Cela fait désormais généralement consensus : ce qui a manqué pendant le mouvement des Gilets Jaunes, et aussi, dans une certaine mesure, pendant le mouvement contre la réforme des retraites, c’est l’organisation, question stratégique essentielle. Tout le monde désire le changement, les luttes éclatent partout et sans cesse et pourtant, échouent. Il manque donc quelque chose. Ce quelque chose pourrait bien être la forme adéquate de l’organisation. Il nous faut donc travailler et étudier afin d’identifier cette lacune. Marx, et le mouvement ouvrier en général, ont des choses à nous apprendre. La lecture de l’ouvrage publié par les Editions Sociales, Sur le Parti révolutionnaire (2023) de Karl Marx, qui regroupe un ensemble large et varié de textes du penseur socialiste allemand, peut nous y aider.
Sommaire :
- A-t’on besoin des bourgeois dans nos organisations ?
- Le piège des “unions de la gauche”
- La question des élections, des élus et du Parlement
- Les bienfaits d’une part de non-mixité
- Fonder des sections agricoles
- Sortir des dérives sectaires
- Les impasses du terrorisme
- L’importance de la démocratie interne et d’une direction collective
- Le besoin de coordination internationale
- Des pistes programmatiques
- Un parti idéal aujourd’hui ?
A-t’on besoin des bourgeois dans nos organisations ?
La lutte des classes a ceci de clivant qu’elle remet en cause l’idée républicaine de l’intérêt général : il y a des groupes sociaux aux intérêts divergents, défendre les nôtres veut donc dire s’opposer à certaines personnes. Dans notre cas, cela veut donc dire s’opposer aux bourgeois. Ce n’est pas la volonté de la plupart des partis de gauche, dont les membres proviennent souvent de la bourgeoisie (la classe qui détient l’économie, les entreprises et moyens de production), et qui pensent qu’il faut absolument faire adhérer un maximum de bourgeois. Cette idée est parfois défendue sur le mode du “ce n’est pas parce qu’on provient d’une classe sociale donnée que l’on est pas capable de défendre ou de représenter les classes populaires”. Cette question de la place à donner aux bourgeois et aux intellectuels dans des organisations anti-bourgeoises n’est pas nouvelle, et Karl Marx, lui-même intellectuel d’extraction bourgeoise, se l’est également posée.
Tout d’abord il est important de rappeler que la caractéristique bourgeoise ne se définit pas par la nature concrète du travail, mais par la position d’un individu dans des rapports d’exploitation : une personne exerçant une profession dite intellectuelle n’est pas automatiquement un bourgeois. Au sein d’une même classe on trouve des métiers et des modes de travail très différents.
De la même façon, la bourgeoisie ne se définit pas de manière quantitative par le niveau de revenu, Marx précisant “la taille de la bourse est une différence purement quantitative en vertu de laquelle deux individus d’une même classe peuvent être montés les uns contre les autres tant qu’on le veut”. On peut faire le lien avec Harry Braverman, intellectuel et ouvrier, expliquant les similitudes grandissantes entre le travail des employés de bureau et les ouvriers.
La bourgeoisie est avant tout la classe qui a le contrôle sur l’économie.
Si Marx considérait que des individus d’autres classes pouvaient rejoindre une organisation révolutionnaire, il précisait aussi qu’il y avait là des enjeux de proportions : ceux-là devaient rester minoritaires, sans quoi la ligne politique serait mise en danger.
C’est ainsi que fût prise, en 1872, la décision au sein de l’Association Internationale des Travailleurs, organisation ouvrière mondiale fondée en 1864 et au sein de laquelle Karl Marx avait une influence majeure, de n’admettre de nouvelles sections qu’à condition que les deux tiers de ses membres au moins soient des ouvriers salariés. Cette “règle des deux tiers” avait pour objectif d’éviter que l’association ne “devienne un instrument de la bourgeoisie dans la lutte électorale” et d’inciter à ce que les travailleurs et les travailleuses trouvent des leaders au sein de leur propre classe.
Pour qu’il soit intéressant et utile que des gens originairement issus de la classe dominante se joignent à la classe laborieuse en lutte, Karl Marx propose deux critères.
Le premier est que “ces gens apportent avec eux une véritable culture”.
Karl Marx n’était pas un anti-intellectualiste. Il considérait que les “hommes de lettres” avaient une contribution spécifique à apporter. Si ceux-ci ne devaient pas disposer de privilèges dans l’organisation ou dans la production théorique, et si Marx comprenait aisément l’aversion qu’une partie des ouvriers avait pu ressentir à leur égard étant donné leurs “trahisons permanentes”, ils étaient un atout pour participer à la diffusion des idées, notamment dans la presse. Il ne s’agissait toutefois pas de faire venir un maximum d’universitaires aux “idées socialistes superficiellement assimilées”, cherchant avant tout à conforter leurs positions. Ainsi faite, cette alliance aurait l’effet négatif d’ajouter de la confusion. Aujourd’hui les nombreux intellectuels cherchant à créer du concept pour se distinguer, comme on crée des marques sur un marché, n’aident pas à mieux saisir le réel ou à affiner la théorie (les “capitalisme + adjectif” en étant par exemple une des manifestations les plus courantes, pseudo-concepts sociaux-démocrates qui prétendent à la critique du capitalisme là où finalement ils ne s’en prennent qu’à certains de ses aspects situés ou contingents).
Le deuxième critère est “qu’ils n’apportent pas avec eux les restes de leurs préjugés bourgeois, petits bourgeois etc.” et qu’au contraire ils épousent réellement le point de vue et la vision du camp qu’ils se sont choisis.
Mais d’une manière générale Marx se porte en faux face à l’idée commune (généralement diffusée par des bourgeois…) qu’il serait essentiel de nous allier à des segments de la bourgeoisie pour arriver à nos buts. S’il reconnait qu’“il est très “possible” que quelques individus pris à part ne soient pas “toujours déterminés par la classe à laquelle ils appartiennent”, comme on a pu voir quelques nobles se rallier au Tiers-État pendant la Révolution française de 1789, il affirme également que cela n’a absolument rien de décisif pour la lutte des classes. Il va même jusqu’à dire que s’il existe “des raisons de les tolérer momentanément”, il est “impératif de ne faire que les tolérer, de ne pas les laisser influencer la ligne du parti, de leur faire prendre conscience que la rupture avec eux n’est qu’une question de temps”. En effet, selon le penseur allemand “nous ne pouvons donc pas frayer avec des gens qui disent ouvertement que les travailleurs sont trop incultes pour se libérer eux-mêmes et qu’ils ne peuvent être libérés que d’en haut par de grands et de petits bourgeois philanthropes”.
Aujourd’hui les ouvriers et employés – qui, réunis, constituent la classe la plus importante en France (45% de la population active) – sont extrêmement minoritaires parmi les élus et représentants politiques dans la quasi-totalité des partis politiques français (ils ne sont que 6% parmi les députés).
Le piège des “unions de la gauche”
L’idée qu’il serait nécessaire d’absolument allier les classes populaires et certains pans de la bourgeoisie pour arriver à quelque chose (idée défendue par des bourgeois) a son versant organisationnel : l’alliance avec des partis bourgeois et petit-bourgeois “de gauche”. En France typiquement le PS et EELV, et dans une certaine mesure le PCF désormais. L’injonction à “l’union de la gauche”, et ce malgré ses résultats pitoyables maintes et maintes fois démontrés, est un mantra qui revient encore et toujours.
Dans l’adresse de l’autorité centrale de la Ligue des communistes, en mars 1850, rédigée par Marx et son fidèle acolyte Engels, ces derniers ont des mots limpides sur le piège que ce type d’union représente : “les petits bourgeois démocrates (…) aspirent à ce que les travailleurs s’empêtrent dans une organisation partisane dans laquelle prédominent seulement les grandes formules sociales-démocrates les plus générales dans lesquelles ils dissimulent leurs intérêts particuliers”. Il faudrait donc taire nos revendications pour ne pas cliver, ce qui ne peut être qu’à l’avantage des bourgeois. Cette perte d’autonomie nous “rétrogradera au rang d’appendice de la démocratie bourgeoise officielle. Il faut donc impérativement refuser cette unification de la manière la plus résolue. Au lieu de condescendre à servir de chœur applaudissant aux démocrates bourgeois, il faut que les travailleurs (…) fassent en sorte de constituer, à côté des démocrates officiels, une organisation autonome”.
Autant dire que cette analyse s’applique assez bien à la Nupes. Si la France Insoumise a pu, d’une certaine façon, marquer la résurrection d’un parti représentant la classe des travailleuses et des travailleurs, ses unions avec la petite bourgeoisie au sein de la Nupes ne peuvent aboutir qu’à une extrême modération à l’avantage de celle-ci. C’est bien l’opération en cours dans les rapprochements des partis sociaux-démocrates avec les tendances critiques au sein de la France Insoumise qui visent à marginaliser Jean-Luc Mélenchon (pourtant lui-même social démocrate et instigateur de la Nupes mais considéré comme trop “radical”) et faire apparaître une personnalité plus “raisonnable” en vue d’une candidature en 2027.
Ce qui distingue fondamentalement un parti révolutionnaire, anticapitaliste, “vraiment de gauche” d’un parti social-démocrate est que le second ne croit pas à la possibilité du renversement de l’ordre capitaliste. Celui-ci se situant pour ce dernier, comme l’explique Marx dans sa lettre aux dirigeants du SAPD en septembre 1879, “dans un avenir lointain et inatteignable”, il n’a pour ses dirigeants “pas la moindre importance pour la pratique politique présente : on peut transiger, compromisser, philanthroper à l’envi”. En tout état de cause le parti social-démocrate doit tout faire pour ne pas se mettre la bourgeoisie à dos, il cherche même à faire en son sein “une propagande énergique” pour obtenir des “réformettes petites bourgeoises qui pourraient donner de nouveaux appuis au vieil ordre social et peut-être, ce faisant, transformer la catastrophe finale en processus de dissolution progressif, graduel et aussi pacifique que possible”, une formule plus prémonitoire que jamais avec le désastre climatique qui s’est ajouté aux autres dangers du capitalisme. Ce type de demi-mesures et de stratégies amènent par ailleurs tout droit à la fascisation. Marx décrit bien le profil de ceux qui ont insulté Frustration quand nous disions que l’extrême droitisation n’a pas attendu Le Pen mais est déjà extrêmement avancée sous Macron (et qui le reconnaissent désormais bon gré mal gré devant l’évidence, mais trop tard) : “Ce sont les mêmes qui, sous couvert d’un inlassable affairement, non seulement ne font rien du tout, mais empêchent même que rien ne soit fait sinon – bavasser (…) les mêmes qui ne voient jamais la réaction et qui, ensuite, sont tous surpris de se retrouver dans une impasse, sans possibilité de résistance ni de fuite; les mêmes qui veulent cantonner l’histoire à leur horizon petit bourgeois, alors que l’ordre du jour de l’histoire, lui, passe toujours outre ces gens-là”.
Marx répondait également aux arguments frauduleux et culpabilisants sur la division de la gauche, disant aux travailleurs qu’ “ils ne doivent pas se laisser fléchir par les formules des démocrates, comme par exemple : « en faisant cela, on divise le parti démocrate et on offre aux réactionnaires la possibilité de gagner ». Toutes ces grandes phrases ne servent en définitive qu’à escroquer le prolétariat”, et précisant que les avantages de l’autonomie, des progrès qu’elle permet, “sont infiniment plus importants que les inconvénients que pourrait engendrer la présence de quelques réactionnaires au sein de la représentation”.
La question des élections, des élus et du Parlement
Evidemment ces unions ont avant tout un objectif : gagner des élections et placer des notables à des postes bien payés. Mais ces élections, dont on nous bassine sans cesse les oreilles, sont-elles vraiment notre affaire ?
Comme l’explique Jean Quétier, docteur en philosophie, en introduction de l’ouvrage, Marx se situe à égale distance de la position abstentionniste, qui consiste à refuser par principe l’action parlementaire, et de “la position électoraliste, qui revenait à en faire l’alpha et l’oméga de l’activité politique du parti”. Autant dire qu’en France, les partis de gauche se sont entièrement vautrés et sans nuance dans la seconde position.
Pour Marx, le Parlement constituait donc un terrain d’intervention décisif, un moyen à disposition pour lutter contre le gouvernement et il fallait transformer le suffrage universel “d’instrument de duperie qu’il a été jusqu’ici en instrument d’émancipation”. Cette analyse située historiquement est peut être moins vraie aujourd’hui, qui plus est en France, car comme le disait Romaric Godin dans un entretien avec Juan Chingo : “L’Assemblée nationale est devenue, à proprement parler, un cirque, dans la mesure où ce qui s’y déroule relève très largement du spectacle sans substance. Il faudrait engager une réflexion à gauche sur le fait que le Parlement n’a, sous ce régime, aucun pouvoir”. Il semblerait que la “duperie” se soit largement perfectionnée. C’est également l’analyse de François Bégaudeau dans son ouvrage Comment s’occuper un dimanche d’élections : si les élections changeaient réellement quelque chose, il n’y aurait pas d’élections. Ces dernières ont un rôle de pacification et non pas de clarification de la conflictualité. Elles ne débouchent qu’à mettre en scène une opposition sans pouvoir.
Il est également possible que Marx ait sous-estimé l’effet sociologique de l’embourgeoisement des élus, qui de facto, changent de classe.
Pour le penseur socialiste allemand, il ne s’agissait pas tant de conquérir le pouvoir par les urnes, que d’utiliser le Parlement comme une tribune, comme un outil pour faire connaître les positions du parti et diffuser ses idées. Là encore (à part peut-être pour les aficionados de La Chaîne Parlementaire…), la situation contemporaine est différente : la représentation passe aujourd’hui aussi, et peut-être principalement, par d’autres biais sur lesquels Marx ne pouvait pas avoir de visibilité (télévision, internet etc.). Le Parlement ne semble plus être l’espace privilégié pour faire passer une parole politique.
Au niveau des représentants, Marx souhaitait que ces derniers soient issus des rangs des travailleuses et des travailleurs. C’est pourquoi il disait, avec Engels, dans son adresse de l’autorité centrale de la ligue des communistes, en mars 1850, qu’il fallait que “partout à côté des candidats démocrates bourgeois, soient présentés des candidats de travailleurs (…) et que tous les moyens soient mis en oeuvre pour les faire élire. Même là où ils n’ont absolument aucune chance de l’emporter, il faut que les travailleurs présentent leur propre candidat afin de préserver leur autonomie, de compter leurs forces, de présenter au public leur position révolutionnaire”. On comprend ici la position de partis tels que Révolution Permanente (Anasse Kazib) ou du NPA (Philippe Poutou), même si on est droit de s’interroger si ce passage est daté ou non dans la mesure où il existe désormais d’autres moyens pour présenter ses positions et mesurer sa force.
Par ailleurs les représentants devaient être choisis non pas en fonction de capacités extraordinaires mais bien sur la base de leur implication réelle dans le mouvement ouvrier. Ils devaient également intégrer l’idée qu’une fois élus, ils étaient des représentants du parti et rien de plus. Ils ne devaient pas s’imaginer être des représentants du peuple tout entier, au-dessus du reste, comme le fait croire la mythologie électorale parlementaire.
Si Marx voyait les élections comme un outil utile pour notre camp, il ne faisait preuve d’aucune naïveté sur le fait que ce n’est pas par ce moyen que viendraient les réels changements sociaux. Dans un entretien pour le journal britannique The World en juillet 1871, il expliquait que si la bourgeoisie anglaise acceptait le verdict de la majorité avec bonne volonté c’est parce qu’elle détenait en réalité “le monopole du pouvoir électoral”. Il ajoutait : “Mais souvenez-vous de ce que que je vous dis : dès qu’elle se trouvera en minorité sur ce qu’elle considère comme des questions vitales, nous verrons ici une nouvelle guerre de propriétaires d’esclaves”. Bref, la réalité dissimulée de nos démocraties est que les élections ne nous sont accordées que tant qu’elles ne remettent pas réellement en cause le pouvoir de la bourgeoisie.
Les bienfaits d’une part de non-mixité
La non-mixité femmes-hommes, le fait que parfois des femmes souhaitent se retrouver entre elles pour aborder des thématiques spécifiques, créent chez les réactionnaires une peur absolument panique. C’est un sujet de l’ordre de l’obsessionnel chez les éditorialistes d’extrême droite, à l’image par exemple de Paul Melun (CNews) qui s’est fait connaître des plateaux TV en éructant notamment sur ce thème.
Évidemment, la non-mixité pour des motifs catholiques intégristes comme à l’école privée Stanislas où notre ex-ministre de l’Education a mis ses enfants, ne leur pose pas de problème.
La dernière figure a avoir bavé sur ce thème est Chloé Morin paniquant dans Le Figaro : “les fameuses réunions non mixtes qui ont tant fait polémique semblent donc être une pratique acceptable pour un Français sur cinq !” voyant dans ce dispositif une des manifestations du “wokisme” qui abandonnerait “les valeurs historiques de la gauche”. Problème : Chloé Morin, qui n’est pas de gauche, est en plus une parfaite ignare qui ne connaît rien de l’histoire de la gauche et du mouvement ouvrier, car, la non-mixité est aussi ancienne que celle-ci.
Comme l’explique Jean Quetier, Marx, parfaitement conscient que les femmes étaient une composante essentielle de la classe ouvrière et que celles-ci étaient exposées à des dynamiques spécifiques, se positionne en faveur de la constitution de sections de femmes.
Bien sûr il ne s’agissait pas d’opposer mixité et non-mixité, les deux étant parfaitement compatibles : l’existence de sections composées uniquement de femmes n’empêche pas qu’il y ait des sections mixtes. C’est ainsi qu’en septembre 1871, donc un petit peu avant la “fameuse importation des idées wokistes en provenance des Etats-Unis etc”, la conférence de Londres de l’Association Internationale des Travailleurs prend une résolution très explicite : “la conférence recommande la formation de sections de femmes dans la classe ouvrière. Il est bien entendu que cette résolution ne porte nullement atteinte à l’existence et n’exclut en aucune façon la formation de sections composées de travailleurs des deux sexes”. Limpide.
Fonder des sections agricoles
Historiquement, l’organisation des travailleuses et des travailleurs a été facilitée par la densité des centres urbains. Toutefois, et le mouvement récent des paysannes et paysans l’a montré, il est particulièrement stratégique de réussir à intégrer celles-ci et ceux-là dans le mouvement général des travailleuses et des travailleurs.
Toujours dans leur adresse de l’autorité centrale de la ligue des communistes, en mars 1850, Marx et Engels avaient déjà identifié les difficultés auxquelles le prolétariat rural français, transformé en classe de “paysans petits bourgeois” (entendre “petits propriétaires”), serait confronté, avec un “cycle d’appauvrissement et d’endettement”, insistant donc sur la nécessité que les travailleurs “tissent des liens” avec ceux-là. Cela s’est traduit concrètement par la résolution sur les producteurs agricoles, 21 ans plus tard, dans la conférence de Londres de l’Association Internationale des Travailleurs, prévoyant “d’envoyer des délégués dans les campagnes pour y organiser des réunions publiques (…) et fonder des sections agricoles”.
Comme on l’a vu cela est plus que jamais nécessaire, et un parti moderne se devrait d’intégrer de réelles sections agricoles afin de ne pas laisser la représentation de ces travailleuses et travailleurs ruraux à l’agro-industrie (la FNSEA) ou aux partis de droite et d’extrême droite.
Sortir des dérives sectaires
Marx opérait une distinction entre le parti et la secte, la seconde désignant en gros les groupuscules sans réelle attache avec la pratique réelle des travailleuses et des travailleurs.
Par moments, cette forme sectaire est la seule manière dont nos idées peuvent exister. Ce sont les moments où la classe laborieuse n’a pas les moyens d’agir pour elle-même. Ces “sectes” ont alors le mérite de tenir une ligne critique qui portera ses fruits plus tard, quand bien même la plupart des travailleuses et travailleurs restent indifférents, voire hostiles à leur propagande. Néanmoins une fois que la classe laborieuse se met en mouvement, se rattacher et revenir aux logiques sectaires est dangereux. C’est ce qu’évoque Marx dans un texte de 1872 intitulé Les prétendues scissions dans l’Internationale : “ces sectes, leviers du mouvement à leur origine, lui font obstacle dès qu’il les dépasse”. C’est par exemple ce que l’on a pu voir avec de nombreux partis de gauche ou d’extrême gauche fulminant contre le mouvement des Gilets jaunes à ses débuts.
Qu’est-ce que signifie concrètement refuser une logique sectaire ? Cela passe, comme le souligne Jean Quetier, notamment par le fait de réaliser le programme par la lutte pratique et les échanges entre sections d’un parti plutôt qu’en confiant son élaboration en amont à “un chef de secte auto-proclamé”. Il y a un donc un fort enjeu de démocratie interne : être traité de traître ou autre nom d’oiseau chaque fois que l’on propose des améliorations à un fonctionnement interne est par exemple typique de l’attitude sectaire à abattre.
Jean Quetier note également l’opposition de Marx aux “dénominations artificielles”, qui peuvent appartenir aux pratiques sectaires. L’obsession doit être l’auto-organisation des travailleuses et des travailleurs et non pas la mise en avant de diverses idéologies ou théories en “-isme”. Très concrètement, il peut y avoir des situations “où la dénomination communiste contrevenait directement à l’activité communiste proprement dite”. Si l’on prend par exemple le cas du Parti Communiste Français aujourd’hui celui-ci combine le désavantage d’être un quasi-groupuscule, au nom anxiogène qui le rattache à l’histoire criminelle du stalinisme et d’autres régimes totalitaires, avec celui d’être un parti qui n’a absolument rien de communiste au sens d’abolition des classes, largement gagné aux intérêts de la bourgeoisie. Il n’a donc presque plus aucun intérêt pour les travailleuses et les travailleurs et joue un rôle objectivement conservateur au sein de la scène politique française.
Le communisme c’est la mise en mouvement réelle du monde du travail pour ses intérêts réels, ce n’est pas une étiquette, pas une iconographie, pas un folklore. Qu’il ait ce nom ou un autre importe peu.
Les impasses du terrorisme
À Frustration nous avons toujours eu une position très claire sur notre condamnation du terrorisme, à la fois, évidemment, pour des raisons morales, humanitaires et légales, mais, aussi, pour des raisons stratégiques et politiques.
Comme l’explique Jean Quetier dans l’introduction de l’ouvrage, Marx a à de nombreuses reprises explicité sa position sur le sujet, montrant que les actes terroristes fragilisent les mouvements révolutionnaires bien plus qu’ils ne les renforcent. Les résultats absolument médiocres à tous les niveaux du terrorisme d’extrême gauche des années 1970 en Europe ont achevé de lui donner raison.
Il n’y a absolument aucun risque terroriste en provenance de ce camp politique contrairement à ce que notre Etat policier aime parfois opportunément s’imaginer et mettre en scène. Toutefois la fascination romantique et viriliste d’une très petite partie de la militance radicale vis-à-vis de ce qu’elle confond avec la lutte armée révolutionnaire, et provenant de la frustration vengeresse face à certaines formes d’impuissance, est bien davantage un repoussoir qu’une opinion venant d’une analyse sérieuse de l’état des rapports de force et des stratégies efficaces. Plus récemment on a par exemple pu constater que les attaques terroristes du 7 octobre 2023 commises par le Hamas, en particulier dans un kibboutz et dans un festival de musique, ont eu pour effets principaux d’horrifier de larges pans de l’opinion internationale (pourtant importante pour que cesse le soutien occidental à l’Etat d’Israël et à son entreprise de colonisation et d’appartheid) ainsi que de servir de fenêtre d’opportunité et de justification à une accélération de la politique coloniale israélienne ainsi qu’à un massacre de masse potentiellement génocidaire. La cause palestinienne, qui se trouve désormais limitée à son expression la plus minimale – la survie du peuple palestinien – a de facto reculé.
C’est pour ces effets extrêmements contre-productifs que Marx, comme le rappelle Jean Quetier, a jugé nécessaire de se désolidariser en public de ce genre d’agissements, rappelant que la révolution n’est pas une suite d’assassinats individuels puis collectifs, mais provient au contraire de l’organisation longue, patiente, déterminée et parfois ingrate des travailleuses et des travailleurs.
L’importance de la démocratie interne et d’une direction collective
On l’a dit : un des enjeux pour un parti ou une structure prétendant organiser le mouvement des travailleuses et des travailleurs est de ne pas tomber dans la dérive sectaire. Cela veut inévitablement dire tolérer une pluralité d’orientations politiques au sein même du parti, plutôt que, comme le mentionne Jean Quetier, lui imposer une doctrine prédéfinie d’en haut.
On touche ici à une des difficultés à laquelle a été confrontée la France Insoumise. Si une forte discipline et un esprit plus monolithique pouvaient encore être justifiés il y a une dizaine d’années, dans un contexte de quasi disparition, ou en tout cas de grande marginalisation, de la gauche radicale, cela est beaucoup moins vrai aujourd’hui. Même si, bien sûr, des problèmes d’ambitions personnelles se greffent sur des désaccords de tendances, si la bourgeoisie social-démocrate n’a de cesse de vouloir neutraliser toute potentielle menace à son égard, la France Insoumise aurait dû, selon moi, prendre le chemin inverse de celui actuel, c’est-à-dire finir sa mutation de “secte” (au sens de Marx) vers un vrai parti anticapitaliste, et surtout pas vers une réincarnation des anciens partis moribonds de la gauche.
Au sein de l’Association internationale des travailleurs, l’objectif était donc qu’il y ait des échanges d’idées au sein des sections, qui avaient le droit d’avoir leurs propres conceptions théoriques, puis des débats lors de congrès généraux. Le Conseil général devait lui identifier les limites dans lesquelles les prises de positions restaient fidèles à l’esprit et à l’objectif général. En dehors de ces limites souples, qui avaient pour objectif d’éviter un détournement par la bourgeoisie, il fallait que l’indépendance locale soit la plus grande possible, garantie d’une adaptation à toute la diversité des situations.
Marx a toujours été en faveur d’une direction collective afin de prévenir les risques dictatoriaux et les logiques individuelles. Il demandait la suppression de la fonction de “président permanent” au sein du Conseil Général.
Si la démocratie était de mise en interne – chacun pouvait faire valoir sa voix dans les débats internes et voter – il fallait néanmoins s’en tenir aux positions décidées collectivement en externe ou à minima faire preuve de réserve en cas de désaccords. Marx affirmait que les membres du Conseil n’avaient pas le droit de l’attaquer tant qu’ils en faisaient partie. Cette règle c’est par exemple celle dont il aurait impérativement fallu convenir avec les composantes de la Nupes sur la base du programme, au lieu de quoi les différents partis ont passé leur temps à cracher sur la formation dont ils étaient membres et à se contredire par rapport aux positions d’un programme qu’ils avaient contribué à construire.
Le besoin de coordination internationale
S’agissant de la coordination internationale de la classe laborieuse, force est de constater que nous sommes en apparence face à un paradoxe. Alors que du côté du capital la mondialisation s’est étendue et perfectionnée et que du côté du travail les moyens de la coordination internationale des mouvements sociaux et des partis s’en trouvent aussi facilités (moyens de transports, réseaux sociaux, traducteurs…) cette dernière paraît plus faible que jamais. Elle est pourtant plus que nécessaire.
Pour avoir une action internationale, il fallait que chaque pays se dote d’organisations nationales autonomes, c’est-à-dire avec de réelles marges de manœuvres sur la ligne politique et la forme de la structure. Au sein d’une organisation internationale, ces organisations nationales devaient envoyer des rapports réguliers sur leurs situations et payer des cotisations.
L’objectif était de mettre en place une solidarité entre les travailleurs et travailleuses des différents pays, à l’image de ce qu’on voit aujourd’hui par exemple avec les ouvriers anglais se battant pour la Palestine. En France cela aurait pu passer par organiser la solidarité avec les paysans des autres pays qui subissent les mêmes difficultés liées aux capitalistes de l’agro-industrie et de la grande distribution et aux traités de libre-échange.
Cette solidarité devait être une résistance à la question hyper sensible et complexe, mais toujours d’actualité, de la mise en concurrence internationale des travailleurs et des travailleuses (délocalisations, travailleurs et travailleuses détachés, exploitation des travailleurs et travailleuses sans-papier…).
Au printemps 1866, Marx avait par exemple essayer de dissuader les travailleurs allemands d’accepter les offres d’emplois en Ecosse qui visaient à casser une grande grève des tailleurs à Edimbourg, leur rappelant qu’ils seraient “sans défense dans un pays étranger” et les incitant à faire classe avec les travailleuses et travailleurs écossais.
Il précisait l’année suivante dans une adresse du conseil général de l’Association Internationale des Travailleurs aux membres et aux sociétés affiliées et à tous les travailleurs : “on voit que pour résister à leurs ouvriers les patrons, tantôt font venir des ouvriers étrangers, tantôt font faire l’ouvrage dans des pays où la main d’oeuvre est à meilleur marché. En présence de cet état de choses, si la classe ouvrière veut continuer sa lutte avec quelque chance de succès, il faut que ces associations nationales deviennent internationales”.
La solidarité devait aussi être une bataille pour la paix, contre les guerres inaugurées par les puissances capitalistes, coloniales et impérialistes. Là aussi, alors que la guerre fait rage, notamment en Ukraine et à Gaza, le sujet est toujours fortement d’actualité.
Le rôle d’un parti de la classe laborieuse dans sa lutte pacifiste est de pousser à la désescalade mais aussi d’identifier clairement les ressorts réels des conflits armés plutôt que de se contenter de déclamer son internationalisme de manière abstraite avec des “mots ronflants” et des “phrases creuses”, car comme le disait Marx : “Ceux qui refusent de prendre part à l’oeuvre de transformation des rapports entre capital et travail ignorent les véritables conditions de la paix internationale”.
Des pistes programmatiques
Un programme n’a pas de vocation universelle, il s’adapte à une situation locale à un moment donné. Mais il est important de pouvoir créer une mise en mouvement autour de mesures rassembleuses, c’était un point que développait notamment Trotski.
Au cours de sa vie Karl Marx a dispensé des éléments programmatiques dont certains peuvent toujours prouver leur pertinence.
Parmi ceux-là, certains sont devenus des acquis grâce aux luttes du mouvement ouvrier.
On trouvait par exemple dans les revendications du Parti Communiste en Allemagne en 1848 :
- la rétribution des représentants afin que les travailleuses et travailleurs puissent siéger au Parlement
- la gratuité de l’administration de la justice (qui pourrait progresser d’avantage car celle-ci représente toujours un coût important dans les faits)
- la séparation de l’Eglise et de l’Etat
- l’éducation générale et gratuite
Mais on trouvait également celles-ci qui sont toujours des combats actuels :
- le remplacement des banques privées par une banque d’Etat afin de réguler le crédit et saper la domination des grands financiers
- la prise en main et transformation en propriété d’Etat de tous les moyens de transport (chemins de fer, bateaux, routes etc.) et mise à disposition gratuitement
- la rétribution égale des fonctionnaires avec variations en fonction de la taille du foyer
- la limitation du droit d’héritage
- l’introduction d’impôts progressifs et l’abolition des impôts sur la consommation (nous disposons déjà d’impôts progressifs mais leur progressivité pourrait être améliorée, et les impôts sur la consommation, TVA en tête, sont toujours présents et injustes)
- la mise en place d’ateliers nationaux pour assurer une activité et un revenu aux travailleuses et travailleurs au chômage et prise en charge pour celles et ceux en incapacité de travailler.
Dans d’autres textes comme l’adresse de l’autorité centrale de la ligue des communistes de mars 1850, on pouvait découvrir aussi ce type de revendications :
- la propriété commune des terres agricoles
- la nationalisation d’autant de forces productives que possibles
Malgré ces idées qui ont leur intérêt et qui peuvent être mises en avant pour aider à se mobiliser et comme objectifs de court ou moyen termes, dans sa lettre à Wilhelm Bracke en mai 1875, Marx reconnaissait bien volontiers que “toute avancée du mouvement réel est plus importante qu’une douzaine de programmes”. L’enjeu est bien de s’organiser et se mettre en mouvement et pas de rédiger des programmes en amont.
Un parti idéal aujourd’hui ?
On l’a beaucoup dit : la pensée de Marx est une pensée dynamique, qui doit toujours s’adapter aux circonstances, au moment, à la situation donnée.
Mais alors qu’est-ce que ce serait une organisation efficace, dans notre contexte actuel ?
Je me permets ici de donner des réflexions plus personnelles sur le sujet, fondées sur mes expériences militantes, mes rencontres, mes lectures et notre travail collectif à Frustration.
Encore plus qu’auparavant, il faut sortir de la surfocalisation électorale : ce qui signifie avoir une conscience réelle et factuelle des limites du suffrage universel et de la mécanique électorale, arrêter d’être soumis et guidés par le temps électoral, ne pas proposer comme seul moyen d’action et de résolution l’élection quand un conflit social éclate. L’impact sera plus fort en construisant des actions plus larges en dehors.
Mais alors comment ? Surtout dans les périodes – majoritaires – où le conflit est larvé et non pas exposé au grand jour. En faisant du concret : organisation de maraudes, de cantines populaires, d’aides juridiques et administratives, d’activités sportives et de loisirs, de bibliothèques solidaires… Il s’agit d’être cohérent et de commencer à montrer le monde qu’on voudrait ici et maintenant. Cela a aussi le mérite d’être beaucoup plus enthousiasmant pour les militants et militantes qui n’agissent plus seulement pour un futur incertain et peut-être lointain, à ne plus limiter leurs activités à des tractages et boitages rébarbatifs, en plus d’être ultra-convaincant auprès de la population.
Ces actions de solidarité concrètes ne sont pas contradictoires mais complémentaires à l’action politique et à la participation active aux luttes. C’est justement elles qui peuvent aider à donner un ancrage, une connaissance des enjeux qui ne soit pas hors-sol et donc une légitimité. Marx, contre une certaine tendance de l’anarchisme, alertait sur le fait qu’un parti ne peut pas et ne doit pas être une représentation exacte de la société future. Cela constituerait même une faute en se condamnant à l’impuissance. Toutefois cela n’empêche pas qu’il y ait des choses que l’on puisse faire ici et maintenant pour donner envie et se former.
Cela est proche de ce qu’a pu faire le PCF pendant un temps, à l’époque où celui-ci bénéficiait d’un véritable ancrage dans la classe ouvrière française. Mais aussi le Black Panther Party aux Etats-Unis qui avait construit sa popularité auprès d’une partie des afro-américains de cette façon. C’est également le travail qu’essaye de mener par exemple Nantes en Commun à une échelle locale avec de nombreuses initiatives concrètes. À l’époque de Marx, la Ligue des Communistes créait également des associations “d’éducation ouvrière” et des bibliothèques associatives. Elle organisait des discussions et des activités de distractions (chants, déclamations…).
Sur le parti révolutionnaire met en lumière un aspect assez méconnu de la réflexion de Karl Marx. Si tous les textes, dont certains peu contextualisés, ne m’ont pas paru présenter le même degré d’intérêt, elle est une lecture riche qui permet, par la diversité des sujets abordés, d’offrir une perspective intéressante à un moment où les réflexions sur l’organisation sont d’une importance capitale. On précisera également qu’il s’agit d’une lecture exigeante qui peut nécessiter des connaissances préalables de certains écrits de Marx et du mouvement socialiste européen du XIXème siècle. Elle n’en reste pas moins une ressource précieuse et soulève également la nécessité urgente de réflexions contemporaines sur l’organisation.
Karl Marx, Sur le Parti Révolutionnaire (2023), coll. Les essentielles, Editions Sociales, 640 pages, 30 euros
Rob Grams
Photo de couverture : Farton Bink – Marx et Engels au congrès de La Haye
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