, dans ce cadre, « l’art protège », pas l’art en tant qu’art bien sûr, mais « le monde de l’art » comme espace de production. 
Ces personnes, qui sont souvent les mêmes qui appellent à « séparer l’œuvre de l’artiste » sont les premières à ne pas s’appliquer leur doctrine car elles font comme si s’en prendre à un agresseur était une attitude esthétique, comme si c’était « l’art » qui nous posait problème. Gérard Depardieu est (ou était ?) un immense acteur, il a joué dans certains des plus beaux films au monde, et il est d’ailleurs un des rares acteurs à son niveau de célébrité à ne pas venir d’un milieu favorisé. Mais ce n’est pas ce qui est en cause. 


Ces personnes, qui sont souvent les mêmes qui appellent à « séparer l’œuvre de l’artiste » sont les premières à ne pas s’appliquer leur doctrine car elles font comme si s’en prendre à un agresseur était une attitude esthétique, comme si c’était « l’art » qui nous posait problème.

Ce qui est en cause, c’est un système de production et un milieu à la fois bourgeois et ultra-sexiste qui a rendu possible et a toléré toutes sortes d’abus. Côté public, c’est souvent le fait d’avoir été touché par des films, par des personnages, qui crée un rapport hyper affectif et des réactions défensives, un peu comme si on nous parlait d’un proche (« je le connais bien, il est incapable de faire ça »), mais il s’agit précisément de personnages, pas de l’homme-artiste. On prétend défendre des œuvres pour défendre l’artiste, car on confond tout. Par ailleurs, l’affection n’absout rien : c’est parce qu’on aime nos amis, notre famille, qu’on se force parfois à ne pas regarder en face leurs attitudes, qu’on veut parfois ne pas affronter qu’ils sont des agresseurs.

Mais l’idée de « séparer l’oeuvre de l’artiste », idée qui revient souvent lorsque l’on parle des hommes auteurs de violences sexuelles au cinéma ou dans d’autres milieux artistiques, est en soi une idée bourgeoise et capitaliste : celle de l’art comme une sphère entièrement séparée du monde, bref le rapport capitaliste et marchand à l’art. Refuser de complètement séparer l’œuvre de l’artiste n’est pas avoir un rapport « moraliste » à l’art c’est refuser un rapport complètement réifié à l’œuvre d’art, que l’on distinguerait complètement de son contexte, des conditions de sa production. Si la production d’une œuvre implique des viols, ces agressions sexuelles deviennent partie de l’œuvre. Et c’est bien l’argument que l’on trouve, avec un objectif inversé, dans la tribune : « un grand film, ce n’est tout de même pas rien ». C’est vrai. Mais l’argument « un grand film » vaut bien des agressions sexuelles, des humiliations ou des viols d’une ou plusieurs femmes, ce n’est pas un argument que nous trouvons recevable.

Refuser de complètement séparer l’œuvre de l’artiste n’est pas avoir un rapport « moraliste » à l’art c’est refuser un rapport complètement réifié à l’œuvre d’art, que l’on distinguerait complètement de son contexte, des conditions de sa production.

Toutefois, cette tribune a permis de constater de réelles évolutions : déjà le nombre relativement faible de soutiens (une cinquantaine de noms), des absents très notables (Isabelle Huppert par exemple…), mais surtout le gros succès des contre-tribunes signées par des milliers d’artistes et de célébrités, qui ont d’ailleurs contraint beaucoup de signataires de la première à lâchement se rétracter face au bad-buzz d’un texte pourtant limpide qu’ils avaient approuvé.

Tout n’est donc pas perdu.


Rob Grams


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